Logique de la poésie
Cet article a d’abord paru sur nonfiction.fr. Il est ici reproduit avec l’aimable autorisation de la revue.
1Par son titre, et par son sous-titre, le livre de Martin Rueff indique d’emblée une double direction – philosophique et critique : celle, d’une part, de l’empirisme de Locke, qui s’exprime notamment dans le chapitre « Identité et différence » de l’Essai sur l’entendement humain1 ; celle, d’autre part, de la « critique » littéraire benjaminienne, telle qu’elle s’incarne quant à elle dans le sous-titre du Baudelaire : « Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme ».
2Mais, déjà, il faut être attentif, car cette double filiation est infléchie en même temps qu’assumée : d’une part en effet, l’empirisme se présente, chez M. Rueff, comme un empirisme — au moins — renversé, puisque la « différence » y précède l’« identité »2 ; d’autre part, la « place » accordée à Michel Deguy n’est pas une simple position historique, mais bien une situation. Et cette situation, à en croire la référence explicite à Heidegger du texte de M. Rueff3, est rien moins que donnée : le terme de situation ne désigne pas simplement un résultat, mais bien un procès, une opération situante, qui consiste en effet à « indiquer le site ».
3Quel site ? Celui, dit le sous-titre, du « capitalisme culturel », dont il revient à Michel Deguy d’avoir suggéré le concept : ainsi, dans les termes de M. Rueff, « le culturel occupe chez Deguy la place que la valeur fétiche de la marchandise occupe chez Marx, la technique chez Heidegger, la reproductibilité chez Benjamin, et le spectacle chez Debord », en tant qu’il institue « des appareils d’indistinction qui transforment le monde en sa doublure identique et qui font que les choses ne sont plus elles-mêmes à force de se ressembler4. »
4La situation deguyenne, ce sera donc à la fois le site de la poésie de Michel Deguy, tel qu’il en produit lui-même la détermination époquale sous le nom de culturel, et le travail critique de ressaisissement, par M. Rueff, de ladite situation. Ce premier effort aboutit à ce que M. Rueff désigne sous le nom de « formule ontologique du culturel », à savoir que « la technique a changé le même en quelque chose de tout à fait autre qui lui ressemble à l’identique5. » C’est ainsi que le culturel définit le régime de domination « technique » du capitalisme à son apogée, par sa capacité à produire de fausses différences qui se résorbent en dernière instance en identités d’homologie : l’« image culturelle », dit M. Rueff, impose « par hégémonie et symphyse le règne du même comme homothétie (l’Un), homogénéité (le Pareil), homologation (l’Identique de l’homme) et homonymie (le Semblable)6. »
5C’est cette situation qui rend nécessaire la rénovation du lyrisme traditionnel, et son redéploiement comme lyrisme critique : c’est parce que « la technologie culturelle tend à remplacer la vie des sentiments par leur image figée dans la parodie dédifférenciée des affects profonds » qu’on « saura gré au poète d’inventer une nouvelle identité au sentiment lyrique »7. La neuve identité du sentiment lyrique passe par l’exercice d’une réflexivité exigeante, qui constitue précisément le poème comme « réflexif ou critique8. » Dès lors, l’œuvre se fait porteuse « d’opérations critiques sur la fin du poème [dans sa version sentimentaliste traditionnelle] », et elle « prend en charge les opérations de la pensée sous une forme poétique9. »
6L’exercice de situation de la poésie de Michel Deguy, en son versant critique, suppose donc une méthode de lecture capable d’articuler l’inventivité formelle de son œuvre poétique à la puissance spéculative qu’elle recueille. Ainsi, écrit M. Rueff, « situer la poésie de Michel Deguy, ce sera montrer comment le contenu de sa pensée a su trouver des formes poétiques critiques (ou réflexives) adéquates10. » Mais cette tâche, ajoute-t-il, rencontre une « difficulté », qui est que « ce contenu est hautement spéculatif et qu’il correspond à l’un des enjeux majeurs de la philosophie française des cinquante dernières années : le rapport de la différence et de l’identité »11, tel qu’il s’élabore chez Gilles Deleuze, Jacques Derrida, ou Michel Foucault — pour ne citer qu’eux. La formulation heuristique de Rueff ne doit pas nous tromper, cependant : en aucun cas, il ne s’agit pour lui de distinguer, en l’y rapportant, la « forme » des poèmes au « contenu » pensif qu’ils supportent : les termes « forme » et « contenu » servent ici à indexer de véritables opérations inséparablement poétiques et pensives, opérations qui n’ont lieu que sous condition du poème, de même que, réciproquement, ces opérations conditionnent l’existence de l’œuvre — de sorte que, au total, le poème se produit comme forme de la pensée.
7C’est sans doute la raison pour laquelle, d’ailleurs, il ne suffit pas de rapporter les « poèmes » de Michel Deguy « au système ouvert de ses essais comme si le second permettait l’intelligibilité des premiers12 » : comment montrer en effet, demande M. Rueff, « qu’une poésie “illustre” une poétique ou qu’une poétique “explique” des poèmes ?13. » Situer l’événement pensif d’une poésie requiert une « théorie de la forme capable de montrer la pensée à l’œuvre dans le poème »14. Différence et identité constitue la tentative puissante, et à tous égards admirable, de construire et de mettre en œuvre cette théorie de la forme15. L’enjeu étant, ultimement, de dépasser l’alternative stérile entre « le mutisme de l’expérience poétique », d’une part, et « sa traduction dans la prose de la philosophie qui la réfléchit en poétique »16, d’autre part – c’est-à-dire peut-être d’excéder l’espace du commentaire lui-même, s’il se trouve en effet défini par les coordonnées aporétiques de l’opposition traditionnelle entre la fidélité du silence et la trahison du discours. « Il faut, écrit Rueff, inventer un point de vue sur le poème qui n’en fasse pas le lieu du commentaire mais qui le laisse produire ses vérités en indiquant comment adviennent ses opérations dans cette langue dont il indique, comme la philosophie, les limites »17. Ce « point de vue » ne se passe pas de l’exercice endurant d’une lecture, partagée ou plus exactement différenciée entre l’attention au style (et M. Rueff use en effet de toutes les ressources de la stylistique moderne et ancienne18), l’éveil aux événements de pensée (qui résonnent de Platon – au moins – à Derrida), et la fidélité dans la citation (le texte de Michel Deguy lui-même étant cité pratiquement à chaque page de l’ouvrage), tout ceci s’accomplissant dans le cadre d’une forme de discours savamment calculée, stratifiée, jusque dans la répartition de ses annexes et de ses « gloses » – selon le terme même de M. Rueff.
8Toutefois, le livre de M. Rueff ne se réduit ni à l’exercice d’une fidélité, ni même à l’invention d’une nouvelle « méthode » de commentaire. Il s’agit aussi pour M. Rueff de produire une théorie générale – un traité ? –, que nous déterminerions assez volontiers comme une logique de la poésie19. Tentons d’en retracer les principales lignes de force.
9La première ressortit d’un effort de distinction, entre trois instances ordinairement, sinon confondues, du moins mal spécifiées : la poésie, le poème, et la poétique. M. Rueff assigne à chacune une place qui n’est pas seulement fonctionnelle ou topologique (selon la répartition traditionnelle qui définit la poésie comme genre, le poème comme œuvre, et la poétique comme métadiscours), mais, en toute rigueur, opératoire ou opérative, dans le système (ou le diastème) de la différence. Ainsi : la poésie est définie comme « une instance critique qui départage les fausses identités et opère des différences20 » ; le poème, comme « le lieu même de la différenciation dans le présent et du rapprochement de l’incomparable dans l’espace21 » ; et la poétique, enfin, comme construction d’une « réflexion aiguë sur les chances de la différence et les dangers de l’identité22. »
10La seconde ligne de force, qui est peut-être, concernant l’œuvre de Michel Deguy, la mieux connue, correspond à la réflexion d’allure kantienne qui s’y déploie sous les aspects d’une logique de la comparaison. Elle tend à démontrer qu’une chose n’est elle-même (c’est là sa semblance) que dans la ressemblance qui la rapporte à l’autre chose : ainsi, écrit M. Rueff, « semblance et ressemblance se partagent le comme : à la semblance le comme du comme tel et de l’en tant que (la chose apparaît comme elle-même en elle-même), à la ressemblance le comme du pareil et du de même que (la chose apparaît comme elle-même en une autre) »23. Semblance et ressemblance ainsi, paraissent inséparables, et constituent le chiasme étrange en quoi différence et identité s’apparient sur fond de différence, de sorte à ce que l’identité elle-même ne puisse plus se dire que de la différence, et par elle.
11La troisième ligne de force de cette logique de la poésie concerne plus spécifiquement les ressources expérientielles du poème lyrique : à savoir son espace et son temps. Ses réflexions sur l’œuvre deguyenne donnent en effet à M. Rueff l’occasion de poser les fondements d’une théorie générale de la spatio-temporalité lyrique. Reconstituons rapidement ce parcours.
12Indiquons tout d’abord que M. Rueff reconnaît en Michel Deguy un poète de l’attachement, et non pas de l’enracinement : si, écrit-il, « pour un poète de la racine et de l’enracinement, il y a une naturalité du lien telle que si cet enracinement devenait impossible, la poésie se nourrirait de la nostalgie de son lieu propre », pour un poète « de l’attache », au contraire, « il n’y a pas de lieu propre et la nostalgie se nourrit de cette perte décisive »24. Cette expérience originelle d’une « perte », M. Rueff la désigne, avec Deguy, sous le nom de déception : « La déception est l’expérience du défaut propre au lyrisme de Deguy25. »
13D’où une spatialité spécifique au poème, que M. Rueff définit par le mouvement d’un « porter-disparaissant », et qu’il rebaptise en dernière instance du nom de spaciosité : « La spaciosité nomme le travail de la différence à l’œuvre dans la spatialité »26. D’où aussi une temporalité spécifique au lyrisme critique, si la déception est bien cette « différence temporelle qui s’insinue dans le présent et le déporte hors de lui »27. Cette temporalité lyrique ne doit pas être confondue avec une pure affectivité nostalgique, soumise à la linéarité d’une chronologie : « si la poésie porte disparaissant la circonstance au moment même où elle la célèbre, il est inexact de prétendre qu’elle a le passé pour époque de prédilection comme il est insuffisant de soutenir qu’elle s’inscrit au défaut du temps : elle décrit le défaut du temps – son inaccomplissement »28.
14En somme, l’espace-temps lyrique se trouve caractérisé comme une dimension d’avènement présentiel du disparaissant : « le poème critique ne porte ni “apparaissant”, ni “disparu”, mais “disparaissant” : la modalité même de la constitution du monde lyrique est précisément celle d’un “porter-disparaissant” – d’un faire apparaître dans la disparition en acte ».29 Le poème ne porte pas « mémoire », au sens traditionnel, mais fait surgir un passé « “devenu incroyable” puisqu’il n’est plus là »30 : il lui faut donc faire apparaître le disparu comme incroyable, dans l’étrange présent de son apparition fantomatique : « Il y a bien une raison poétique qui est aussi la raison des poèmes. Écrits au présent de la circonstance, ils inaccomplissent l’accompli [ils font surgir l’accompli du passé sous sa forme spectrale, et toujours dubitable] pour ineffacer le devenu incroyable [ce surgissement soutient l’éveil d’une mémoire sans preuve, d’un temps qui se souvient de son propre effacement]31. »
15Nous voudrions conclure cette recension par une hypothèse : le livre de M. Rueff, sous ses allures de « logique de la poésie », n’est-il pas aussi — et surtout — une sorte de grammatologie32 ? Deux raisons nous invitent à le penser, au-delà même des références explicites à Derrida que comporte l’ouvrage.
16La première est peut-être superficielle : elle tient à une impression de lecture, qui trouve une ressemblance apparente entre Différence et identité et un livre de quarante-deux ans son aîné, De la grammatologie. Chez Derrida comme chez Rueff, un même goût — quasiment philologique — de la citation, une même attirance pour le haut régime spéculatif, une même dialectique entre désir de système et assomption de la différence grammatique.
17La seconde est plus essentielle, et tient au fond philosophique reconnu par M. Rueff chez Michel Deguy. Trois points, à cet égard, sont d’importance : 1. Premièrement, M. Rueff définit l’empirisme perçant deguyen comme une « déconstruction de la phénoménologie33 », et singulièrement « des deux thèses de la phénoménologie de la perception », à savoir d’une part « la thèse de la donation dans l’évidence pure de la sensation muette », et d’autre part « la thèse de l’unicité de la perception34. » Nous reviendrons sur le premier point. Le second engage toute la théorie deguyenne de la comparaison, dont nous avons dit un mot ci-dessus. 2. Deuxièmement, de même que la déconstruction derridienne, la poésie deguyenne s’origine dans un rapport à la mort qui lui est consubstantiel : « Poème, écrit Deguy cité par M. Rueff, est le nom du rapport à la mort, qui reçoit “d’elle” la figure. Contre la mort irregardable où le poète s’oriente, les figures se découpent. Il est l’anxiété de l’achèvement à tout instant35. » 3. Enfin, et nous revenons à la déconstruction de « la thèse de la donation dans l’évidence pure de la sensation muette », la poésie de Michel Deguy révèle que la « vérité ne peut pas se passer de mots36 », selon la formule célèbre du poète : « Ce qui a lieu d’être ne va pas sans dire ». En ce sens, selon la glose de M. Rueff, « la sémiotique est la condition de l’esthétique », et toute esthésie, toute « sensation est déjà comme tramée de mots37. »
18En somme, Différence et Identité construit tout à la fois une logique, une philologie, et une grammatologie du poème — toutes logies dont les pouvoirs se cumulent. Une logique du poème : le poème est poème pensif, et s’accomplit dans l’élément d’un logos qui est le « même » que celui de la philosophie. Une philologie du poème : le poème est poème « en langue », et cette langue ressortit d’une grammaire et d’un style sous condition desquels s’opère sa vérité. Une grammatologie du poème : pensif et langagier, le poème recueille aussi le trait d’une inscription, où en se déchirant, il s’accomplit en différence. Différence et identité est un grand livre « de » poésie, même s’il n’est pas un livre de poèmes : interrogeant, par l’exercice d’une lecture pensive, l’œuvre d’un des plus grands poètes français vivants, il donne lieu, à partir d’elle, à une double possibilité — celle de la poésie, celle de la pensée.