Image, allégorie, mémoire (Michel Deguy)
1Trois ans après une décade « Michel Deguy » organisée à Cerisy1, Martin Rueff consacre une étude très riche au poète né en 1930, figure majeure de la vie littéraire et intellectuelle française depuis plusieurs décennies, auteur de nombreux recueils et essais, fondateur et rédacteur en chef de la revue Po&sie. Le livre contient non seulement une analyse, étayée par d’importantes références théoriques, mais une mémoire vive et un écho puissant de l’œuvre de Deguy, grâce à une connaissance intime des textes et un art de la citation poussé à l’extrême. Le double titre du volume signale le recoupement entre l’entreprise monographique et une problématique philosophique majeure de la seconde moitié du XXe siècle : différence et identité. L’auteur invoque Différence et répétition de Deleuze, « La différance » de Derrida et d’une manière plus générale, le paradigme structuraliste (p. 29)2. Il expose cette problématique dans l’avertissement initial et dans un premier chapitre relativement bref (p. 8-58).
2Le battement entre poésie et philosophie donne au livre son rythme propre : le plus souvent ample et démonstratif, parfois rapide et incisif, toujours cadencé avec précision. Selon Martin Rueff, il n’y a pas une philosophie implicite dans les poèmes, qu’il reviendrait au philosophe d’expliciter : la pensée poétique et la pensée philosophique sont deux formes différentes d’explicitation (p. 15), qui dialoguent ici sans se substituer l’une à l’autre3. Si la philosophie occupe une place importante dans ce qui se présente avant tout comme une étude littéraire, c’est que l’auteur estime nécessaire de réfléchir conceptuellement cette idée d’explicitation, ou d’expression. La régulation des échanges entre poésie et prose, entre discours poétique et discours théorique, s’appuie ainsi sur une référence inaugurale à l’Esthétique de Hegel (exergue p. 5, avertissement p. 8-9), à partir de laquelle Martin Rueff conteste la prééminence de l’idée sur la forme. L’objectif majeur reste de « situer » l’œuvre de Michel Deguy en se logeant « dans la réceptivité imposée par l’œuvre » (p. 11), c’est-à-dire développer une réflexion qui accompagne le travail poétique et le fasse mieux connaître, mais qui suive aussi son propre cours, dans un mouvement à la fois libre et empathique.
3Dans les trois principaux chapitres, Martin Rueff progresse par cercles concentriques de plus en plus restreints – « le culturel », « la poésie », « le poème » – tout en accordant une importance croissante à ces thèmes successifs. La diversité extrême et indifférenciée du culturel, concept critique de Deguy abordé dans le deuxième chapitre, laisse place dans le troisième à la poésie, lieu même de la différence. Le cœur de la pensée du poète, que l’on pourrait qualifier hâtivement de philosophique, est abordé dans ce chapitre central. La poésie apparaît ici comme rivale de la philosophie, ou plus précisément de la phénoménologie, dans la mesure où le travail poétique consiste à mettre au jour, selon une dialectique de la différence et de l’identité, le « triple fond » du phénomène, rebaptisé par Deguy « légomène » : non seulement « l’apparaître », mais aussi « le non-apparaître » et surtout « l’apparaître autre que soi » (p. 129). L’apparaître permet d’opérer une première distinction entre poésie et philosophie, car « la sensation est déjà comme tramée de mots » (p. 108-109). En accordant une importance au non-apparaître – à ce qui échappe à la perception prétendument originaire – la poésie de Deguy s’apparente à la déconstruction derridienne (p. 105, n. 6). Le troisième fond permet quant à lui de cerner la spécificité du poétique : l’image. Cela donne lieu à un développement précieux sur l’outil de comparaison « comme » (p. 147-161). C’est aussi le point de départ d’une réflexion sur le « comme-un », notion qui maintient la différence individuelle au fondement de la communauté et renvoie le lien anthropologique à une expérience poétique de la langue et de la comparaison (p. 162-192).
4La réflexion prend toute son ampleur dans la dernière partie du livre consacrée à « l’un » du poème (chapitre 5), grâce à des références théoriques développées de manière originale ou inédite. Martin Rueff convoque ainsi, à partir d’une intuition de Deguy, la philosophie kantienne et l’idée de schématisme pour définir l’espace propre au poème lyrique : espace de pensée ouvert par l’imagination (p. 308). La philosophie d’Être et temps est ensuite mise au service d’une définition du sujet lyrique et de sa temporalité, à rebours même de la lecture heideggérienne de la poésie (p. 346) ; la référence aux travaux méconnus d’Emil Staiger, disciple hétérodoxe de Heidegger, auteur des Concepts fondamentaux de la poétique, joue à cet égard un rôle déterminant (p. 396-400)4. La référence à Walter Benjamin et à son étude sur la poésie baudelairienne, est particulièrement féconde : non seulement elle permet d’historiciser la temporalité du poème dans le dernier chapitre, mais elle intervient d’emblée pour définir l’idée de situation et résonne par la suite comme une basse continue, à travers les notions d’image et d’allégorie, ou encore à travers le nom de Proust. C’est en déclinant ce nom et ces notions que nous voudrions revenir sur quelques thèses de Martin Rueff et/ou de Michel Deguy et avancer quelques éléments de discussion.
5Depuis trente ans, l’auteur d’À la recherche du temps perdu est une référence majeure de la réflexion sur les rapports entre littérature et philosophie5. Se rattachant à cette tradition, Martin Rueff se démarque d’abord de l’approche de Vincent Descombes dans son essai sur Proust : « Si le roman philosophique est celui qui appelle une lecture philosophique, quel roman ne le sera pas si cette qualité dépend de la sagacité (plus ou moins profonde, plus ou moins sophistique) du philosophe ? » (p. 15, n. 3). Le déplacement du roman à la poésie n’est pas indifférent mais il faut noter que la Recherche proustienne alimente une réflexion sur le phénomène poétique proprement dit, au-delà du partage entre prose et poésie6. La définition centrale du « légomène » de Deguy passe précisément, dans le livre de Martin Rueff, par une analyse de la « résurrection de Venise », première des réminiscences finales du Temps retrouvé (p. 107-108). Aux deux conditions de cette expérience, énoncées par le narrateur proustien, perception et imagination, Martin Rueff ajoute avec Deguy la nomination7. Cette dernière n’est pas mentionnée dans Le Temps retrouvée mais effectuée de manière performative : « c’était Venise »8. Rueff et Deguy redéfinissent alors cet acte linguistique, inhérente à la conception poétique du phénomène, comme un acte non purement nominatif mais articulatoire : l’essence du fait poétique n’est pas le nom mais la syntaxe9. Ajoutons qu’on pourrait trouver, sur ce point encore, l’équivalent du « légomène » poétique dans l’œuvre proustienne : la syntaxe narrative (romanesque), qui, au moment des réminiscences, relie Le Temps retrouvé à Albertine disparue et, de fil en aiguille, à tous les tomes antérieurs, est la condition nécessaire de l’expression littéraire de la réminiscence10.
6Walter Benjamin ne définissait la poésie de Baudelaire qu’après un important détour par l’œuvre de Proust11. Le titre même du livre de Martin Rueff est emprunté au Baudelaire de Benjamin, Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme12. Martin Rueff précise : « situation d’un poète » et « capitalisme culturel ». Situer un poète n’est pas en faire la biographie : la rupture avec Tel Quel ou la carrière académique de Deguy ne sont pas mentionnées. La situation tient aux conditions de production et de réception de l’œuvre : à sa situation d’énonciation et à son contexte13. D’un parcours personnel, seules sont évoquées les polémiques qui jalonnent la carrière du poète – genus irritabile vatum – dans l’exacte mesure où elles permettent de situer une position : polémique avec Gérard Genette sur la figure (p. 117), avec Benny Lévy sur la communauté (p. 178), avec Toni Negri sur la multitude (p. 68, 185-186) etc. On pourrait ajouter (postérieure à la parution du livre de Martin Rueff) la récente confrontation, à distance, entre Deguy et Roubaud, sur la question du devenir actuel de la poésie14. Dans tous ces cas, le contexte que l’œuvre se donne dépasse largement la vie privée ou le champ du débat intellectuel ; elle s’étend à la société de consommation, de l’information et du spectacle qui caractérise le monde contemporain. L’intérêt du concept de « culturel » – qui distingue la situation de Deguy selon Rueff, de celle de Baudelaire selon Benjamin – est de ne pas opposer le culturel au spectacle15, de ne pas faire cas a priori d’une exception culturelle qui préserverait la poésie de toute réflexion critique et politique. Dans cette perspective, il n’est pas incongru d’identifier l’image poétique par comparaison avec l’image cinématographique (l’image photographique, chez Baudelaire et Benjamin), malgré la disproportion des moyens et des effets16. Quelle place l’image culturelle « hypervisible » laisse-t-elle à l’image poétique « peu visible » (p. 301) ? Qu’en est-il du « destin politique » du poème au tournant du XXIe siècle ?
7La théorie de l’image est la véritable pierre de touche du poétique et de la situation du poète dans le monde actuel. S’appuyant sur la phénoménologie sartrienne, Deguy dénonce la confusion entre image mentale et image empirique, qui réduit la première à une version appauvrie de la seconde. Il retrace la frontière effacée entre le visible et le lisible, pour redonner à ce dernier tous ses droits17. Sans reprendre ici les explications de Martin Rueff, nous voudrions mettre en évidence un certain type d’image qui traverse son livre, au-delà des discontinuités et des variations sémantiques, et qui, avant l’ère des technologies photographique et numérique, dépasse l’opposition entre images mentale et empirique. L’allégorie – c’est d’elle qu’il s’agit – est mentionnée dès l’« avertissement », comme le dispositif de transposition entre les deux formes d’expression, poétique et philosophique (p. 19)18. En ce sens, il apparaît d’emblée que l’étude se situe dans un espace laissé vacant, ou du moins déstructuré, celui du dispositif allégorique qui régulait les échanges entre poésie et philosophie, érigeant la poésie en mode de lecture du monde. Dans le dernier chapitre, c’est l’allégorie dans son acception benjaminienne qui est évoquée (p. 239-242), pour témoigner des effets de la marchandisation des images sur la création poétique, et qui étaye un énoncé de Deguy : « L’allégorie est à réinventer »19. Entre-temps, certaines formulations reprennent ce thème : l’image du vampire est « l’allégorie parfaite du capitalisme culturel » (p. 73) ; Disneyland est « l’allégorie mondiale du culturel » (p. 77). Pour conclure, ou plutôt pour ouvrir la réflexion, nous voudrions orienter le questionnement sur l’image vers un questionnement sur la mémoire. On sait depuis Frances Yates que l’allégorie est une forme privilégiée de l’image frappante, l’une des deux composantes du système traditionnel de l’art de la mémoire, qui n’était pas seulement un procédé mnémotechnique mais un mode de pensée et de création20. Mnémosyne est la mère des Muses et le poète grec Simonide de Céos, l’inventeur de l’art de la mémoire21. Dans Made in USA, Deguy compare l’invention récente de la cassette vidéo à un nouvel art de la mémoire : « [L’étudiant en business] mémorise en se repassant les cours “visualisés” ; c’est une mnémotechnique à ajouter à l’histoire de F. Yates. “L’audio-visuel”… c’est l’art de la mémoire, maintenant séparé de l’imprimerie et amplifié »22. L’image empirique et la mnémo-technique, ancienne ou moderne, semblent ici condamnées d’un même élan, comme anti-poétiques. Dès lors, une série de questions peut se poser : comment restaurer le pouvoir de l’image poétique dans une société qui confie la mémoire à la technologie ? Comment la poésie peut-elle retrouver la place qui était la sienne dans la mémoire des individus ? Faut-il défendre l’image poétique lisible contre toute forme d’image frappante et visuelle ? La réponse se trouve peut-être dans l’art de la mémoire traditionnel ; non pas dans les préjugés qu’il l’affectent mais dans les énoncés précis qui le définissent. Ainsi : les images frappantes sont avant tout des images agissantes (agentes), elles ne constituent pas une fin en elles-mêmes mais sont destinées à favoriser la mémoire23. On sait que la technologie a eu tendance à démultiplier les images frappantes au point de transformer l’art de la mémoire en art de l’oubli, en esthétique de la disparition24. Si l’objectif n’est plus atteint, il est normal que le procédé évolue. Une transformation possible est la surenchère des images frappantes qui n’a pas été totalement inefficace, du reste, pour critiquer et renouveler les images, voire pour développer une contre-culture artistique. Si Disneyland, les vampires ou les morts-vivants apparaissent clairement aujourd’hui comme les « allégories du capitalisme culturel », c’est bien grâce à l’outrance d’un Paul McCarthy ou du cinéma de genre25. Dans le contexte d’un recyclage illimité des images, la proposition de Deguy, si elle n’est pas exclusive, constitue une alternative importante : l’image poétique, « peu visible » voire furtive, pourrait être une nouvelle forme d’image agissante.