Défense et illustration de la poésie allemande
1Il n’existait à ce jour en français que des traductions très partielles du grand ouvrage de Martin Opitz, Buch von der deutschen Poeterei, premier art poétique rédigé en langue allemande. Or cet ouvrage aura une influence décisive sur le développement de la littérature et de l’identité culturelle Outre-Rhin : l’ouvrage d’Opitz constitue en effet pour les Allemands ce que la Défense et illustration de la langue française de Du Bellay est pour les Français ou la Defence of Poesie de Philip Sidney pour les Anglais. Il était donc urgent que ceux qui s’intéressent au développement de la poétique européenne, au mouvement d’affirmation des langues et des littératures vernaculaires au cours de la première Modernité puissent disposer d’une édition bilingue. En outre, la mise à disposition du texte s’accompagne ici d’un riche travail d’introduction et d’annotation qui fait le point sur les particularités de la Renaissance allemande et son évolution différée, tout en ouvrant l’enquête à la poétique comparée.
2Constatant le retard de la poésie et des lettres allemandes par rapport à leurs homologues italienne, française ou anglaise, Opitz fournit en 1624 avec ce traité la pièce maîtresse d’un vaste programme d’illustration de la langue vulgaire dont il fournit presque à lui seul les principaux modèles. C’est que sa réflexion théorique s’accompagne de la publication de deux recueils de Poèmes allemands (Deutsche Poemata, 1624 puis 1625), dans lesquels il ouvre la voie d’une poésie savante, originale ou imitée de modèles étrangers, et fait usage d’un vaste choix de formes (odes, sonnets, épigrammes notamment) qu’il propose ainsi à d’éventuels émules ou continuateurs. Il publie par ailleurs en 1625 une traduction en vers des Troyennes de Sénèque, première tragédie en langue allemande, l’ensemble de son entreprise visant à donner pour les principaux genres des exemples en langue vulgaire. D’une certaine manière et toute proportion gardée, Opitz réalise à lui seul, et en l’espace de deux ans, ce que Sébillet (1548), mais surtout Du Bellay (1549), Peletier (1555), Ronsard (1565) et leurs amis firent en France en une quinzaine d’années. Aussi Opitz constitue-t-il la figure archétypale de ces poètes-théoriciens qui, dans l’Europe renaissante, ont promu la poésie et, plus généralement, la littérature vernaculaires, cherchant à enregistrer ou à initier des pratiques et à les faire reconnaître. Du fait du rythme décalé de la Renaissance allemande, il est l’un des derniers à participer à ce mouvement réflexif de légitimation de la poésie et de son expression vulgaire, mouvement qui n’a pu lui-même se développer qu’à la suite ou parallèlement au mouvement de réhabilitation générale de la poésie effectué par le néo-platonisme. Loin d’être un simple ouvrage relevant de l’art de versifier, son ambitieux art poétique est bien dans le sillage de ceux, pionniers, de Giangiorgio Trissino (1529) ou de Bernardino Daniello (1539) pour l’Italie, de Thomas Sébillet pour la France (1548), de George Puttenham (1589) et de Philip Sidney (1595) pour l’Angleterre.
3La conception tardive de l’ouvrage comme la spécificité de la situation linguistique allemande expliquent en partie l’originalité réelle du livre d’Opitz dans ce contexte européen. Au contraire des poéticiens français ou italiens qui ont à se situer par rapport à la poésie en langue vulgaire qui les a précédés, Opitz n’a guère à sa disposition de modèles classiques allemands à faire valoir ou à éventuellement combattre pour imposer ses propres choix esthétiques, et il se contente à cet égard de quelques remarques historiographiques pour mettre à jour l’existence de quelques poètes du Moyen Âge de langue allemande — le manque d’unification de la langue germanique, comme l’orientation majoritairement populaire des œuvres poétiques rédigées jusqu’alors dans cette langue expliquant la position d’Opitz. De fait, si la haute poésie dont celui-ci trace les contours s’inspire de la poésie gréco-latine et de ses formes, elle s’inspire au moins tout autant des réalisations des grands poètes en langue vulgaire de la Renaissance qui se sont eux-mêmes inspirés des Anciens, Pétrarque mais aussi Sannazar, Ronsard et Du Bartas, ou encore Daniel Heinsius, auteur, avec sa poétique latine de la tragédie, d’un recueil de poèmes en hollandais (ou bas-allemand). En 1624, Opitz est donc loin de se cantonner aux auteurs de l’Antiquité et prend également comme modèles leurs épigones renaissants — véritable passeur en Allemagne de la Renaissance européenne, il s’inspirera encore plus tardivement de la Judith de Du Bartas et traduira dans sa langue l’Arcadia de Philip Sidney. Ce qui est vrai de la poésie elle-même, l’est aussi, par ailleurs, du discours sur la poésie. Moins solidement rivé que ses prédécesseurs français ou italiens au modèle et à la lettre de l’Ars poetica d’Horace, de la tradition rhétorique classique cicéronienne ou encore de la Poétique d’Aristote, le Livre de la poésie allemande d’Opitz s’inspire de Scaliger (pour la revue des genres, notamment) et parfois des théories d’Heinsius, mais il constitue, pour une large part, la récriture des textes réflexifs de Ronsard, principalement (mais pas seulement) de l’Abrégé de l’Art poétique, qui se voit ici presque entièrement pillé, et de la seconde préface de la Franciade. Les premières lignes du développement d’Opitz reprennent ainsi, en la traduisant littéralement, la définition ronsardienne de la poésie comme « théologie allégorique » et le dernier chapitre de l’ouvrage suit de façon étonnante les recommandations techniques de Ronsard en les appliquant à la prosodie allemande, les exemples cités par Opitz étant de surcroît, la plupart du temps, de simples variations à partir de poèmes ronsardiens. En mettant en avant Ronsard souvent allégué, Opitz rappelle incidemment à ses lecteurs le retard de l’Allemagne en matière de poésie et de poétique vernaculaires : il se profile aussi en filigrane puisqu’il cherche clairement dans le sillage du Vendômois à devenir pour son propre pays cette figure bifrons de législateur du Parnasse et de poète.
4Cette transformation de Ronsard en classique de la poétique amène Opitz à opérer dans son dernier chapitre un exercice pour le moins singulier, qui consiste, comme on l’a entrevu, à comparer la prosodie française et la prosodie allemande et à réfléchir au proprium de chaque langue. Aussi, de la même manière qu’au XVIe siècle les Français et les Italiens avaient cherché à définir la spécificité de leur versification, tout en veillant, au prix de diverses manipulations conceptuelles et terminologiques, à ne pas rompre définitivement avec l’illustre prosodie des Anciens fondée sur l’alternance quantitative, Opitz cherche une voix pour le vers allemand qui le fasse participer du système des Anciens comme du système des Modernes, devenu entre temps également prestigieux. Empruntant aux deux leur métadiscours (l’iambe et le trochée, d’une part, la rime, masculine ou féminine, d’autre part), il met au point un système qui corresponde aux particularités de la langue allemande et de son accentuation. Fondé sur le retour de la rime et sur un système de numération syllabique (avec prédominance de l’alexandrin et du décasyllabe), le vers allemand doit en outre faire alterner régulièrement des syllabes accentuées et non accentuées dans un système qu’Opitz apparente donc à celui de l’iambe ou du trochée. C’est en partie vers cette proposition d’une scansion propre à la poésie allemande et adaptée à sa spécificité que tend l’ouvrage du Silésien qui se termine ainsi sur ce programme métrique, véritable invention, qui sera mise en pratique dans le recueil de 1625 et qui s’imposera très vite à l’ensemble de la poésie allemande.
5Le livre qu’a composé Élisabeth Rothmund est en tous points remarquable, dans sa conception comme dans sa réalisation. Celle-ci a souhaité publier avec l’art poétique d’Opitz, les préfaces de ce dernier à ses deux recueils de poésie et à sa traduction des Troyennes : aussi est-ce bien l’ensemble du programme poétique d’Opitz qui est ici ingénieusement restitué (à l’exception toutefois de son premier opuscule rédigé en latin, l’Aristarchus sive de contemptu linguae Teutonicae). La longue et passionnante introduction comme la riche annotation du texte permettent de comprendre et d’éclairer sous tous ses aspects le livre et l’entreprise d’Opitz. Assurément, cet ouvrage constituera désormais une référence pour les spécialistes, tout en pouvant pleinement réjouir l’amateur et satisfaire sa curiosité. L’information complexe à réunir pour éditer une telle œuvre, profondément comparatiste, paraît particulièrement sûre, même si on peut toujours regretter ici ou là l’absence en bibliographie de quelques ouvrages importants sur la poétique à cette période, notamment celle du livre dirigé par Perrine Galand-Hallyn et Fernand Hallyn (les Poétiques de la Renaissance, Droz, 2001), qui aurait permis peut-être de situer, de façon plus précise encore, le texte d’Opitz dans le contexte européen1. Au sein d’une belle traduction jouant avec discrétion sur des vocables ou des tours anciens, on regrettera toutefois l’usage qui a prévalu de traduire en français les citations latines faites par le poète allemand : si l’alternance entre citations françaises et allemandes dans le texte original d’Opitz ne pouvait assurément être rendu dans une traduction en français, il n’en était pas de même pour le latin — il est vrai toutefois que le choix retenu, qui annule délibérément le caractère polyglotte des citations, a le mérite de la clarté et oblige d’une certaine manière le lecteur à se reporter à l’original. Enfin, dans un tout autre ordre d’idées, on aurait aimé qu’É. Rothmund dise un mot du traité de Vadianus dont le De Poetica fut publié à Vienne en 1518. Auteur suisse de langue allemande, élève de l’humaniste Conrad Keltis, Vadian est un de ces auteurs qui a su se détacher du genre des artes versificandi pour écrire une poétique plus ambitieuse. C’est aussi l’un des rares poéticiens d’expression néo-latine à dire un mot des productions vernaculaires, en l’occurrence des auteurs de langue allemande du Moyen Âge. Aussi serait-il sans doute intéressant de relire de près sa poétique avec le texte d’Opitz en mémoire — et cette lecture apporterait sans doute plus que celle, parfois évoquée ici, du De arte poetica de Vida, ouvrage assez étranger à la forme comme à certaines directions du livre d’Opitz. Par ailleurs, Vadian fut gagné, mais bien après la rédaction de sa poétique, à la cause de la Réforme. Ce fut aussi le cas du Silésien qu’est Opitz. À ce titre, l’ouvrage de ce dernier, si proche de celui de Ronsard ou de Du Bellay, montre assurément qu’en matière de poétique, la frontière confessionnelle n’a souvent guère de sens.