Le second printemps de Champfleury
1Il semble que l’on s’intéresse à nouveau à Champfleury. En témoignent les Actes d’un colloque dirigé par Gilles Bonnet, Champfleury écrivain chercheur, publié en 2006, chez Champion, et ce livre de Bernard Vouilloux qui aborde l’œuvre du polygraphe dans le rapport qu’elle entretient avec l’image, et plus particulièrement avec les arts populaires non légitimés par la tradition académique. C’est se centrer sur l’Histoire des faïences patriotiques sous la Révolution (1867), sur l’Histoire de l’imagerie populaire (1869), sur l’Histoire de la caricature (1865-1888).
2Ces « histoires » ne sont pas analysées, pour elles-mêmes, dans une perspective monographique, elles sont considérées comme une sorte de grand tout discursif, qui hausse ce qu’un Huysmans aurait appelé « l’inart » à une dignité nouvelle. Le positionnement de Champfleury, en ses débuts, est donc implicitement polémique, il fait sens par rapport à ceux qui prétendent incarner, dans leur mode de vie, dans leur pratique de collectionneurs, comme dans leur manière d’écrire, une « élite artiste ». C’est ce qui explique pourquoi, non sans humour, B. Vouilloux confronte le discours critique que les Goncourt développent sur Champfleury au discours non moins critique que celui-ci tient sur les deux frères, sur leur érudition, sur leurs pratiques de collectionneurs.
3L’entrée la plus favorable, pour comprendre « le grand récit » que l’auteur des Bourgeois de Molinchart développe sur les arts mineurs, est à coup sûr, la caricature à laquelle Champfleury donne une extension qui va bien au-delà de ce que l’on entend aujourd’hui par cette expression, si l’on se réfère aux travaux désormais classiques de E. Kris et d’E. Gombrich, ou de Denis Mahon. Champfleury invoque, lui, à titre de critères définitionnels l’idée d’exagération, de déformation dans la mesure où elle est au service d’une intention polémique. Faute de quoi, on donnerait dans « les caprices, les chimères, les fantaisies ». Sur le plan des rapprochements génériques, et pourrait-on dire intersémiotiques, la caricature lui semble apparentée à la parodie et à la satire. Enfin, elle se donne souvent à regarder comme symbole, mais d’un type particulier. Il y aurait, selon Champfleury une vertu immédiate des images caricaturales qui échapperaient au symbolisme prémédité par les clercs. Serait ainsi réalisée, via le caricatural ou l’imagerie populaire, « l’utopie d’une écriture analphabète » susceptible d’être éloquente pour tous. On comprend alors pourquoi Champfleury privilégie l’image sur les légendes qui accompagnent les caricatures, affirmant par exemple, la primauté de Daumier sur Gavarni, caricaturiste trop « littéraire ». B. Vouilloux montre ensuite que Champfleury n’est pas sans accorder une grande attention au « matériel de l’art », aux moyens expressifs de la caricature, en faisant preuve d’une véritable acuité d’observation, ou en accordant un intérêt particulier aux conditions de production des images. Cet iconologue autodidacte se méfie des envolées descriptives, des transpositions d’art, des recherches « coloristes » des modernes qui croient rendre compte des images en multipliant les épithètes et en cherchant une sorte d’émulation de la plume et du pinceau. Si l’écriture artiste est visée, si Gautier et les Goncourt sont mis ainsi en cause, il faut faire la part d’une polémique dont la cible est plus générale. Contre l’esthétique, dans tous les sens du mot, Champfleury en appelle à l’érudition et à l’archéologie. Contre l’esthétique ? Entendons contre l’esthétique des philosophes qui, à l’instar de Hegel, construisent des systèmes. Comprenons encore, parmi les esthéticiens, ceux qui privilégient l’émotion sensible ou qui se réclament d’un formalisme subjectif, en racontant les émotions que leur donnent « les frottis », les balafres des « coups de pinceau ». Mais si ce positionnement polémique est sans ambiguïté pour ce qui concerne les cibles qu’il se donne, il est rien moins que simple lorsqu’il s’agit de définit ce qu’érudition veut dire. Car Champfleury, l’autodidacte, se méfie des « savants ». Le collectionneur polygraphe se réclame d’un connoisseurship qui ressortit à bien des égards au savoir qui caractérise les amateurs et les curieux. L’archéologie, garant de sérieux, est en outre un rempart contre les herméneutes abusifs qui aperçoivent partout du symbolique, dont ils veulent donner les clés. Considérés néanmoins comme des indices éloquents des mœurs d’une époque, les arts populaires appellent une lecture historienne nécessairement imparfaite, parce qu’on ne devient jamais contemporain du passé, on ne le comprend que par une sorte de remontée analogique jamais totalement achevée. Il est vrai que Champfleury postule contradictoirement qu’une empathie pourrait faire coïncider le sujet regardant et l’objet regardé, par la rencontre d’une double sincérité, celle de l’historien et celle du producteur des objets sémiotiques. Ces tensions, fort bien mises en évidence par B. Vouilloux, se rencontrent sur un autre plan. La méthode historique se double d’une méthode comparatiste qui décèle, à travers les cultures, des imaginaires communs, propres aux peuples des différentes civilisations envisagées. Car, encore une fois, art mineur signifie en réalité art populaire, et c’est bien du peuple considéré en soi comme une réalité absolue, que Champfleury entend toujours parler, comme si ce peuple avait une essence qui se dirait dans ces objets de peu, dont l’écrivain se veut la fois le collectionneur et l’historien. Mais ce faisant, il élabore une histoire des images, il définit quoi qu’il en ait une esthétique vertueuse, gagée non sur la manière, mais sur la sincérité ou la naïveté, et surtout il participe à l’élaboration d’un nouveau paradigme. On peut voir chez Champfleury une célébration du naïf, qui fait songer à l’intérêt que Rimbaud ou Verlaine ont porté aux images d’Épinal. Célébrant l’art sans art, il participe, comme le dit B. Vouilloux, de ce mouvement de sensibilité qui aboutira à la valorisation du primitif dans l’art, à travers la triade du fou, de l’enfant, du sauvage.
4Cet essai, toujours rigoureux, remarquablement illustré, remet ainsi en perspective l’œuvre de Champfleury, qui se trouve au carrefour de plusieurs champs. Il éclaire avec une grande vigueur intellectuelle la portée idéologique d’une contre-histoire de l’art, l’éthique et l’esthétique qu’elle implique, et fait apparaître toute la portée d’une entreprise pionnière, dont on peut penser qu’elle a également un point d’application dans la production littéraire de Champfleury, notamment dans ses pantomimes, genre qu’il a voulu renouveler, recréer, de même qu’il a entrepris de faire redécouvrir les arts populaires, de les fonder en dignité, en les jugeant dignes de devenir l’enjeu d’une collection, d’une entreprise muséale, d’une Histoire.