Lautréamont, *** et Ducasse dans la Pléiade
« Auriez-vous la bonté de faire la critique de cette brochure dans votre estimable journaL. »
(« Correspondance », p. 301)
1Reprise de la « publication permanente » (p. 298) : la précédente édition des œuvres d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, dans la Bibliothèque de la Pléiade datait de 1970. Ducasse était associé à Germain Nouveau pour des raisons probables d’espace éditorial, mais non sans légitimité critique, si l’on se réfère aux travaux de l’éditeur. La même année, en effet, Pierre-Olivier Walzer réunissait Charles Cros et Tristan Corbière dans un volume de la même collection ; avec Mallarmé et Rimbaud, dont les Pléiades étaient plus anciennes, six précurseurs du symbolisme se trouvaient donc édités, sur les sept évoqués par P.-O. Walzer dans son essai La Révolution des sept (Neuchâtel, La Baconnière, 1870). Le septième, Jules Laforgue, manque encore au catalogue de la collection. Aujourd’hui, l’évolution de la mémoire du grand public a décidé la réédition de Lautréamont seul et l’abandon de Nouveau, Cros et Corbière.
2La nouvelle Pléiade, réalisée par Jean-Luc Steinmetz, publie les différentes œuvres de Ducasse dans un ordre chronologique. Elle produit deux fois le texte intégral en cas de variantes significatives : Les Chants de Maldoror. Chant premier (1868) ; Les Chants de Maldoror (1869). Suivent Poésies I, Poésies II (1870), la correspondance et deux textes d’attribution incertaine.
3On trouve, dans une deuxième partie du volume, une anthologie de « lectures » d’écrivains. Cette anthologie sert d’introduction à la grande diversité des réceptions des œuvres de Ducasse. Elle complète utilement, aussi, le travail de l’éditeur, qui est une tentative de conciliation de la grande diversité des traditions critiques, dont J.-L. Steinmetz paraît n’avoir retenu que ce qui se rapporte au texte.
4On a aujourd’hui, sur la vie de Ducasse, davantage d’éléments susceptibles d’éclairer l’œuvre. D’une Pléiade à l’autre, Isidore Ducasse a passé et obtenu son baccalauréat ès lettres en 1865 avec la mention passable. Il s’est inscrit, la même année, en classe de mathématiques élémentaires et l’année suivante, son nom « figure sur une liste d’élèves aptes à passer les examens du baccalauréat ès sciences » (« Chronologie », p. xliv). De quoi s’étonner un peu moins de l’hymne aux mathématiques du chant II, 10.
5On en sait davantage, aussi, sur la famille Dazet : sur Jean Dazet, correspondant du jeune Ducasse à Tarbes ; sur son deuxième fils surtout, Georges Dazet, qui n’est plus, avec Henri Mue, le « confiden[t] » des « espoirs » ou le « complic[e] » des « plaisirs » de Ducasse1 : il est son cadet de six ans. « Dazet », destinataire du Chant premier de 1868 — devenu dans l’édition de 1869 : « poulpe, au regard de soie » (p. 50) — fait également partie des dédicataires des Poésies. Il a désormais l’âge des « êtres imaginaires, à la nature d’ange » (p. 129) qui plaisent à Maldoror et dont Mervyn, « seize ans et quatre mois » (p. 225), est la dernière manifestation.
6En ce qui concerne la correspondance, la nouvelle Pléiade intègre la lettre à Victor Hugo découverte en 1980. Quant aux trois lettres « à Verboeckhoven », longtemps adressées « à Verboeckhoven (?) » (Hubert Juin, Gallimard, 1973) ou « à [Poulet-Malassis] » (J.-L. Steinmetz, GF, 1990), elles trouvent dans l’éditeur de Baudelaire, « à coup sûr, leur réel destinaire » (p. 688 : J.-L. Steinmetz avait déjà pris ce parti dans son édition pour Le Livre de Poche, 2001).
7Le choix de l’ordre des textes, enfin, précise le statut des œuvres. Les Chants de Maldoror. Chant premier (1868) intègre le corpus général et quitte l’état de variante qu’il avait dans la précédente Pléiade. Les Poésies, parfois remisées dans les annexes, après la correspondance (Hubert Juin, Gallimard, 1973), font désormais partie de l’œuvre. Elles abandonnent le statut de « Préface à une œuvre future2 » qu’on leur attribue souvent à partir d’une lettre à Joseph Darasse (p. 309). J.-L. Steinmetz, de ce point de vue, rejoint la position d’Aragon : « Lorsqu’une préface n’est suivie d’aucun effet textuel, elle cesse instantanément d’être préface pour devenir ce qui lui plaît » (p. 424).
8La préface de P.-O. Walzer s’intitulait « De Ducasse à Lautréamont », celle de la nouvelle Pléiade propose de réfléchir dans l’autre sens : de Lautréamont, auteur des Chants de Maldoror – et même de « *** », auteur des Chants de Maldoror. Chant premier –, à Ducasse, auteur des Poésies. J.-L. Steinmetz reste fidèle à l’esprit de « retour au texte » qu’il a défini avec Henri Scepi pour la revue La Licorne3 (2001) et conservé dans Reconnaissances4 (2008).
9Ducasse nous est donné par l’étude de trois identités textuelles successives, qui reflètent trois degrés de son appétit éditoriaL. L’anonymat, dans la première version, semble une invitation à confondre la figure de l’auteur avec le personnage de Maldoror, que J.-L. Steinmetz explique par l’étymologie : le « “Mal” qui inaugure son nom », la « filiation avec […] l’horror (mot latin) ou l’aurore » (p. x). En 1969, l’invention du comte de Lautréamont, sa noblesse, marquent une volonté de se faire connaître. Contrairement à d’autres commentateurs, J.-L. Steinmetz ne développe pas le lien entre le pseudonyme et Latréaumont, de Sue – qui figure au catalogue d’Albert Lacroix. Il juge le rapprochement décevant et cette parenté « lointaine » davantage le fait d’une « précaution commerciale » (p. x-xi). Telle est peut-être aussi la palinodie des Poésies. Pour ces écrits d’apparence respectable, qu’il signe de son nom, Ducasse multiplie d’ailleurs les précautions : Poésies II est une « publication permanente » et sans prix ; « les personnes qui recevront les premières livraisons sont priées de ne pas les refuser » (p. 298). Mais peut-être cette façon de s’assumer comme littérature industrielle, soulignée par le choix du fascicule, est-elle en même temps un gage supplémentaire d’ironie.
10La question de la sexualité dans Les Chants de Maldoror est en général laissée de côté. Le rapprochement entre les différents chants premiers la rend inévitable : Georges Dazet, destinataire de la version anonyme de 1868, disparaît dans les versions suivantes, en raison inverse de la récupération de l’œuvre par l’auteur. Caviardé (« D*** ») dans le recueil Parfums de l’âme, publié la même année, il est absent des Chants de Maldoror de 1869. « Celui-là, » juge J.-L. Steinmetz, « n’en persiste pas moins à vivre en aparté dans le reste de l’œuvre » (p. xii) : dans les jeunes garçons martyrisés par Maldoror, qui ont à peu près son âge ; dans Mervyn, très probablement (voir chant VI, 1 et n. 4, p. 655).
11Aussi l’éditeur de la Pléiade n’exclut-il pas que Ducasse ait été un « remarquable pervers » autant qu’il fut un « expert rhétoricien » (p. xiii). Sa démonstration a le mérite de trancher un point que d’autres commentateurs, comme P.-O Walzer dans la précédente Pléiade, abandonnent à la légende :
Le traumatisme né du brusque internement entre les quatre murs du lycée de Tarbes est plus aisément décelable. Mais il se peut qu’il en existe un second, greffé sur un acte odieux, un “crime” commis à l’égard de quelque ami d’enfance, crime auquel les Chants font plusieurs fois allusion5.
12Fallait-il trancher la question de la scolarité ? J.-L. Steinmetz évoque un « supplice latent » pour Ducasse, « l’indécrottable bêtise des pions et la quiète suffisance des professeurs, véritables cuistres d’apparat » (p. xiv). Il fonde notamment son analyse sur l’allusion, faite dans le chant I, 12, à un lycée « gouverné […] par un paria de la civilisation » (p. 65) ; sur la fréquence, aussi, avec laquelle revient dans les Chants le thème de l’étranger. S’il convient de ne pas sous-estimer la violence et la solitude que représente un déracinement pour un jeune homme, le tableau nous semble pouvoir être nuancé : Ducasse ne dédicace-t-il pas ses Poésies à un professeur de rhétorique et à d’anciens camarades – à qui il avait envoyé, pour certains, un exemplaire des Chants de Maldoror ? N’a-t-il pas préparé deux baccalauréats successifs ? Avec ses surnoms supposés, « le Montévidéen » (chant I, 7), « le philosophe incompréhensibiliste », Ducasse devait avoir au lycée un comportement et une réputation proches de Baudelaire ; ce dernier, néanmoins, fut renvoyé de son établissement.
13Avec le « retour au texte », enfin, il s’agit de se garder en même temps des dérives du textualisme et du biographisme. Pour le premier écueil, J.-L. Steinmetz ne peut faire l’économie d’une annotation abondante, dans le cas d’une œuvre, surtout, qui énumère elle-même une partie de ses sources. On note cependant qu’un tri a été tenté : la thèse de Pierre Capretz, Quelques sources de Lautréamont (1950), paraît peser moins lourd que dans d’autres éditions des Chants ; la part de l’Antiquité un peu plus, notamment dans le chant I ; et lorsque les intertextes se bousculent, J.-L. Steinmetz choisit la source qu’aura citée Ducasse lui-même, dans une autre partie de son œuvre ou dans sa correspondance6.
14Pour le second écueil, J.-L. Steinmetz se limite au projet défini dans sa préface : Ducasse projette « des fragments de présence » dont les notes « relèvent les occurrences » (p. xi). On peut s’interroger, à ce propos, sur une tendance de l’annotation – partagée d’ailleurs par la majorité des éditions de Lautréamont — à transporter l’action des Chants de Maldoror dans la pampa uruguayenne. On reprochera surtout à J.-L. Steinmetz de ne pas expliquer au même endroit, dans le volume, tous les aspects de son travail d’annotation, qui pourtant est particulièrement diversifié : l’introduction aux notes sur les « fragments de présence », on l’a vu, se trouve dans la préface ; celle sur « l’activité des Chants ou des Poésies dans les œuvres qui s’en réclam[ent] » est à la p. 700.
15La question de la folie de Ducasse est renvoyée dans la seconde partie du volume, où elle prend la forme d’un débat par articles interposés. La thèse, soutenue par Bloy, Gourmont, Thibaudet ou Maeterlinck, est contestée par Genonceaux, Larbaud, Breton ou Blanchot. Elle fait désormais partie, en tout cas, de l’histoire de la réception. Cette réception se présente sous la forme d’une anthologie de textes d’écrivains :
À ceux-là donc, par préférence, la priorité a été accordée dans ces pages, au déficit d’autres paroles assurément justes, mais moins directement impliquées dans l’acte de création (p. 698-699).
16La lecture d’une anthologie est en même temps et inévitablement l’exercice d’une frustration qu’il est inutile, à l’évidence, de reprocher à J.-L. Steinmetz. On peut néanmoins faire remarquer que la publication de certains textes, évoqués parfois largement dans les notes, aurait rendu la frustration plus douce : un article de Malraux (p. 713) ; un article d’Eluard contre Le Disque vert (p. 720) ; une préface de Soupault assassinée par Aragon, Breton et Eluard (p. 722) ; la suite d’une polémique entre Camus et Breton (p. 740) ; une préface d’Édmond Jaloux pour Corti (p. 743) ; enfin, malgré leur « intérêt secondaire », la totalité des contributions du Disque vert (p. 713).
17Toujours est-il que la succession des textes et l’annotation donnent un bel aperçu de la fortune de Ducasse. On peut distinguer trois ensembles. Un est formé de ceux que Maurice Saillet a appelé Les Inventeurs de Maldoror (Les Lettres nouvelles, 1954 [rééd. Le Temps qu’il fait, 1992]). On trouve dans cet ensemble — d’Épistémon [Christian Calmeau] (1868) pour Les Chants de Maldoror. Chant premier, à Larbaud (1914), qui organise avec Fargue la découverte des Poésies — la première réception des œuvres de Ducasse. Les textes de l’entre-deux-guerres prennent volontiers la forme d’un témoignage et confinent parfois à la « recréation romanesque » (p. 718). Sur fond de surréalisme — dont l’œuvre de Ducasse paraît avoir donné le mode d’emploi —, une majorité s’accorde à dire que « l’heure de Lautréamont a sonné » (Paul Dermée, p. 385). Les Chants et surtout les Poésies sont donnés comme le détonateur d’une « crise fondamentale » et du « recommencement » du verbe (Breton, p. 426). Publiés après la guerre, les textes de Ponge, Artaud ou Masson (1946) et d’Aragon (1967) peuvent être lus comme des témoignages tardifs de cette crise.
18Le dernier ensemble est composé d’articles et de préfaces plus volontiers analytiques ; certains, dont l’étude de Marcelin Pleynet, symbolisent un courant de la critique. La plupart font l’essai d’une évaluation historique – non plus tellement absolue — de la révolution ducassienne. Aragon évoque avec justesse ce glissement d’une réception à l’autre, dans « Lautréamont et nous » (p. 533) :
Depuis ce que j’appellerai avec une certaine mélancolie mon temps, au contraire de ce que la durée fait généralement d’un homme et d’une œuvre, Ducasse et ses écrits sont passés du domaine de la légende à cel[ui] de l’histoire, ils se sont, comme le dit l’affreux jargon d’aujourd’hui, historicisés.
19À la croisée de l’histoire et de la légende, la nouvelle Pléiade propose une approche prudente de l’œuvre : « Inatteignable à portée, la prospérité du texte n’a que faire des malheurs de l’interprétation qui voudraient le réduire à merci » (p. xl). La même prudence établit l’identité de son auteur ; en substance : Les Chants de Maldoror et les Poésies ont été écrits par un jeune rentier parisien, jugé étrange et se jugeant étranger, et particulièrement soucieux — à la différence de Rimbaud, par exemple — de la publication de ses œuvres.