Penser l’altérité dans la relation
1L’ouvrage La modernité littéraire indienne : Perspectives postcoloniales dirigé par Anne Castaing, Lise Guilhamon et Laetitia Zecchini est un ouvrage d’une importance conceptuelle capitale à l’heure où les études postcoloniales se développent doucement en France, comme l’attestent la traduction française tardive de The Location of Culture1, traduit en 2007 par Françoise Bouillaux, et la parution récente de deux des ouvrages de Gayatri Chakravorty Spivak en France, Les subalternes peuvent-elles parler ? aux Éditions Amsterdam et En d’autres mondes, en d’autres mots aux Éditions Payot. Pourtant, est-il nécessaire de rappeler que les Postcolonial Studies sont nées il y a plus de 20 ans dans les départements de Cultural Studies anglo-saxons ? Ces « études »2 se sont construites dans la mouvance des discours anti-impérialistes et ont elles-mêmes hérité des disciplines propres aux « humanités » européennes. Elles cherchent à repenser le phénomène colonial à l’aune du monde globalisé dans lequel nous vivons et sont loin d’être une pensée anti-européenne — ce qu’on a pu leur reprocher. L’ouvrage La Modernité littéraire indienne arrive à point nommé à l’heure où les études postcoloniales font aussi l’objet de critiques virulentes3 en France. La parution en janvier 2010 du livre de Jean-François Bayart, Les Études postcoloniales, un carnaval académique4 est caractéristique de la tendance générale au rejet de la pensée postcoloniale en France. L’ouvrage de J.-Fr. Bayart indique que cette pensée serait inutile dans la mesure où les auteurs français des années 1950 et 60 auraient déjà formulé des critiques similaires à celles élaborées par les études postcoloniales. L’auteur reproche également à ces études d’occulter l’historicité des sociétés et du moment colonial et les accuse de ne penser qu’en termes de discours et de représentations aux dépens du travail de terrain. Par ailleurs, à la fin de son ouvrage, J.-Fr. Bayart prône la dimension ouverte à la diversité qui, selon lui, doit être le propre des études postcoloniales. Il s’agit pour lui de penser l’empire non comme « une roue dont les rayons ramèneraient au centre, les périphéries ne communiquant qu’avec celui-ci ou par son intermédiaire »5 mais comme une « chambre d’écho » au sein de laquelle « résonnent et circulent […] idéologies, modèles administratifs, croyances religieuses, marchandises, techniques du corps, hommes de sciences et de foi, fonctionnaires et marchands6. » Dans sa recension de l’ouvrage de J.-Fr. Bayart, recension intitulée « La postcolonisation de la recherche française est-elle positive ? », Florian Louis nous invite à penser le phénomène postcolonial comme « une forme de connexion à sens multiples, entre différents pôles en interactions »7. La Modernité littéraire indienne s’inscrit précisément dans cette optique dans la mesure où il cherche à redéfinir la pensée postcoloniale comme « mode de relation à l’Histoire, à la tradition et à la diversité culturelle »8. Ce même ouvrage se concentre sur la question du discours, notamment littéraire, et se propose de rappeler également la dimension proprement politique et pratique des théories postcoloniales. Il insiste sur la nécessité de ne pas homogénéiser cette pensée, pour le moins éclatée et disparate. Le refus de l’homogénéité est à percevoir dans la diversité même des contributeurs puisque l’ouvrage réunit aussi bien des écrivains tels U.R. Ananthamurthy ou Amit Chaudhuri que des professeurs de littérature et de langues indiennes. D’autres écrivains indiens parlent également à travers leurs traducteurs français.
2La problématique centrale de l’ouvrage concerne l’étude de la manière dont le processus colonial a joué « un rôle déterminant dans l’évolution de ces littératures vers la modernité »9. Cette formulation est problématique dans le sens où elle pourrait suggérer que la modernité serait un point fixe à atteindre dans une perspective téléologique. En revanche, il est évident que le rapport étudié ici est bien celui entre colonisation et modernité/émergence d’une littérature moderne alors que la colonisation peut être entendue comme étant un produit né des idéologies de la modernité. La colonisation est présentée dans l’ouvrage comme un « traumatisme historique dont les traces ne peuvent être occultées »10 à l’origine de « bouleversements sociaux, politiques, idéologiques, culturels, intellectuels, psychologiques et identitaires qui ont marqué de façon durable et profonde toutes les littératures d’Asie du sud »11. L’ouvrage, en rappelant que la pensée postcoloniale cherche à problématiser le rapport à l’Histoire, indique bien que cette dernière est nécessaire pour penser le rapprochement théorique entre le processus colonial et l’émergence de la modernité littéraire indienne.
3Le découpage en trois parties est convaincant puisque le classement apparemment chronologique, évoluant des origines de la modernité littéraire vers la pensée postcoloniale en passant par les littératures de la Partition, retrace finalement la logique de la modernité littéraire indienne. La première partie « Traditions et Réinvention : L’imaginaire mythique aux sources de la modernité littéraire » pense le rapport entre les textes étudiés et les divers héritages et traditions dans lesquels ils s’inscrivent pour mieux les interroger et les réinventer. Elle comporte, entre autres, des traductions de textes d’U.R. Ananthamurthy et de Nirmal Verma. Cette première partie démontre comment les textes vernaculaires indiens sont le produit d’un véritable dialogue avec les formes littéraires occidentales. En ce sens, les textes vernaculaires ne sauraient être perçus comme une simple réponse à valeur de « contre-attaque » contre l’ancienne puissance coloniale. Comme le mentionne Lætitia Zecchini dans le chapitre sur « La relecture politique du Mahâbhârata dans Sarpa Satra », ce qui est en jeu pour ces auteurs, c’est « de lutter, composer, dialoguer avec toutes les facettes de soi-même, dont mais jamais exclusivement, l’Histoire ou l’héritage colonial »12. La première partie met également en lumière le fait que la littérature, loin d’être un objet culturel figé, ne saurait se penser autrement que dans son rapport au temps et à l’histoire. L’ouvrage effectue, au demeurant, un travail rigoureux de contextualisation des textes indiens.
4La deuxième partie propose d’examiner comment la littérature se fait récit inédit du moment colonial et de la violence qui lui est inhérente à travers une étude de ballades orales populaires ou de textes littéraires comme ceux de K.B. Vaid, Jibanananda Das ou encore Agyeya, auteurs tous représentatifs d’une modernité littéraire indienne, qu’elle soit bengalie, hindie, etc.
5Enfin, la dernière partie s’appuie plus particulièrement sur l’analyse de textes littéraires à travers une approche postcoloniale. C’est le cas de l’article d’Émilienne Baneth-Nouailhetas qui met en exergue l’ambivalence de la littérature coloniale de Rudyard Kipling et donne à voir des instances où le subalterne n’a pas nécessairement le droit de parler mais prend néanmoins la parole. L’article d’Émilienne Baneth-Nouailhetas est tout à fait révélateur de l’utilité des « moyens » proposés par la critique postcoloniale pour penser le constant travail de redéfinition dont les traditions doivent faire l’objet, en l’occurrence la tradition littéraire coloniale dont elle évoque « la complexité discursive et énonciative »13 qui est à l’œuvre dans les récits. Lise Guilhamon pense la diversité des langues présente au sein de textes littéraires indiens de langue anglaise, analyse les interactions entre langue anglaise et langues vernaculaires et s’interroge sur les atouts propres aux Postcolonial Studies pour précisément penser l’altérité. La dernière partie comporte également une traduction par Lise Guilhamon d’un texte d’Amit Chaudhuri dans lequel ce dernier évoque le rapport entre littérature, histoire et modernité en présentant le texte littéraire comme un espace dans notre histoire et la modernité elle-même comme espace transitionnel. Enfin, l’ouvrage se termine sur l’excellente recension de l’ouvrage de Jean-Loup Amselle par Laetitia Zecchini dans laquelle celle-ci redéfinit finalement ce qui fait la spécificité et la pertinence des études postcoloniales aujourd’hui.
6Selon nous, les atouts de cet ouvrage sont perceptibles à plusieurs niveaux. D’une part, l’ouvrage resitue la pensée postcoloniale dans un contexte théorique plus général. La préface est très éclairante au sens où elle rappelle les critiques, fondées ou non, lancées contre ce domaine de recherche. Les Postcolonial Studies ont fait l’objet de critiques du fait de leur supposé « intellectualisme » et du retranchement des élites issues des pays anciennement colonisés dans ce qui a pu être considéré comme une « niche universitaire ». Cette dernière critique occulte totalement le fait qu’il existe de véritables rapports de pouvoir à l’œuvre entre les institutions. Par ailleurs, il a tantôt été reproché à la pensée postcoloniale d’être trop abstraite, tantôt de ne s’appuyer que sur le discours et pas assez sur les faits. Enfin, les critiques les plus courantes tournent autour de la supposée propension des Postcolonial Studies à favoriser la dichotomie et des postures de résistance caricaturales, à produire une fétichisation de l’hybridité et finalement, à générer une forme d’essentialisation des identités. Le présent ouvrage propose justement un travail de redéfinition des termes et des méthodes.
7La nécessité de penser le monde hors d’un prisme visant à l’uniformisation est présentée comme un véritable leitmotiv dans le recueil et va de pair avec le projet postcolonial visant à « penser la différence dans la relation »14. Ce projet constitue le moteur même de l’ouvrage La Modernité indienne ; la pensée de l’altérité dans la relation s’illustre par une volonté de décloisonnement du savoir perceptible ici à travers la publication de textes indiens, nés durant la période coloniale ou publiés plus récemment, et circulant peu en France. Un accès élargi à ces textes est désormais rendu possible d’une part par la présence même de ces écrits au sein d’un ouvrage critique français ; d’autre part, par le travail conséquent de traduction qui a été réalisé afin que ces textes puissent circuler et être lus en français. On songe par exemple aux traductions de textes initialement écrits en hindi, bengali et anglais, par exemple les traductions des textes Brandon d’éternité de Nirmal Verma et Le train de Lahore de K.B. Vaid, toutes deux proposées par Annie Montaut ou celle de 1946-1947, texte écrit par Jibanananda Das, présenté et traduit par Olivier Bougnot. Le désir de privilégier les textes vernaculaires sur d’autres textes de langue anglaise participe du projet général des auteurs d’ouvrir un espace critique dans lequel ces écrits pourront se positionner au sein des études postcoloniales, alors que certains auteurs indiens réfléchissent précisément à la manière d’écrire en Inde aujourd’hui. La question de la conception du temps est centrale dans l’ouvrage dans la mesure où les auteurs indiens, notamment U.R. Ananthamurthy, évoquent la temporalité non comme linéaire mais bien comme quelque chose relevant d’une expérience commune. Cette pensée de la contemporanéité du passé dans le présent, du temps comme moment de la rencontre avec l’autre selon Achille Mbembe, rappelle d’ailleurs l’expression utilisée par Keya Ganguly dans son article « Temporality and Postcolonial critique » où le temps est présenté comme « an integral and structuring principle of experience and understanding »15. Les auteurs indiens réfléchissent eux-mêmes aux théories développées par la pensée postcoloniale ; il était donc nécessaire de leur faire une place au sein de cette dernière.
8On regrette peut-être qu’il n’y ait pas de présentation des auteurs traduits de manière plus systématique. Ainsi, les chapitres d’Annie Montaut sur Brandon d’éternité de Nirmal Verma et d’Anne Castaing sur le roman de K. B Vaid, Guzrâ huâ zamânâ, proposent une contextualisation pertinente des textes en amont de leurs propres traductions des textes. Il eût été bienvenu de trouver ce type de mise en contexte pour tous les écrits traduits, ce que les biographies des contributeurs à la fin de l’ouvrage font néanmoins partiellement.
9Quoi qu’il en soit, cet ouvrage s’inscrit de manière fondamentale dans les Postcolonial Studies en faisant de la nécessité du dialogue entre diverses traditions, théories et voix, son véritable fil conducteur, afin de toujours penser l’autre dans la relation et de faire entendre toutes les voix alternatives ou rendues silencieuses par l’histoire. Selon la formulation d’Anne Castaing dans son travail sur K.B Vaid, il s’agit bien de faire entendre la voix de ces textes vernaculaires mais aussi de « laisser l’Histoire se dire par l’histoire »16. L’ouvrage a aussi le mérite d’adopter une perspective proprement littéraire, ce qui n’est pas négligeable à l’heure où la dimension trop théorique et abstraite de la pensée postcoloniale est critiquée. Par ailleurs, si l’on a reproché aux études postcoloniales de ne penser que le discours et les représentations, il est vrai que celles-ci ont négligé le discours littéraire. La Modernité littéraire vient précisément combler cette lacune. De manière générale, cet ouvrage, et notamment l’article de Claudine Le Blanc, invite à penser le littéraire comme potentiellement producteur d’un savoir historique qui laisse entendre des voix inouïes. La Modernité littéraire est en somme disciplinairement « délocalisé » au sens de Homi Bhabha puisqu’il se situe précisément à la confluence de plusieurs disciplines. Par sa pratique de la traduction, son ouverture aux langues indiennes, les postulats qu’il pose et sa conception même, l’ouvrage constitue une contribution indéniable aux études postcoloniales françaises. À l’heure où l’on s’interroge sur ce que serait une identité nationale française, il nous semble essentiel de rappeler la dimension fluctuante et multiple de l’identité et de penser la question de la diversité. Le choix d’étudier la modernité littéraire indienne n’est d’ailleurs pas anodin. L’Inde, dont la modernité repose sur la diversité des langues, des communautés, etc., est bien l’exemple que l’idée de nation et la diversité peuvent être pensées ensemble et que l’altérité doit être pensée dans la relation.