Beckett et l'écriture spéculaire
1Ouvrage consacré à l’œuvre de Beckett et au « spéculaire » développé à partir d’une thèse de doctorat : l’approche historique de cette notion permet d’ouvrir la réflexion à son ancrage littéraire dans l’œuvre de cet auteur, comme dramaturge et romancier. Quatre parties présentent les différents aspects de cette spécularité héritée et pensée par les écrivains de l’époque baroque, précédée de prémisses antiques, puis reprise essentiellement par les romantiques, par une nouvelle approche.
2Le spéculaire, passé du modèle (Antiquité) au miroir de l’autoréflexion (baroque), sur le genre théâtral, s’ouvre ensuite, au XXe siècle, du genre à l’auteur, où l’identité est elle-même mise en question. Plusieurs distinctions sont proposées pour préciser la notion à partir de deux orientations : le référent littéraire et auctorial ou autoréférentiel. Cette approche conduit à une réflexion sur le littéraire et l’inscription de l’auteur. Identité en question et identité « au miroir de la mélancolie », dans les troisième et quatrième parties, questionnées à partir de cette autoréflexion du genre tout en constituant un fondement essentiel, elles sont à l’origine de l’écriture elle-même et de sa remise en question. Seul le mouvement du miroir représente ce retour sur soi, commun aux différents courants évoqués et rappelés notamment dans la première partie, historique. Mais loin de suffire à définir les traits de la poétique beckettienne, il suscite plutôt des écritures très différentes dont les enjeux ne sont pas les mêmes. L’essai critique repose ainsi sur ce mouvement constant qui circule entre les siècles passés (notamment par les courants) et la portée de ce miroir au XXe siècle, sans reprendre les études plus connues sur Beckett autour de l’absurde, par exemple, avec les groupes d’avant-gardes du drame moderne. Le livre s’appuie surtout sur le principe de comparaison historique plus que génétique, rapprochant assez souvent romans et pièces de théâtre, et sur les projets proposés par l’auteur avec une importante présence de la critique anglaise. Cette comparaison est développée à un double niveau, externe (le spéculaire à travers les siècles) et interne (l’intertexte beckettien), mais sans analyse stylistique d’un discours qui serait travaillé pour soi par d’autres mémoires littéraires.
3L’identité et sa représentation éclatée dans le texte, dont la « mélancolie » trace les contours elliptiques d’une blessure sans cesse représentée dans son impossible représentation, aux limites de la parole, trouve elle aussi son mouvement dans cette comparaison à travers les siècles. Pourtant, cette perspective n’use du biographique et de l’autobiographie, comme « autoréférence » auctoriale, par exemple, que pour tenter de définir la portée du spéculaire, choisi comme titre référent pour le croisement entre les différentes valeurs et niveaux d’étude qu’il implique (par le biographique, pour les genres, le baroque et le romantique, pour les courants, le métalangage, l’autoréflexivité et l’autoréférence, pour la langue, etc.).
4« Ainsi la naissance de la réflexivité narrative n’est pas une affaire de moment, de chronologie linéaire, d’histoire des formes littéraires ; elle tient à l’ontologie de la parole proférée. » (p. 96) Plus largement, l’histoire littéraire devient la source de cette autoréflexion critique, ouvrant à une notion touchant à l’être, fondée sur une approche non structuraliste du fait littéraire. Beckett fait de la crise du langage contemporain une question incontournable dont la modernité s’inscrit dans cette confrontation avec la « mélancolie » héritée de la fin du XIXe siècle et la perte des valeurs. La référence se décrit d’abord comme une absence de toute référence fondatrice : le « God » regarde le vide derrière soi, amené à se tourner vers lui-même, comme la page de couverture l’esquisse, avec deux mains croisées l’une vers l’autre.
5La spécificité de cette étude repose pourtant sur un paradoxe permettant de renouveler les travaux autour de Beckett, puisque ce néant a une riche histoire et traverse différents systèmes, pour conduire à une réflexion plus métaphysique sur la notion de « mélancolie », toutefois refusée comme critère pour une poétique générale. Si le plan de l’ouvrage se construit à partir de l’histoire d’une notion, en rappelant dans les deux premiers temps « l’histoire de la littérature spéculaire » et la « constitution de la littérature comme système autoréférentiel », il aborde aussi le spéculaire « du monde et du sujet » par sa « représentation », pour conduire à un nouvel ensemble littéraire uni par le « miroir » métaphysique de la « mélancolie » beckettienne. Le spéculaire détermine alors à deux reprises des composantes qui montrent comment Beckett se rattache à un mouvement littéraire plus général tout en œuvrant à l’élaboration d’une poétique singulière, dont la crise repose sur un foisonnement de références important et une pensée de l’éclatement aux résonances tragiques. La « blessure narcissique » qui oppose Beckett à une littérature dont la légitimation est à remettre en cause représente bien ce parcours progressant du monde à l’auteur et à l’être qui ne se définit fondamentalement que par sa langue. S’il n’y a pas ou peu d’inscription du fait historique dans l’étude, orientée par d’autres méthodes de recherche, elle y est portée par l’importance du fait littéraire dans l’histoire, essentiel pour ce mouvement singulier d’une mémoire rappelée sans cesse par sa défaillance et d’une identité auctoriale inspirée par les conséquences de l’histoire (« ontologie » d’un moi et d’un monde éclatés). Il s’agit surtout de regarder dans le reflet ce qui le construit, comme miroir des résonances du passé, et non tant de s’approcher d’un monde qui ne saurait exister sans ce miroir selon Beckett : ce miroir et son narcissisme n’appartiennent pas à un monde détaché du réel, mais disent au contraire la réalité d’un monde dont le centre est l’homme pour qui le littéraire détient une fonction existentielle. Ce narcissisme ne se dit pas négativement pour dénoncer une déshérence, mais s’inscrit progressivement dans une mémoire à reconstituer au fil des références et des siècles, par un « spéculaire » visant bien à une « constitution d’un système » et à un « ensemble » non tant linguistique qu’ontologique. L’individu beckettien est replacé par cette étude dans un ensemble, comme une partie dont la fin, la « blessure », dit le rappel d’une autre langue, développée par la littérature (les références). Le critique fait de ce mouvement spéculaire une construction détournée de l’absurde comme évidement aphasique d’une langue acculée à se détourner d’elle-même, et paralysée par l’histoire ; cette hypothèse de lecture prend le risque de situer davantage Beckett comme lecteur de « l’après-guerre », dont la confiance en la langue par le littéraire, plus précisément, se donne comme tâche de donner sens à l’être. L’histoire littéraire qui s’accomplit par une pensée du littéraire, pour les outils de cette recherche, implique un attachement important aux valeurs littéraires engagées par l’auteur. Chaque chapitre participe à cette approche d’ensemble, traversant les siècles, les genres et les courants, pour tenter de suivre cette construction enrichie par la présence de l’anglais, dans les textes. La double langue semble souligner cette composante avec force langues redoublées, pour dire et justifier cette perspective qui prend fermement position dans le paysage des critiques beckettiennes.
6Enfin, si le « spéculaire » prend acte du fait littéraire comme « partie » d’un « ensemble », dont le principe est fondé sur l’« autocritique » au sens large, dans un système non figé et en « attente », où la présence de l’« ironie » est confrontée à la lumière du romantisme, l’étude ne s’appuie pas tant sur la réception des textes de Beckett que sur ses projets mis en abyme par ceux des personnages. La « prise de conscience » des personnages beckettiens est bien toujours à lire, selon cette proposition critique, comme une ouverture déterminée par la langue elle-même.
« Mais face aux remarques de Theodor Adorno et de Jean-Yves Tadié, qui se bornent au roman, la lecture de Beckett montre qu’il est également impossible au théâtre de s’affranchir de l’ironie romantique comme littérarité ; ou plutôt, qu’il est vraisemblablement illusoire de vouloir appréhender la littérature en termes génériques, puisque la littérarité transcende les genres. » (p. 232)
7Cette remarque, plus nuancée par ailleurs, souligne pourtant une autre prise de position déterminante pour l’étude qui vise surtout à trouver la cohérence de ces nombreuses références autoréflexives, voire en remettant en cause d’autres méthodes, moins pertinentes pour cette recherche.
8« Le sujet beckettien, comme le mélancolique, ne s’est pas relevé d’une blessure narcissique prohibant son identification ; dès lors, l’écriture désigne comme l’éternel recouvrement de cette plaie. » Dans le passage du « spéculaire » littéraire à la spécularité du « sujet », défini par l’« être de la langue », dont le narcissisme ouvre à ce mouvement constructif « éternel » au lieu d’enfermer dans l’identique, par la présence de l’autocritique et de l’ironie, on peut entendre, pour finir, la proposition de lecture la plus décisive de cette étude, caractérisée par des prises de position avancées avec fermeté et suivies avec engagement, en prenant le risque par exemple, de ne pas consacrer de chapitres aux autres orientations et débats beckettiens.
9Si l’œuvre de Beckett est déjà connue par bien des aspects, ce livre a choisi de suivre le « spéculaire » comme une notion de renouvellement contemporaine déjà en prise avec la mémoire critique de notre passé, pour se tourner vers ses possibles, du côté de l’auteur, comme modèle pour l’homme.