La métrique et ses historicités
1« Départ dans l’affection et le bruit neufs ! » : l’injonction rimbaldienne en exergue de l’introduction de La Fabrique du vers témoigne d’un enthousiasme et d’une volonté de refondation. Il s’agit de proposer, dans une approche nourrie par la réflexion métrique contemporaine (et en particulier par les travaux de Benoît de Cornulier), une présentation historicisée des différents paramètres de la versification française, et un réexamen de l’histoire des théories et pratiques métriques en France depuis le XVe siècle. Des assises théoriques solides vont ici à la rencontre de textes réflexifs et poétiques de styles et d’époques très divers. La démarche de Guillaume Peureux n’est cependant pas totalisante, dans la mesure où l’auteur n’a pas cherché à écrire un manuel de versification, ni véritablement une somme exhaustive sur la métrique et son histoire : les problématiques sont générales, mais elles se construisent à partir de textes cités et analysés.
2L’introduction définit la méthode de l’auteur. Au sein de l’étude du poème, Guillaume Peureux prend garde de distinguer la prosodie, qu’il définit comme « la science générale de tous [l]es rythmes » (p. 10), de la versification, entendue comme l’étude des rythmes métriques, qui sont caractérisés par la périodicité. Le mètre semble ainsi être un rythme poétique parmi d’autres, et le métricien ne prétend donc pas tout dire du rythme poétique. Mais d’un autre côté la versification tend à se confondre avec la métrique (alors que son objet est, nous semble-t-il, habituellement présenté comme plus vaste que l’unique étude du mètre1), ce qui est symptomatique de la primauté accordée ici à la métrique dans la fabrique du vers et du poème. Guillaume Peureux, tout en faisant état du rôle poétique des rythmes non métriques (« matière sonore » ou « découpage syntaxique » par exemple, p. 10), confère en effet un statut privilégié au rythme métrique : si le poème est « affaire de rythmes », c’est « parce que la langue et chaque mot […] sont littéralement soutenus par le système métrique » (p. 10). Plus loin, l’auteur écrira que le mètre « fournit une base prosodique » (p. 58) au poème. Ces remarques constituent le mètre comme rythme poétique fondamental.
3Guillaume Peureux proposera une étude historique de la versification, car celle-ci « n’est pas un savoir fixé depuis son origine », mais « une activité changeante » (p. 15). L’étude du fonctionnement métrique est donc caractérisée par le primat de la contextualisation, le rapport d’un poète au mètre prenant sens « dans le cadre de négociations avec les tendances de son époque, avec les goûts, les usages, les pratiques, les habitudes, comme avec des évolutions telles que celles qui touchent à la phonétique ou aux conceptions syntaxiques par exemple » (p. 16). L’approche historique de Guillaume Peureux est cependant loin de rejeter toute idée de transhistoricité : les « usages » ou « pratiques » poétiques sont, à travers l’histoire, « adossés à certains invariants » (p. 17). Le prototype de ces invariants qui fondent une nature au moins partiellement transhistorique du fonctionnement métrique sera dans l’ouvrage la « loi des huit syllabes » formulée par Benoît de Cornulier, selon laquelle le locuteur (ou plutôt l’auditeur) français ne peut percevoir une périodicité syllabique de segments linguistiques dont le nombre de syllabes est supérieur à huit. Fondée sur des observations cliniques, elle est confirmée par l’usage classique de césurer tout vers de plus de huit syllabes, et transcende à ce titre les époques et contextes théoriques. Guillaume Peureux met donc en tension une approche critique que l’on pourrait dire relativiste (puisqu’elle commente les pratiques de versification dans leur contexte historique, social, linguistique et politique) et l’analyse d’un fonctionnement métrique dont les conditions de possibilité (essentiellement, la perception de la périodicité numéro-syllabique) restent quasiment inchangées à travers les siècles. Chaque poète, chaque théoricien, chaque époque, construisent donc des discours différents sur un objet dont les fondements varient peu, et la métrique peut évaluer les parts de vérité et d’illusion de ces représentations.
4Ce dispositif d’analyse historique conduira à déconstruire l’opposition traditionnelle entre les pratiques métriques classiques et romantiques. Il s’agira de voir dans les théories et les poèmes classiques la fixation de « régularités » (p. 24), d’usages, et non la réalisation de l’essence métrique dans l’histoire. Le romantisme, quant à lui, non seulement n’est pas le seul moment de questionnement du système métrique français, mais n’a pas « sonné le glas du vers et de la métrique » (p. 25), ceci même si l’on considère le vers libre comme l’aboutissement de ses recherches, puisque ce dernier vers n’est pour Guillaume Peureux que rarement tout à fait « libéré » du syllabisme.
5Dans la première partie du livre, « Fonctions poétiques de la versification », l’auteur étudie différentes caractéristiques et règles de la versification métrique française, en cherchant à montrer dans quel contexte historique chacune s’est fixée et à examiner sa pertinence du point de vue métrique.
6Guillaume Peureux s’intéresse d’abord au syllabisme. Il rappelle le lent processus linguistico-historique qui a mené à son émergence à partir du bouleversement vocalique, indique qu’il n’était, encore au Moyen Âge, pas le seul mode de versification en usage, et souligne qu’il a plusieurs fois été confronté depuis la Renaissance à des tentatives d’établissement d’autres bases métriques, quantitatives ou accentuelles. Si l’instauration du syllabisme a notamment répondu à « une pente à aller vers le système le plus simple » (p. 43), ce système métrique ne doit cependant pas être vu comme naturellement lié à la langue française. Le français aurait pu, puisqu’il est accentué (même si la place des accents est problématique), s’accommoder d’une métrique syllabico-accentuelle. Le syllabisme s’est donc imposé « probablement pour des raisons de commodité », mais aussi « de tendance à l’uniformisation linguistique » (p. 36), le comptage numérique étant bien plus fédérateur linguistiquement que le placement des accents, pour lequel de fortes disparités régionales ont longtemps subsisté. Malgré cette contingence relative, c’est bien un système qui s’est mis en place, dont la condition de possibilité fondamentale est « l’équivalence en nombre de syllabes » (p. 43) entre différents vers d’un même poème. Guillaume Peureux souligne la relative élasticité de ce système : si les syllabes d’un vers ont « toutes la même valeur » du point de vue du mètre, celui-ci ne nivelle pas radicalement le discours poétique, au sein duquel des différences d’accentuation peuvent se faire entendre sans troubler la perception de l’isosyllabisme. L’affirmation de l’isosyllabisme comme définitoire du fonctionnement du « code poétique » (p. 43) ultra-dominant dans la poésie française jusqu’au XIXe siècle fait apparaître les pratiques métriques des « vers mêlés », des madrigaux et des épigrammes, radicalement hétérométriques et ponctuellement ou entièrement non périodiques, comme des « cas limite[s] » (p. 50) où l’embrayage métrique est menacé.
7Si l’isosyllabisme est la condition de fonctionnement fondamentale du système métrique syllabique, d’autres paramètres métriques de la poésie française classique relèvent de ce que Guillaume Peureux appelle, après Benoît de Cornulier, la « langue des vers » (p. 61) : il s’agit de l’ensemble des régulations que théoriciens et poètes se sont imposées pour assurer au système syllabique de fonctionner à plein et de produire une poésie conforme à leurs préoccupations linguistiques et esthétiques. Le traitement du e muet, censé être prononcé et pertinent métriquement s’il est suivi d’une consonne ou d’un mot non jonctif (sauf en toute fin de vers), est la plus caractéristique de ces codifications. Guillaume Peureux analyse notamment les différentes attitudes des poètes et des théoriciens face à la séquence problématique « voyelle + e + consonne ou mot non jonctif », qui a posé des problèmes de distorsion entre usage poétique et usage linguistique. Il propose ensuite une « petite histoire de l’hiatus » (p. 82), dont l’interdit, objet de discussion au XVIe comme au XVIIIe siècle (ce qui pourrait montrer « la dimension artificielle de [cette] fixation », p. 89), est « une affaire de sensibilité esthétique […], non une propriété des vers » (p. 84). Enfin, la diérèse, à l’origine de laquelle Guillaume Peureux propose de voir moins une érudition humaniste cherchant à rappeler les étymons latins des mots que des « prononciations conversationnelles qui se sont fixées dans la langue poétique » (p. 91), participe elle aussi à la construction de « codes poétiques » (p. 90) et ne relève pas en cela d’une « intention d’auteur » (p. 91) lorsqu’elle apparaît dans un poème classique.
8Le troisième chapitre de La Fabrique du vers est consacré aux strophes. Même si, jusqu’au XIXe siècle, une strophe est conçue comme une « unité syntaxico-sémantique » (p. 101), le fonctionnement strophique ne nécessite pas en réalité, du point de vue métrique, une superposition radicale du mètre et de la syntaxe. C’est la répétition du schéma de rime et, en contexte polymétrique, de l’ordre d’apparition des mètres, qui détermine la strophe comme unité métrique. Les classiques ont développé un art de la strophe dans lequel la complexité des constructions métriques (nombre parfois important de vers, éventuelle hétérométrie, schéma rimique complexe) est contrebalancée par un « principe de simplification binaire » (p. 123) qui fait de la strophe complexe une composition de deux « modules » aisément perceptibles. Ce principe établi, Guillaume Peureux cite et commente des poèmes de Corneille, Malherbe, Motin, Saint-Amant et Théophile de Viau, à la recherche du discours « encrypt[é] » (p. 127) dans la pratique métrique de chaque poème. Une étude de la forme de la stance, dans laquelle l’auteur voit non pas une sous-catégorie singularisée mais un quasi-équivalent métrique de la strophe, clôt le chapitre. Bien que le mot « stance » soit d’origine italienne, cette dénomination aurait « permis de manière artificielle de nommer des strophes à la française » (p. 142), en donnant virtuellement une identité métrique à des représentations typiquement françaises de la poésie : clarté de la langue, esprit et virtuosité.
9Guillaume Peureux étudie ensuite la métrique des vers simples (sans césure, de moins de huit syllabes) et complexes (césurés, à partir de huit syllabes). Il rappelle la « loi des huit syllabes » de Benoît de Cornulier, qui est venue expliquer a posteriori cette bipartition française : puisque l’on ne peut percevoir sans erreur une régularité syllabique de plus de huit syllabes, il faut, pour qu’un vers de neuf syllabes ou plus existe métriquement, que son mètre soit analysable par le cerveau comme composé de deux sous-mesures perceptibles. Pour traiter du problème de l’articulation des deux parties d’un vers complexe, Guillaume Peureux reprend la distinction établie par Benoît de Cornulier, entre ce qui relève du mètre et ce qui relève de la syntaxe, entre la césure comme « frontière syntaxique » (p. 161) et la frontière métrique entre les deux sous-vers d’un vers complexe. Il propose une analyse critique des discours sur la césure du XVIe au XIXe siècle, puis rend compte de la proscription, à partir du XVIe siècle, des césures épiques et lyriques. Jusqu’à Marot, le vers complexe est pensé comme une succession de deux vers simples (ce qui justifie la césure épique qui traite, en ne le prononçant pas, le e situé juste après la frontière métrique comme s’il était à la toute fin d’une rime féminine). Mais à partir de la Pléiade, les poètes cherchent à « donner au vers composé l’allure la plus synthétique possible » (p. 168) : la césure épique est donc rejetée, non seulement parce qu’elle contrevient au principe général de la pertinence métrique du e muet devant consonne ou mot non jonctif, mais aussi parce qu’elle suggère une conception devenue archaïque du vers complexe. La césure lyrique (un e muet conclusif à la césure) est quant à elle sentie comme disgracieuse car elle place le e muet, amuï dans la langue, sur une position métrique qui mène à l’accentuer, ce qui crée une trop forte distorsion entre l’usage linguistique et l’usage poétique.
10Dans le cinquième chapitre, Guillaume Peureux examine les questions de la concordance et de la discordance entre mètre et syntaxe. Il demande de la prudence dans les analyses : de 1650 à 1800, mis à part dans les genres bas ou pour des effets comiques, les poèmes français ne comporteraient que des discordances faibles, voire n’en présenteraient aucune. Une définition stricte de la discordance sera en effet donnée en fin de chapitre (il y a discordance « quand une coupe métrique […] ne coïncide avec aucune coupe possible […] dans le discours », p. 221). L’analyse des rapports entre mètre et syntaxe suppose une bonne connaissance de l’état de langue dans lequel écrit le poète, et il ne faut pas prendre le moindre dynamisme syntaxico-sémantique traversant les frontières métriques pour un cas de discordance. L’idéal de concordance maximale trouve ses racines dans le XVIe siècle mais s’est véritablement fixé au XVIIe. Guillaume Peureux note une crispation particulière sur la concordance interne : à partir de Du Gardin qui, en 1620, demande que chaque hémistiche soit constitué de groupes syntaxiques ayant un « petit sens et construction à part soy » (p. 185), de nombreux théoriciens insistent sur l’autonomie sémantique des hémistiches, rajoutant, au nom d’un idéal de maîtrise du discours, une contrainte supplémentaire à celles qui conditionnent la perception de la périodicité d’un vers complexe. Guillaume Peureux met cependant à jour un certain dissensus et « une part de flou » (p. 197) dans les discours classiques sur la concordance : Desmaret, en 1657, peut ainsi faire l’éloge de certains enjambements. Ce flottement se retrouve dans les pratiques. Face au distique souvent cité de Boileau militant pour le « repos » et « le sens coupant les mots » à l’hémistiche, Guillaume Peureux cite le début de la satire boileausienne « Sur l’Équivoque », pour y trouver plusieurs occurrences d’une relative incomplétude sémantique à l’hémistiche. Boileau lui-même aurait donc cherché un compromis entre l’impératif de donner une « forme suffisamment claire et compréhensible » (p. 204) au discours et son idéal de complétude sémantique à l’hémistiche. On pourrait déduire des analyses de Guillaume Peureux que les grands poètes classiques sont ceux qui ne sont pas tombés dans le piège d’une obéissance aveugle (et sourde) à la théorie de la coupure sémantique du vers, davantage déterminée par des représentations abstraites (maîtrise du discours, clarté de la langue) que par des considérations proprement métriques. C’est ce qui apparaît chez Malherbe, qui aurait « fait preuve de clairvoyance à l’égard de la nature métrique des vers » alors que « les théoriciens de son temps [semblent avoir été] en fait plus royalistes que le roi, plus soucieux de concordance que de raison, en somme » (p. 205). Ainsi, dans deux sonnets malherbiens, plusieurs hémistiches montrent peu de consistance sémantique. Guillaume Peureux lit finement dans ces deux poèmes un dynamisme, une élasticité signifiante entre mètre et discours, sans pour autant convoquer la notion de discordance.
11Reste la question de la rime, objet du dernier chapitre de cette première partie. Guillaume Peureux place l’analyse métrique de la rime en position critique face à deux représentations traditionnelles opposées : ornement superflu ou symbole essentiel de la poésie nationale. Après avoir retracé l’émergence de ce type d’homophonie dans la poésie française, il compare le style noble, qui participe d’un projet poétiquement ambitieux, de deux poèmes non rimés de Du Bellay et Ronsard, avec la mise en scène plaisante de l’absence de rime dans un sonnet de Saint-Amant, pour conclure : « Entre les poètes du XVIe siècle et Saint-Amant, une véritable évolution a fait que la rime passe pour un élément indispensable aux vers français » (p. 225). Les dictionnaires de rimes, qui fleurissent entre le XVIe et le XVIIe siècles, rendent l’écriture rimée plus aisée, ce qui a sans doute incité les poètes à souligner la légitimité de la rime et à lui prêter une fonction métrique cruciale. En réalité, pour Guillaume Peureux, qui suit ici Benoît de Cornulier, la rime est « à la lisière de la métrique » (p. 216), puisqu’elle joue un rôle dans la perception de la périodicité des strophes, mais pas dans celle des vers (l’isosyllabisme de vers non rimés est perceptible). Guillaume Peureux revient ensuite sur les principales codifications qui ont entouré la rime : genre et alternance, qualité, exigence de « rime pour l’œil » formulée par certains classiques, permission de la rime normande. L’auteur présente ces usages dans leur contexte historique de fixation et interroge leur pertinence métrique.
12La seconde partie de l’ouvrage, « éléments de versification historique », suit l’évolution de la réflexion et des pratiques métriques, des Grands Rhétoriqueurs aux théoriciens contemporains, à travers six époques (XVe-XVIe, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, apparition et destin du vers libre, pensée contemporaine). Chaque époque est singularisée par une ou plusieurs problématiques qui lui sont propres, mais l’on peut également suivre à travers les siècles des questions qui prennent tout leur sens sur le long terme, comme celle de la régulière contestation du système syllabique ou celle des enjeux politico-linguistiques de la versification. Entourés par les textes de théoriciens (ce n’est pas le moindre mérite de ce livre que de nous faire goûter la saveur de ces textes réflexifs de toutes les époques, fourmillant de métaphores qui balisent un imaginaire de la versification) et par des aperçus plus largement historiques sur chaque moment, les poèmes sont fermement placés dans leur contexte, sans que la portée de leur éventuelle inventivité métrique soit réduite.
13Les XVe et XVIe siècles, dont l’étude ouvre cette partie, sont tendus entre les Grands Rhétoriqueurs, dont les traités, centrés sur des typologies de figures rimiques « au détriment d’analyses poussées […] ou de simples définitions de la césure, de la rime elle-même », sont « incomplets du point de vue de la métrique » (p. 265), et les arts poétiques du XVIe siècle, où la métrique française est pour la première fois examinée pour elle-même. Alors que pour les Grands Rhétoriqueurs la poésie était sous la tutelle de la rhétorique, elle devient au XVIe siècle « une pratique autonome, interrogée sur ses moyens et dignifiée par les discours qui lui sont consacrés » (p. 277). Une norme métrique destinée à perdurer se met en place : vision synthétique du vers complexe, exigence de l’alternance des rimes et condamnation des rimes trop élaborées, insistance sur la concordance. La Renaissance prépare donc l’âge classique quant à l’établissement des normes, mais aussi, partiellement, quant aux rapports entre la poésie et la langue, les poètes du XVIe siècle cherchant à promouvoir « un usage linguistique qui se présente comme celui de la cour » (p. 282). Cependant, la poésie du XVIe siècle s’articule à l’usage linguistique de façon plus dynamique que celle du XVIIe : un « droit des poètes sur la langue » (p. 273) prime, tant parce que la poésie a vocation à illustrer, à « donner un prestige nouveau » (p. 275) à la langue, et donc à la transformer partiellement, que parce que l’invention du poète, pensée à travers la catégorie antique du furor, ne doit pas être radicalement bornée par une norme linguistique d’ailleurs non encore complètement établie. Dans ce contexte, et malgré le triomphe du syllabisme, plusieurs auteurs ont tenté de penser une poésie en vers mesurés, peut-être encouragés par la « probable perception de quantités différentes des voyelles » (p. 292) dans certains usages linguistiques régionaux. L’analyse des tentatives plus ou moins fructueuses de Baïf, La Taille, Du Gardin et Vigenère montre cependant « la difficulté d’établir une poésie alternative tant, déjà, le syllabisme s’est incrusté dans les réflexes culturels des lettrés » (p. 297).
14Le XVIIe siècle enregistre l’échec des tentatives de vers mesurés et redéfinit les rapports de la poésie à la langue. Les poètes vont être pris entre deux essentialisations : celle de la langue française à travers son « bon usage », et celle de la « langue des vers » qui vient parfois ajouter des contraintes aux impératifs métriques. Guillaume Peureux met en regard, au début du chapitre qu’il consacre à la « religion du vers » propre au XVIIe siècle, un sonnet au vocabulaire pornographique du Parnasse des poëtes satyriques de 1622, qui contient deux vers faux, et un passage très normatif de L’Académie de l’art poétique de Pierre de Deimier (1610). Le normatif et le licencieux forment désormais un couple qui sacralise symétriquement la norme poético-métrique. Les poètes « semblent alors être au service de la langue et la versification être un guide formel, un garde-fou, la garantie d’une langue bien ordonnée » (p. 321). C’est ainsi que la proscription de l’enjambement, notion ébauchée par Ronsard mais qui ne fut véritablement promue comme élément du discours sur la versification qu’au XVIIe siècle, est fondée, à l’origine, sur des considérations non pas esthétiques mais linguistiques : l’enjambement « défigur[e] la langue » (p. 332) en portant atteinte à l’idéal de concordance entre mètre et syntaxe, lui-même censé être le garant de la clarté linguistique dans le poème. La fixation métrique s’exprime également par un consensus général contre les essais de métriques alternatives : la célébration du syllabisme est devenue un thème patriotique. Dans le siècle de la normativité métrique, la surprise vient cependant de la vogue des vers mêlés, qui donne lieu à des objets métriques singuliers, véritables expérimentations, alors que leurs auteurs pensaient selon toute vraisemblance rester dans le domaine de la métrique classique. Guillaume Peureux commente ainsi la fable lafontainienne « Le Soleil et les grenouilles », dans laquelle la perception de la périodicité est perturbée par une hétérométrie radicale.
15Ce sont justement ces expérimentations qui seront portées au pinacle par le XVIIIe siècle, qui va chercher à repenser la métrique face à l’« héritage écrasant » du Grand Siècle, « qui paraît excessif dans ses exigences, métriques notamment » (p. 377). Guillaume Peureux souligne la convergence au XVIIIe siècle d’une « réévaluation de la prose », d’une « critique de la poésie versifiée » (la métrique est vue comme génératrice de monotonie, ce qui est pour Guillaume Peureux un malentendu) et d’une vision de la poésie comme expression de la singularité de l’auteur, qui aboutit à une « mise en crise théorique » (plutôt que pratique) du système métrique français (p. 371). Les théoriciens du siècle des Lumières ont cherché à sortir de « la fin de l’histoire de la versification » (p. 380) qui semblait résulter des élaborations précédentes : par exemple, la critique des Quatre Traitez de poësie de Lancelot (1663) formulée dans les Regles de la poesie françoise de Chalons (1716) s’appuie, selon Guillaume Peureux, sur une « connaissances des pratiques » poétiques du début du XVIIIe siècle, qui ne répondent plus aux préceptes classiques de Lancelot. Dès lors, la versification « s’impose comme un objet historique » (p. 380), une activité en évolution. Les discussions sur les alternatives au système syllabique sont relancées (par Marmontel, Olivet, de Longue, et, de façon plus modérée, Louis Racine). Cependant, cette richesse réflexive « n’a pas trouvé d’équivalents dans la pratique » (p. 410). Chénier et Roucher, parfois présentés comme des réformateurs du fonctionnement métrique, ne s’attaquent selon Guillaume Peureux qu’à l’habitude classique de ne pas pratiquer de coupe en dehors de la frontière métrique du vers, ce qui change les habitudes de scansion mais ne met pas en crise la métrique tant que la syllabe précédant la frontière métrique est accentuable, ce qui est toujours le cas chez ces poètes. Les tentatives de poésies syllabiques non rimées de Fabre d’Olivet et de de Longue restent marginales, et Guillaume Peureux voit dans les vers mêlés ou les poèmes polymétriques du XVIIIe siècle (Bernis, Dorat, Diderot), généralement moins audacieux que les expérimentations métriques de La Fontaine par exemple, « une recherche de conformité à la métrique classique », visant « une cohésion nouvelle entre mètres et expressions, où les vers ne commanderaient pas la construction du discours » (p. 430). Ce contexte de vigueurs théoriques et de faibles innovations pratiques éclaire de manière intéressante l’émergence du concept et de la pratique du poème en prose. Face à une métrique syllabique pensée comme monotone, et suite à l’échec des tentatives d’alternatives métriques, le poème en prose s’impose comme une voie nouvelle pour les chercheurs de rythme.
16Le XIXe siècle a, on le sait, remis en cause le système métrique syllabique. Guillaume Peureux distingue ici les « promesses de réformes » (p. 471) faites par les romantiques, des véritables atteintes au fonctionnement métrique (essentiellement à partir de la publication des Fleurs du mal en 1857), qui aboutiront à « une spirale de la nouveauté métrique jusqu’à l’épuisement de la métrique elle-même » (p. 445). Les écrits théoriques (Scoppa, Quicherat, Becq de Fouquières) se concentrent sur la notion d’accent. Ces penseurs, en particulier Scoppa, répondent selon Guillaume Peureux à une « pression patriotique » (p. 453) : chercher l’accent dans le système métrique français, c’est alors tenter de sortir la poésie française de l’ornière du syllabisme monotone, et l’élever au niveau des métriques antiques. Face à ces tentatives d’accentualisation de la métrique, Guillaume Peureux précise sa propre vision du rôle des accents en poésie : « la distribution accentuelle dans le vers français est libre » (p. 450) et n’est pas « solidaire de la structure métrique » (p. 451) ; elle sera différente selon les lecteurs et ne peut donc pas constituer la base d’une périodicité métrique sensible par tous – c’est un phénomène de scansion et non de métrique. Ce chapitre sur le XIXe siècle est ensuite consacré aux pratiques métriques des poètes, essentiellement à travers les figures de Hugo, Baudelaire et Rimbaud. Guillaume Peureux trouve chez Hugo l’annonce de la « déversification » (selon le terme de Steve Murphy pour qualifier les atteintes rimbaldiennes à la métrique) à venir, plutôt que sa mise en pratique : comme dans les poèmes de Chénier et de Roucher, les sixièmes syllabes des alexandrins sont toujours accentuables, et les enjambements relèvent d’une « recherche de renouvellement de la scansion » (p. 481) plus que d’une mise en crise du fonctionnement métrique. Chez Baudelaire par contre, en plus d’assouplissements de la scansion comparables à ceux de Hugo, on remarque l’apparition de mots inaccentuables à la sixième syllabe de l’alexandrin, ce qui déstabilise la perception traditionnelle du 6-6. Enfin, Guillaume Peureux accorde une place importante à Rimbaud à travers l’analyse de « Qu’est-ce pour nous, mon cœur… », dont les entorses à la métrique sont suivies vers à vers.
17L’avant-dernier chapitre de la Fabrique du vers s’interroge sur ce que la métrique peut dire des poèmes qui suivent la « crise de vers » des années 1870-1890. Que leurs vers soient « libres » ou qu’ils participent d’un « syllabisme renouvelé » (p. 514), la métrique se trouve face à eux dans un entre-deux : elle n’est ni « entièrement suffisante » ni parfaitement « vaine » (p. 514). Ainsi, dans la poésie d’Apollinaire, un « travail de dérivation » (p. 530) à partir des vers métriques entretient « la tentation et la possibilité [d’aborder les poèmes] avec les outils métriques » (p. 530). De même, certains des premiers auteurs de « vers libres », comme Albert Mockel ou Henri de Régnier, écrivent des poèmes qui n’ont pas en réalité renoncé véritablement au mètre, en pratiquant une hétérométrie radicale somme toute proche de celle de La Fontaine. Même chez des poètes qui rompent plus violemment avec la métrique, Guillaume Peureux estime qu’il y a un « palimpseste classique du vers libre moderne » (p. 549), une certaine habitude métrique des lecteurs comme des auteurs menant le vers à n’être que rarement parfaitement « libre » de toute détermination métrique. Cet entre-deux pose des problèmes à l’analyse métrique : comment déterminer, par exemple, le nombre de syllabes d’un vers libre contenant un e muet, dont le statut (numéraire ou non) devient « indécidable » (p. 552) puisque le vers libre, en s’éloignant de la métrique, a sapé l’assise de la « langue des vers » ? Les poètes qui font référence, dans l’organisation de leur texte, au fonctionnement métrique, voire cherchent à le relancer sur de nouvelles bases (des textes d’Éluard, Jaccottet, Salmon et Réda sont ici commentés) sont également pris dans les contradictions de l’entre-deux : leurs poèmes gardent des servitude héritées du système classique, sans forcément parvenir à reconstruire une métrique, parce qu’ils ont « comme perdu de vue la base métrique de la poésie classique, la puissance rythmique des équivalences contextuelles » (p. 572).
18Guillaume Peureux présente enfin les « principales manières d’appréhender aujourd’hui le vers français » (p. 575). Il distingue, parmi ces approches, celle d’Henri Meschonnic, les travaux défendant une vision pluri-accentuelle de la métrique française (Roger Pensom, Jean-Claude Milner et François Regnault, Jean Mazaleyrat), et celle de Benoît de Cornulier. Même s’il salue la richesse suggestive des travaux d’Henri Meschonnic, plusieurs fois cités au cours du livre, Guillaume Peureux regrette notamment que les modalités d’accentuation du poème, enjeu central de cette théorie du rythme, n’y soient pas « clairement défini[es], mais pris[es] comme une évidence » (p. 581), ce qui rend les propositions de lecture non « reproductibles ou falsifiables » (p. 580). Il expose ensuite les théories pluri-accentuelles. Pour Guillaume Peureux, c’est la subjectivité qui préside à l’accentuation d’un vers : une accentuation est une proposition de lecture, non une analyse du fonctionnement métrique (puisque les accents, linguistiquement variables selon les locuteurs, ne peuvent construire une périodicité métrique) ; elle risque par ailleurs d’être anhistorique dans la mesure où il est souvent difficile de reconstituer la distribution accentuelle d’auteurs anciens. La brève présentation de la « métrico-métrie » de Benoît de Cornulier vient renforcer cette critique des théories accentuelles.
19Dans l’« Avant-propos » de son Art Poëtique (PUL, 1995), Benoît de Cornulier appelait de ses vœux des analyses métriques qui étudieraient indépendamment les pratiques de chaque poète, sans « projeter sur chaque corpus particulier des généralités qui ne se dégagent pas de sa seule analyse ». Ces analyses demandaient, selon lui, « les compétences jointes d’un grammairien des usages linguistiques (oraux et graphiques) de l’époque, d’un connaisseur des textes et des sources, et d’un métricien » (p. 10). Le projet de La Fabrique du vers participe d’un même idéal de singularisation et de contextualisation des écritures métriques. Attentif aux évolutions et aux disparités linguistiques, ainsi qu’au contexte pratique et théorique, pour situer l’appropriation singulière des contraintes métriques par chaque poète, Guillaume Peureux répond aux exigences formulées par Benoît de Cornulier, tout en apportant d’autres éléments (sociologiques, politiques et idéologiques) de contextualisation des œuvres. Quant à la versification dans son ensemble, Guillaume Peureux, en examinant les pratiques marginales et les déterminations extérieures de cette technique du vers, donne des pistes pour la penser comme un champ de forces, ce qui met en relief jusqu’aux pratiques habituellement vues comme les plus évidentes (Malherbe et Boileau). La versification n’apparaît plus comme un bloc anhistorique de termes réduits à des mots de passe pour commentaires, elle est ici fondée en histoire et en raison.