Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Avril 2010 (volume 11, numéro 4)
Esther Pinon

Quand la page se fait champ de bataille : préfaces et manifestes au xixe siècle

Revue des Sciences Humaines n° 295 (3/2009) : « Préfaces et manifestes du XIXe siècle », textes réunis par José-Luis Diaz, 222 p., EAN 9782913761421.

1 Le numéro 295 de la Revue des Sciences Humaines réunit les actes de deux journées d’études organisées en janvier 2003 et janvier 2004 par la Société des études romantiques et dix-neuviémistes sur les préfaces et les manifestes du xixe siècle. Le rapprochement entre ces deux genres proches mais a priori clairement distincts que sont la préface et le manifeste donne au volume son plan (qui suit un déroulement largement chronologique, car, comme le signale José-Luis Diaz dès l’avant-propos1, le xixe siècle fait dans sa première moitié la part belle aux préfaces, avant que ne se révèle une véritable vogue des manifestes) ; il lui confère aussi sa dynamique et son intérêt.

2 Quoi d’apparemment mieux défini, en effet, que ces lieux où la littérature se réfléchit ? Si les œuvres littéraires qu’introduisent ou encadrent ces textes paraissent faites pour soulever questionnements et essais d’interprétations, les préfaces et les manifestes se devraient, eux, d’être des actes de communication immédiate et limpide. L’un des principaux mérites des études ici rassemblées est sans doute de montrer qu’il n’en est rien. Bien que conçus pour éclairer d’autres textes, voire des pans entiers de l’histoire littéraire, les préfaces et les manifestes n’en réclament pas moins eux-mêmes un véritable travail d’éclairage ou d’éclaircissement tant, au xixe siècle, ils brouillent les frontières.

3 La frontière qui sépare les deux genres, tout d’abord, est moins nette qu’il n’y paraît. Si le mot « manifeste » n’acquiert son sens artistique et littéraire que tardivement2, la simple existence, dès les années 1830, du mot « préfaces-manifestes », employé pour désigner les grandes préfaces polémiques du Romantisme, signale le glissement qui peut s’opérer de l’un à l’autre. Ainsi s’explique le regroupement des articles du volume en trois sections, intitulées respectivement : « L’acte préfaciel », « Au temps des quasi-manifestes » et « L’âge des manifestes ». L’idée même d’un passage progressif d’un genre à l’autre, si elle sous-tend l’organisation de l’ouvrage, est susceptible d’être nuancée : pour preuve, l’article que Pascal Durand consacre à l’ « Avant-dire » composé par Mallarmé pour le Traité du Verbe de René Ghil3 et qui prend place dans la première section, aux côtés de textes consacrés aux préfaces romantiques. L’avènement du manifeste ne signe donc pas la fin des préfaces, de même que les préfaces de la première moitié du siècle pouvaient bien souvent avoir des accents de manifestes avant la lettre.

4D’autres modèles génériques peuvent de plus venir brouiller les pistes : Paolo Tortonese4 montre ainsi que la préface de Mademoiselle de Maupin, longtemps perçue surtout comme un pamphlet dirigé par Gautier contre ses « adversaires » (les critiques moralistes, bourgeois, néochrétiens ou « utilitaires »), tient en réalité du manifeste, mais que cette dimension n’est perceptible que s’il l’on prend en compte les liens, souvent occultés, que la préface tisse avec le roman. Il démontre ainsi que c’est le trait le plus caractéristique du texte préfaciel qui permet de faire surgir son caractère manifestaire, et souligne l’impact de la réception sur la qualification générique du texte.

5Toujours à propos des ambiguïtés génériques, les articles qui encadrent le volume viennent rappeler que même l’exigence de sérieux en principe attachée à ces moments de réflexion critique que sont les préfaces et les manifestes peut être mise à mal. La première étude proposée, celle de Daniel Sangsue5, fait en effet le point sur les prolongements que le xixe siècle donne à une longue tradition de préfaces parodiques et subversives, une tradition qui perdure même si la tendance marquée de la préface à se faire manifeste tend à imposer ce sérieux qui cède parfois le pas au ludique ou au satirique. L’article suivant6 poursuit la réflexion entreprise autour de la remise en cause du statut des préfaces par l’examen des déclarations d’ « aversion » à l’égard de textes jugés normatifs voire dogmatiques, et qui réduiraient la liberté que le Romantisme tient à accorder à l’auteur. Mais parce que la préface est par excellence le lieu où l’auteur s’affirme et parle en son nom, c’est précisément dans les préface qu’il trouve le plus souvent à exprimer son hostilité contre ce genre, dont on voit de nouveau les fonctions habituelles être subverties. Enfin, dans l’article qui referme le volume, Marie-Françoise Melmoux-Montaubin7 montre, en étudiant deux manifestes oubliés8 et en les comparant aux grands manifestes symbolistes, que le manifeste décadent, s’il a existé, n’a peut-être été qu’une mystification, et ne pouvait obtenir le même retentissement que le texte de Moréas, par exemple, faute de jouer le jeu de l’institution, et d’adopter, sur le plan éditorial mais aussi sur celui de la communication, une stratégie efficace dont la mise en évidence du sérieux du texte ferait partie.

6La notion de stratégie est sans doute l’une de celles qui reviennent le plus régulièrement d’un article à l’autre, et donnent à l’ensemble du volume une véritable unité. Qu’ils soient romantiques, naturalistes, symbolistes ou décadents, les préfaces et les manifestes évoqués ici ont tous en commun de se présenter dans le champ de la littérature comme sur un terrain de combat : leurs auteurs sont, lorsqu’ils les écrivent, dans la mêlée, et c’est aussi ce qui contribue à brouiller des limites en apparence clairement établies. Lorsqu’il dresse l’historique du mot « manifeste » à l’époque romantique9, José-Luis Diaz rappelle le sens initialement politique et militaire du terme, et il apparaît très clairement, à parcourir les diverses études du volume, que ce sens ne s’est jamais totalement effacé derrière les acceptions esthétiques et littéraires qu’a progressivement revêtues le mot. Et c’est probablement parce qu’elle était déjà très fortement polémique, au sens le plus étymologique du mot, que la préface, peu à peu, est devenue manifeste.

7En littérature comme en politique, la conscience de vivre un temps de révolutions est très marquée au xixe siècle ; les mouvements littéraires se succèdent avec la même rapidité étourdissante que les régimes politiques. Dès lors, les lieux de la réflexion théorique ne peuvent que tenir compte de ce changement du rapport au temps et à une histoire tumultueuse. Les écrivains ne laissent plus les professionnels de la critique écrire après eux l’histoire littéraire : ils s’en veulent auteurs et acteurs, et les préfaces et manifestes deviennent les champs de bataille privilégiés sur lesquels il s’agit de s’illustrer à la fois pour se faire sa place dans cette histoire littéraire et pour tenter d’en comprendre, sinon d’en diriger le sens. Aurélie Loiseleur10 démontre très clairement la complexité du nouveau rapport au temps qui se met en place dans les préfaces, espaces où se rencontrent le « temps de l’œuvre » et celui de l’histoire, qui est elle-même histoire individuelle de l’auteur en même temps qu’histoire collective. C’est donc cette donnée double et fuyante du temps que la préface se doit de maîtriser, pour y inscrire durablement le livre qu’elle introduit, d’où la mise en place de stratégies multiples dont Aurélie Loiseleur retrouve les traces chez Hugo, Lamartine ou Baudelaire. Mais la maîtrise du temps est chose difficile, voire impossible, surtout en ces années troublées de batailles littéraires qui se succèdent au xixe siècle. Le temps et les événements imprévus qu’il amène – naissances de nouvelles écoles, ralliements ou renversements d’alliance – vont parfois influer fortement sur les destins des textes préfaciels, jusqu’à en modifier le statut générique. C’est ce que révèle par exemple l’article de Pascal Durand qui retrace le parcours du célèbre « Avant-dire » de Mallarmé : de « don » généreux qu’il était initialement, de prélude destiné à célébrer le Traité du Verbe de René Ghil, il devient peu à peu, sous l’effet des tensions qui agitent l’école symboliste, un texte autonome qui a finalement presque entièrement éclipsé l’œuvre qu’il était censé mettre en lumière.

8 La stratégie mise en œuvre par les écrits socialistes sur l’art qu’évoque Maxime Goergen11 se fait plus guerrière encore, puisqu’il s’agit pour leurs auteurs de lutter avec les grands modèles que représentent les manifestes romantiques, en particulier hugoliens. « Lutter avec », c’est-à-dire lutter contre eux (parce que les textes socialistes se doivent d’apparaître comme autonomes et novateurs, et parce qu’ils entendent proclamer une unité difficilement compatible avec la figure du poète mage ou prophète), mais aussi lutter en empruntant les armes de l’adversaire : le manifeste à dépasser reste aussi une forme incontournable, et qui rend difficile l’accès à l’affirmation de légitimité visée par le texte manifestaire.

9Cette légitimité que les auteurs cherchent à se donner sur la scène de l’histoire littéraire apparaît comme l’un des principaux enjeux des batailles que l’on voit se livrer par préfaces ou manifestes interposés. C’est elle notamment que convoite – et obtient – Edmond de Goncourt, dont Jean-Louis Cabanès interroge les Préfaces et manifestes littéraires12. Regroupées en recueil, les préfaces des deux frères (parmi lesquelles on ne compte aucun manifeste : c’est leur réemploi en tant que textes autonomisés qui, selon Jean-Louis Cabanès, va permettre le geste manifestaire) permettent à la fois de faire valoir l’unité esthétique du parcours des auteurs, et de donner à ce parcours une place éminente dans le déroulement d’une histoire littéraire recomposée.

10C’est également de stratégie, de rivalités et d’affirmation de soi ou de ses doctrines littéraires qu’il est question dans les articles de Jacques Noiray13 et Jean-Nicolas Illouz14 qui proposent d’examiner respectivement les manifestes naturalistes et symbolistes. Le premier nous offre une vision nuancée du naturalisme en montrant les différences qui séparent, sur le plan des modes de communication, les Goncourt et Zola, mais aussi en soulignant les évolutions dont témoignent les textes préfaciels d’un bout à l’autre d’une même carrière. Les stratégies d’alliance disparaissent dans cette étude derrière la violence des attaques, car c’est peut-être finalement le manifeste anti-naturaliste qu’est le « Manifeste des Cinq contre La Terre » (évoqué à titre de comparaison) qui donne le mieux à sentir ce qui fait, malgré tout, l’unité du courant naturaliste. Quant à Jean-Nicolas Illouz, il souligne l’image d’ « anarchie littéraire » que peut renvoyer l’histoire des manifestes symbolistes. Au gré des rivalités et des dissidences, ces manifestes se succèdent à un rythme effréné qui culmine en 1886, au point que l’écriture manifestaire semble être indissociable d’une école toujours militante et soucieuse de se théoriser elle-même. Sur ce point, elle poursuit un mouvement initié par le Romantisme, mais on constate qu’au fil du siècle, les stratégies – pour employer le mot une dernière fois – ont changé : la communication littéraire se fait désormais médiatique, et Jean-Nicolas Illouz montre que le journalisme est devenu pour les Symbolistes une nouvelle arme à leur disposition, même si leur quête d’absolu les contraint à la manipuler avec précaution.

11C’est donc une traversée d’un siècle mouvementé qui nous est ici proposée, non seulement parce que les préfaces et les manifestes suscitent, relancent et entretiennent les polémiques d’une histoire littéraire toujours agitée, mais parce que ce sont des textes où l’on voit cette histoire se réfléchir, alors même qu’elle est en train de se faire : les champs de bataille de l’histoire littéraire sont aussi des lieux de construction.