Vingt-quatre heures de la vie d’un lettré ou la vie secrète du lettré : un essai de biographie collective
1« Qu’est-ce qu’un lettré ? »
2Á cette question, William Marx répond en nous proposant la définition liminaire suivante : « Quelqu’un dont l’existence physique et intellectuelle s’ordonne autour des textes et des livres : vivant parmi eux, vivant d’eux, employant sa propre vie à les faire vivre et, en particulier, à les lire. » D’où une série de conséquences et de paradoxes1 qui en découlent.
3Vingt-quatre chapitres composent cette Vie du lettré pouvant être lus indépendamment les uns des autres, quand bien même celui-ci caractérise, depuis la naissance jusqu’à la mort, l’existence concrète du lettré, décrite à travers toutes les catégories de sa vie2. On aura reconnu dans le procédé taxinomique utilisé une méthode chère à Roland Barthes3, et on ne sera donc pas étonné de le retrouver cité en exergue (deux citations extraites de La Préparation du roman et de Comment vivre ensemble) et en clausule (le récit de sa mort devant le Collège de France). Dans le dernier chapitre relatif à la mort, le lecteur a donc bien la confirmation de ce qu’il pressentait : le présent ouvrage se présente comme une continuation et une amplification d’un projet de Barthes ; ce dernier avait en effet l’intention de composer un ouvrage sur « l’art de vivre » où se mêleraient des réflexions sur « les plaisirs de l’étude et de la lecture, de la relation à la nourriture, à l’espace, aux voyages, aux amis. » Certes, cette relation intertextuelle avouée constitue avant tout un hommage ; mais c’est aussi une forme d’aveu caché du lecteur lettré qu’est l’auteur lui-même. Le lettré, se situant davantage du côté du lecteur que de l’auteur, est en effet un lecteur au carré : il n'est pas seulement un lecteur, c'est un lecteur qui, vivant au milieu des livres, les interprète.
4Pour autant, cette biographie taxinomique composée par W. Marx prend un tour paradoxal : si le véritable lettré est inconnu, il s’agit ici de montrer ce qui relève du caché ; si le lettré est doté d’une existence individuelle, il s’agit d’en proposer une typologie collective, transhistorique et trans-géographique. Mais le paradoxe ne relève pas seulement de la méthode (ramener le privé au public, l’individuel au typique), sinon du sujet même. La Vie du lettré se présente avant tout comme une tentative d’appréhension de l’être du lettré, partant comme une « phénoménologie » du lettré, qui, par le rapport renouvelé aux textes, engage un rapport différent au temps, à l’espace, à soi. La littérature, comme l’exprime l’auteur, est en effet « aussi affaire d’être4 », comme si les vingt-quatre chapitres constituaient vingt-quatre heures de la vie d’un lettré.
5Vivant au milieu des livres, le lettré entretient un rapport intime avec ces derniers. Ce rapport permet de distinguer le lettré du non-lettré ou de l’alphabétisé. Ainsi en est-il de Céleste, la servante du narrateur de la Recherche qui, empruntant à ce dernier un livre de Saint John Perse qu’il est en train de lire, lui dit : « Mais êtes-vous bien sûr que ce sont des vers, est-ce que ne serait pas plutôt des devinettes6 ? » Le lettré est celui qui sait lire, mais aussi et surtout interpréter un texte7. W. Marx insiste sur la lecture lettrée en tant qu’elle est dotée d’une dimension éthique particulière avec un critérium de vérité : l’approche d’un texte est en effet inséparable, d’une position dans l’existence8, et partant d’un engagement existentiel.
6Ce rapport modifié aux textes engage à proprement parler toutes les catégories de l’existence, et notamment les repères spatio-temporels. Par conséquent, l’existence du lettré est d’essence double : à son existence concrète, biologique, se superpose son existence lettrée ; à l’ordre des jours, celui des livres ; au temps de l’histoire, la conscience de l’histoire et du temps qui passe. Ainsi, « on peut mourir lettré ; mais on ne naît pas tel. » L’existence lettrée n’appartient donc pas à l’ordre des choses : le lettré ne vit pas dans son propre temps, et sa vie est excentrée, ordonnée par un autre ordre. Cette entrée dans une autre organisation de l’existence prédispose les lettrés à être « gens de nuit » pour W. Marx.
7À un autre rapport au temps correspond un autre rapport à l’espace (« l’île », « le jardin »), depuis la « maison » ou le « cabinet »9, qui sont autant de formes de la bibliothèque. Ainsi l’auteur propose de faire du jardin une utopie lettrée, aux portes de la bibliothèque, lieu d’un savoir naturel. Mais dans son ensemble, la maison du lettré fait corps avec la nature ; les livres où celui-ci « s’anéantit » constituent sa maison. « Le lettré ne prend lit et couvert nulle part ailleurs que dans la demeure même de l’être10. »
8Ce rapport renouvelé au temps et à l’espace implique un rapport à soi différent, et notamment l’existence d’un corps double : le corps restreint naturel est prolongé par le corps étendu immatériel, dont le développement est virtuellement sans limites, correspondant à l’ensemble des œuvres et des textes produits par le lettré. W. Marx fait précisément de la Bibliothèque nationale de France le parangon de ce corps.
9Une fois ces postulats théoriques énoncés, le lecteur trouvera dans la Vie du lettré la description de la vie minutieuse du lettré et partant un mode d’emploi pour appréhender l’existence comme lettré : le livre de W. Marx se présente comme un savoir-vivre qui est un savoir-livre.
10À ce titre, les chapitres portant sur la « différence sexuée » et la « sexualité » en sont représentatifs : loin de s’attarder sur des considérations relatives à la sexualité hétérosexuelle ou homosexuelle des lettrés, l’auteur nous montre comment le savoir est volupté en tant que tel. Le premier est consacré à la figure féminine du lettré, forme de « miracle » dans l’histoire de la littérature, et l’auteur de recenser les femmes écrivains importantes ; pour le second, l’auteur, faisant référence au mythe rabelaisien de Thélème, avance l’idée d’une sexualité livresque. Si le livre — « l’originalité des lectures est sans conteste un puissant aiguillon de la libido » — est le vrai corps du lettré, le savoir relatif aux livres et aux bibliothèques est volupté en lui-même11.
11Pour chaque chapitre, l’auteur prend soin de contextualiser la notion utilisée dans son rapport au sujet, avant de se l’approprier et de proposer des rapprochements personnalisés, inattendus et amusants. C’est ainsi que dans « l’âme » il rappelle le débat portant sur l’âme et la littérature avant de conclure que la lecture est « la nourriture de l’âme » : les textes s’offrent aux lecteurs comme des prochains, telles des créatures à aimer et à servir ; et c’est ainsi que « sera sauvée l’âme du lettré12. »
12Enfin, parmi les vingt-quatre chapitres de Vie du lettré, on s’attachera à un chapitre singulier, le quatorzième intitulé « Mélancolie ». Le lettré serait en effet pour W. Marx un mélancolique, mais choisit-on l’étude parce qu’on est mélancolique ou devient-on mélancolique à force d’étudier ? Fondant l’origine de son propos à partir du Problème XXX d’Aristote, l’auteur déduit la mélancolie du philosophe de son propos. Faisant un rappel de l’acception de la notion à l’Antiquité et à la Renaissance principalement, l’auteur travaille habilement le lien existant entre le lettré et la mélancolie. Cette dernière est d’ailleurs sans doute moins la maladie du lettré que sa nature (Aristote), moins sa nature que sa situation, moins un excès d’être qu’un défaut d’ordre, et moins un défaut d’ordre qu’un rapport inquiétant au monde pour l’auteur. Tout se passe donc comme si le sentiment mélancolique était le moteur de la pensée et d’un rapport singulier au monde, dont l’origine véritable est d’ordre moral, social, et politique, forme de symptôme d’une crise collective correspondant à une inadaptation au monde tel qu’il est.
13On l’aura compris, William Marx n’établit pas de frontières entre la vie réelle et la vie du lettré, mais travaille tout au long de son ouvrage les liens concomitants entre les deux niveaux d’« existence » pour n’en faire qu’une seule : l’existence lettrée.
14Pour le lecteur proustien, c’est une hérésie, symptomatique d’une conception erronée, et partant nuisible, de la lecture. On peut ici rappeler que la lecture de Proust accompagnait le quotidien de Barthes et sa lecture du monde : l’écrivain est autant un modèle d’écriture qu’un modèle de vie. On se trouve donc in fine confronté à un ultime paradoxe de la part de l’auteur, de Proust à Barthes, et de Barthes à lui-même. C’est dire que ce dernier s’inscrit à proprement parler dans une conception postmoderne et prémoderne13 du lettré.
15Au-delà des « chapelles » et d’une quelconque hétérodoxie proustienne dans la définition qu’il propose du lettré, W. Marx présente pour autant une véritable mythologie, séduisante, du lettré à travers les âges et les auteurs, mais plus généralement un mythe fondateur des civilisations à écriture : à la lecture de Vie du lettré, on aura pénétré dans un univers intime et appris l’existence secrète et matérielle des lettrés. Bien plus cependant, cet essai de biographie collective est une invitation à se détacher de l'existence ordinaire pour entrer dans un autre rapport au monde, à l’espace, au temps, et à soi, guidé par l’ordre des livres, proposant une véritable « phénoménologie » de l’existence lettrée. Savoir-vivre mais aussi savoir-livre, l’ouvrage rend compte en acte de la culture lettrée de son auteur, mais aussi de la « communauté secrète » des lettrés dont il parle : nous en voulons pour preuve non seulement le recours à des exemples empruntés à toutes les cultures de l’écrit, aussi bien orientale qu’occidentale, réunissant de fait les auteurs dans la grande bibliothèque de William Marx ; mais encore le jeu intertextuel qu’il met en scène avec Roland Barthes et bien d’autres encore.
16Si les lettrés sont des êtres voués à l’écrit, l’avènement d’Internet n’implique cependant pas leur disparition, tout au contraire comme l’énonce l’auteur14, ayant déjà survécu à l’invention de l’imprimerie. Et Fabula et ses « lettrés post-Guttenberg » en est bien la preuve !