Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Avril 2010 (volume 11, numéro 4)
Marianne Simon-Oikawa

Une poétique du blanc

Anne-Marie Christin, Poétique du blanc – Vide et intervalle dans la civilisation de l’alphabet, nouvelle édition revue et augmentée,Paris : Vrin, coll. « Essais d’art et de philosophie », 2009, 208 p., EAN 9782711621972.

1La réédition en 2009 de Poétique du blanc – Vide et intervalle dans la civilisation de l’alphabet chez Vrin, et de L’Image écrite ou la déraison graphique chez Flammarion, devrait être l’occasion pour un public élargi de redécouvrir deux ouvrages majeurs d’Anne-Marie Christin, professeur émérite à l’Université Paris Diderot – Paris 7 où elle a fondé le Centre d’étude de l’écriture et de l’image. D’abord publiés dans des collections savantes (« Idées et recherches » pour L’Image écrite en 1995, « Accent » pour Vide et intervalle en 2000), ces deux textes sont désormais accessibles respectivement en format de poche (« Champs arts », no 625, qui fait suite à une première réédition en « Champs » en 2001), et dans une présentation largement inspirée de celle des manuels (collection « Essais d’art et de philosophie »). Révélateurs de l’intérêt croissant de la réflexion contemporaine pour l’image, les choix éditoriaux retenus les rattachent aussi désormais à un domaine qu’ils évoquent de manière continue, sans pour autant le mentionner dans leur titre : l’art.

2Pour qui a l’habitude de pratiquer Poétique du blanc et L’Image écrite dans leur édition originale, cette présentation dans une nouvelle maquette est aussi l’occasion d’une redécouverte, et de nouvelles réflexions. De nombreux remaniements ont étoffé la matière du texte, et modifié l’angle d’approche de certaines questions. L’Image écrite s’est ainsi enrichi d’un chapitre sur « l’écriture selon Magritte », Poétique du blanc d’une postface consacrée à L’Empire des signes de Barthes, et, dans le chapitre « La mémoire blanche », d’une réflexion sur l’existence à côté de la mémoire orale d’une mémoire visuelle dans l’antiquité. Les changements de format, de mise en page et de typographie, ont eux aussi introduit dans les pages naguère familières de légers décalages, d’autant plus déroutants qu’ils sont parfois infimes, et nécessitent une réappropriation de l’oeil et de la main.Tout est à reprendre, à relire, et à repenser. L’exercice est en vérité plutôt bienvenu. Car la réflexion sur les liens de l’écriture avec l’image est justement centrale dans le propos d’Anne-Marie Christin, en particulier dans Poétique du blanc qui nous occupera principalement ici.

3La thèse développée par Anne-Marie Christin dans ce livre s’appuie sur un constat : le blanc, essentiel dans les cultures de l’Extrême-Orient où il est perçu comme un élément dynamique et productif, n’est le plus souvent envisagé en Occident que comme un manque. Il en va de même pour le vide, espace tragique que n’anime aucune trace, ou l’intervalle, place perdue entre deux figures. La raison d’une telle différence d’appréciation est à chercher, selon Anne-Marie Christin, dans une conception elle aussi différente de l’écriture dans ces deux cultures : contrairement à l’idéogramme, qui accorde toute sa place, dans l’acte même de la lecture, au support des signes écrits, notre alphabet qui repose sur un découpage abstrait de la langue ne lui reconnaît aucun rôle. Le refus du blanc dans la culture occidentale ne signifie pas que celle-ci ait toujours été, et de manière monolithique, indifférente à ses sortilèges. Certain créateurs, peintres mais aussi photographes ou poètes, y furent sensibles et tentèrent même de le faire revivre dans leurs oeuvres. Mais leur démarche tenait du défi, tant « voir le blanc, dans la civilisation de l’alphabet, ne pas l’identifier à une absence, un manque, un deuil, relève de la transgression » (p. 11). C’est ce défi, ses enjeux, ses formes, ses réussites et ses hésitations, qui sont au cœur de l’enquête.

4Comme L’Image écrite, l’ouvrage s’ouvre sur une première partie théorique (les cinq premiers chapitres) suivie d’analyses de cas particuliers (les sept suivants). Anne-Marie Christin s’attache tout d’abord à rappeler comment le blanc et l’écriture ont été pensés par la philosophie, la linguistique, l’anthropologie ou encore l’histoire de l’art en Occident. L’enquête nécessite de remonter loin, à la préhistoire (chapitre 1). Les peintures pariétales constituent un premier matériau important dans la démonstration. Anne-Marie Christin montre comment s’y manifeste déjà, à travers le traitement accordé aux parois sur lesquelles les dessins proprement dits ont été tracés, une véritable « pensée de l’écran » (p. 15), celle-là même qui devait plus tard rendre possible l’invention de l’écriture (chapitre 2). L’essentiel dans les peintures préhistoriques n’est pas en effet à ses yeux les figures elles-mêmes, mais les intervalles qui les séparent, et qui, permettant de créer entre elles des relations signifiantes, leur donnent sens.

5Anne-Marie Christin montre ensuite que c’est encore la contemplation d’un support, immatériel cette fois, qui est à l’origine l’invention de l’écriture : le ciel étoilé (chapitre 3). Les idéogrammes chinois, nés d’observations célestes et consignées par les devins sur des carapaces de tortues, sont définis comme des « signes flottants », susceptibles de recevoir plusieurs valeurs en fonction du contexte dans lequel il se trouvent, c’est-à-dire des relations qu’ils entretiennent sur leur support avec les signes qui leur sont contigus (p. 42).

6Dans l’écriture comme dans la peinture chinoise, l’intervalle (chapitre 4) joue ainsi en Extrême-Orient un rôle essentiel. Il n’est jamais subordonné à la narration, mais est au contraire « le principe moteur de l’association de[s] figures » (p. 58). L’alphabet répugne à l’envisager sous cet angle. Mais les peintres, du moins certains comme Giotto, à qui est consacré tout le chapitre 5, ont eu l’intuition des effets qu’ils pouvaient tirer de l’espace dans leur création. « Les fresques qu’il a réalisées à Assise ont permis au peintre de mettre en place les fondements d’une écriture visuelle qui ne reposerait plus, comme c’était le cas auparavant, sur l’identification des figures à des mots ou à des lettres, c’est-à-dire à des unités référentielles articulées l’une à l’autre par un système syntaxique rigide, mais sur une véritable lecture spatiale » (p. 70).

7Dans cette mise en place des enjeux du problème, et des réponses historiques qui leur ont été proposées en Occident, l’examen des grandes positions théoriques fondatrices (les interprétations formulées par Platon sur l’apparence, ou par Février et Ginzburg sur les peintures pariétales, les analyses de Pierce sur le signe, de Schapiro sur l’intervalle, etc), s’accompagne toujours de l’analyse d’exemples empruntés à la peinture, à la sculpture ou à la poésie. Le chapitre 1, qui s’ouvre sur les peintures pariétales, aborde aussi la peinture chinoise, l’histoire du rideau en peinture, et se clôt sur l’aquarelle. Le chapitre 2, qui commence par une critique serrée du logocentrisme de Février et de Ginzburg, comporte une longue analyse de l’histoire de Dibutade, et réfléchit pour finir aux modalités de la communication dans la poésie japonaise. On trouve aussi, dans le chapitre consacré à la conception du signe chez Pierce une longue réflexion sur ce que dit ce dernier du papier à lettres. Mais les études de cas les plus développées font l’objet de chapitres séparés.

8La première porte sur les nombreuses photographies d’étoffes prises par Clérambault, par ailleurs plus connu comme psychiatre. Portés par des modèles dont le visage même est souvent dissimulé, ces drapés représentent pour le photographe, dit Anne-Marie Christin, une surface absolue et non pas, comme c’est le cas chez les ethnographes contemporains, l’objet d’un savoir. L’auteur voit dans cet attachement à l’apparence, surprenant dans la culture occidentale, la marque d’une pensée proprement visuelle, comme l’est la pensée extrême-orientale. Les plis des vêtements appellent le même exercice du regard que le ciel étoilé des devins, les photographies elles-mêmes pouvant être comparées à des paysages lettrés.

9Fromentin, sensible en peintre qu’il était à l’apparence, a porté sur le vide un regard lui aussi particulier. Fasciné par les ciels de la peinture hollandaise, il mentionne lui-même le mot « vide » à plusieurs reprises dans ses récits comme dans sa critique d’art, et dans un sens qui laisse supposer qu’il « aurait pu trouver dans la philosophie extrême-orientale une pensée visuelle en accord avec la sienne » (p. 113), si du moins son intuition n’était pas restée inaboutie. Car fidèle au modèle logocentrique dont il était héritier, attaché plus que tout à la notion d’effet en peinture comme en littérature, Fromentin voulait que le vide lui demeure habitable, comme certains ciels de la peinture flamande. Dans sa présentation d’Un été dans le Sahara aussi, rédité ces jours-ci chez Flammarion (collection « Champs arts », no 652, la première édition publiée au Sycomore datait de 1981), Anne-Marie Christin revient sur les tiraillements de Fromentin entre les conceptions en vogue à son époque et son intuition personnelle des pouvoirs de l’espace et de la lumière, découverte lors de ses voyages en Algérie. Le renoncement à la narration au profit de la description de paysages, et l’invention à partir de se souvenirs et d’« impressions » d’une écriture du regard, témoignent de sa sensibilité au vide et à ses valeurs, et rappellent que Fromentin fut beaucoup plus qu’un peintre orientaliste ou qu’un écrivain amateur de pittoresque.

10Poétique du blanc remonte de Fromentin à l’Antiquité pour interroger l’art de la mémoire, et plus précisément sur les raisons pour lesquels il a rapidement disparu des techniques de l’art oratoire finalement réduites à quatre (l’invention, la disposition, l’élocution, et l’action). Anne-Marie Christin voit dans cette disparition la marque du « refus systématique et profond opposé par la société occidentale à toute définition de la communication et du sujet qui ne soit pas exclusivement déterminée par le verbe » (p. 122). Rappelant que l’art de la mémoire dans la rhétorique hellénistique est né dans une culture qui connaissait les hiéroglyphes, et que son inventeur n’est autre que Simonide de Céos, « auquel la tradition a imputé le premier parallèle qui ait été fait entre poésie et peinture » (p. 125), Anne-Marie Christin y précise le rôle qu’y jouent l’espace, indispensable aux images mais aussi à l’écriture, et le blanc, sur lequel insistera Quintilien lorsqu’il évoquera dans L’Institution oratoire la nécessité de garder dans le texte que l’on écrit des espaces « où l’on pourra faire librement des additions » (p. 136). Ce blanc auquel Dürer sera lui aussi sensible lorsqu’il placera, dans son portrait d’Erasme, un cartouche blanc, inscrivant ainsi le support même de l’écriture au milieu d’une gravure.

11Le Coup de dés, analysé dans le chapitre suivant, est un objet important dans la réflexion d’Anne-Marie Christin. Pour une raison simple : « pour la première fois, la poésie y a emprunté directement ses pouvoirs et ses effets à l’image » (p. 142). Insistant sur la part réservée au blanc, « demeurée obstinément invisible aux yeux de tous les commentateurs » (p. 144-145), l’auteur montre que Mallarmé a voulu dans ce livre accorder au lecteur, « seul maître du texte » (p. 151), un rôle nouveau reposant sur l’activité du regard et non pas sur l’échange d’une parole, et souligne l’importance dans cette révolution de sa découverte du Japon. Avec Mallarmé, la culture occidentale a pu se libérer « de la dépendance formelle et idéologique qui la liait à l’alphabet depuis près de deux mille ans, et réaliser à sa façon un “retour aux idéogrammes” » (p. 143). Le terme « idéogramme » n’a rien de fortuit : Valéry lui-même avait évoqué à propos du dispositif inventé par Mallarmé le ciel étoilé, celui-là même dont la contemplation avait suscité en Chine la naissance de l’écriture. 

12Le but de Pierre Reverdy était très différent de celui de Mallarmé, au sens où le lyrisme ne devait selon lui jamais quitter le poème, mais sous l’influence de la peinture cubiste il a tenté lui aussi une « exploitation raisonnée et systématique » du blanc (p. 164). L’analyse des poèmes de son époque cubiste, et de leur version remaniée dans Plupart du temps, ainsi que celle du Voleur de talan, fait bien apparaître la nécessité des blancs et des structures typographiques retenues, mais l’importance aussi de l’émotion, dans la création de Reverdy.

13L’exaltation des blancs dans la page du poème se manifeste, sous d’autres formes, dans un objet aussi inattendu que l’écran d’ordinateur. Anne-Marie Christin l’envisage à partir du fameux « Ceci tuera cela » de Notre-Dame de Paris. Quel rapport entre Hugo et Internet ? Beaucoup, comme Frollo qui craignait de voir les cathédrales disparaître devant le livre imprimé, redoutent aujourd’hui que l’ordinateur ne signe à son tour la mort du livre. Pourtant, l’écran n’est en rien ennemi de l’écriture. Au contraire, il « nous propose un espace où le visible l’emporte sur sa définition graphique » (p. 185), et fait donc renouer l’écriture avec ses origines iconiques. Peut-on déceler chez Hugo les traces d’une intuition de cette origine ? Sans doute, répond Anne-Marie Christin, bien que de manière encore embryonnaire. Car même si sa conception de l’espace et de la page ne lui permettait pas de tirer toutes les conclusions quant au rôle de la surface proprement dite dans l’avènement de l’écriture, Hugo avait bien compris que l’écriture, même alphabétique, ne peut être dissociée de son support.

14Le dernier chapitre, en guise de postface est consacré à L’Empire des signes. Ce petit livre de Barthes, qui sert encore souvent d’introduction au Japon, repose selon Anne-Marie Christin sur une série de malentendus, qu’elle s’emploie à identifier : son incompréhension de la notion de vide en Extrême-Orient, sa « méconnaissance des surfaces » (p. 202), son attachement au geste de l’écriture au détriment du système d’écriture lui-même, son intérêt pour le signifiant plus que pour le signe lui-même, apparaissent ainsi comme autant d’obstacles qui empêchent Barthes de penser le blanc autrement que de manière négative.

15Des peintures sur les murs des cavernes à l’écran multimédia (voir aussi, sous la direction du même auteur, Histoire de l’écriture, de l’idéogramme au multimédia, Flammarion, 2001) en passant par la gravure ou la poésie, les objets analysés dans ce livre sont d’époques et de natures variées. Un des apports principaux de l’ouvrage est la réflexion qu’y développe l’auteur sur l’idéogramme dans son analyse des relations entre image et écriture. On se reportera, pour un exposé complet des principes de l’idéogramme, à L’Image écrite ou la déraison graphique, (en particulier à la section « Variables du signe », p. 77-100).Poétique du blanc s’attache plus spécifiquement à montrer comment cette écriture qui, tout comme la peinture chinoise, tire du blanc lui-même son efficacité, peut fournir à l’alphabet des outils pour penser son propre rapport à l’image.

16L’alphabet, bien qu’il ignore dans ses usages courants le blanc et ses pouvoirs, est capable de les redécouvrir et de exploiter de manière originale. Mais il a souvent besoin pour cela d’être initié par le regard des peintres, ou de rencontrer d’autres cultures profondément visuelles, comme le sont la Chine et le Japon. Le Japon, auquel n’est consacré aucun chapitre du livre, mais qui l’inspire du début à la fin. Son écriture mixte, qui associe idéogrammes et syllabaires, n’en fait-elle pas un objet d’étude privilégié pour une enquête sur la mutabilité du signe, et son rapport à l’espace ? C’est en tout cas ce que suggère le poème franco-japonais, hommage au ciel étoilé, placé sur la couverture de L’Image écrite ou la déraison graphique. Poétique du blanc, qui ne comporte aucune image que celle du texte et de ses blancs, est une invitation à redonner à l’écriture, par l’espace, les vides et les intervalles, les moyens de « son retour toujours possible à ses origines divinatoires » (p. 164).