Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2010
Mai 2010 (volume 11, numéro 5)
Florence Gaiotti

Ceci n’est pas (seulement) une introduction à la littérature de jeunesse

Isabelle Nières-Chevrel, Introduction à la littérature de jeunesse, Paris : Didier Jeunesse, coll. « Passeurs d'histoires », 2009, 238 p., EAN 9782278059201.

1Le bref propos qui introduit l’ouvrage d’Isabelle Nières-Chevrel expose les intentions de son livre et les motivations qui ont présidé à son élaboration : issu de plusieurs cours proposés à des non-spécialistes, il « n’a pas d’autre ambition que celui de son titre, être une introduction à la littérature d’enfance de jeunesse ». L’auteure cependant précise : « Mais je pourrais tout aussi bien dire que ce livre a précisément l’ambition de son titre, être une introduction à la littérature d’enfance et de jeunesse. » Cette rectification n’est pas un simple effet rhétorique et la suite du propos signale de manière explicite l’engagement et l’exigence d’une enseignante et d’une chercheuse — désormais professeure émérite — qui œuvre activement en faveur de la légitimation universitaire du champ de la littérature de jeunesse depuis bientôt quarante ans. En effet, si les dix chapitres qui composent l’ouvrage ne répondent pas à une problématique unique ni n’imposent un parcours de lecture linéaire, ils confirment tous la volonté d’inscrire la réflexion et la recherche sur la littérature de jeunesse dans une histoire singulière qui croise parfois celle de la littérature générale mais qui « s’est construite dans sa propre tradition ».

2C’est sur cette histoire propre que revient I. Nières-Chevrel dans chacun des chapitres. Elle interroge d’abord les dénominations successives qui ont permis de désigner la production pour l’enfance et la jeunesse à partir du XVIIIe siècle : en revenant sur les termes de « Livres d’éducation », « Livres d’enfants », « Littérature enfantine » ou encore plus récemment « Littérature pour ou de l’enfance et la jeunesse », elle esquisse les premiers traits d’une histoire qui fait alterner ou se succéder des représentations parfois antagonistes de cette littérature, très évidemment liées à la représentation même de l’enfance. Le chapitre suivant revient sur cette histoire en mettant en avant le rôle des éditeurs tout particulièrement au XIXe siècle, les évolutions techniques qui vont notamment faciliter le développement de l’image, ou encore les modifications du public liées à la scolarisation progressive des enfants. Ces différentes données historiques sont mises en regard avec les formes et les genres prédominants des différentes époques. Ainsi, partant de l’Orbis sensualium pictus de Commenius (1658) et des textes ad usum delphini, dont fait partie le Télémaque de Fénelon, I. Nières-Chevrel rappelle la prédominance des contes à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, l’émergence du roman au XIXe siècle, d’abord inspiré par le roman de Defoe, Robinson Crusoë et qui se déploie ensuite à travers tous les genres romanesques ; elle expose également la concurrence de nouvelles formes plus étroitement liées à l’image : la bande dessinée (notamment grâce à l’apparition de la presse enfantine) et surtout l’album qui connaît plusieurs périodes de développement, au début du XXe siècle puis dans les années 1970.

3Ces repères historiques font ainsi apparaître certains parallèles avec l’histoire de la littérature générale mais ont surtout pour but de montrer les spécificités de la littérature de jeunesse, son autonomie, même relative, et ses valeurs propres : si les références à la littérature générales sont loin d’être absentes, si certains outils de l’analyse littéraire sont utilisés pour commenter les formes proposées dans la littérature de jeunesse (notamment les travaux de G. Genette), I. Nières-Chevrel ne cesse de revendiquer ces spécificités.

4Ainsi la réflexion sur les formes littéraires (chapitre 5) revient sur ce que la littérature de jeunesse doit aux formes préexistantes de la littérature générale (par exemple le roman par lettres au XVIIIsiècle), à la littérature didactique (tels les Abécédaires qui vont progressivement abandonner leur visée didactique au profit d’une dimension esthétique et ludique ) ou à la littérature édifiante à l’image des Vies des hommes illustres de Plutarque qui a inspiré notamment de nombreuses pages du Tour du France par deux enfants. I. Nières-Chevrel explore les jeux de voix et de point de vue qui se développent aussi dans le roman pour la jeunesse à partir du XIXe siècle et plus sûrement encore dans la deuxième du vingtième siècle au moment où le regard sur l’enfance se modifie radicalement. Cependant, elle rappelle comment la tradition orale a donné forme à une littérature pour les tout jeunes lecteurs, grâce au développement des albums qui mettent en scène et adaptent aussi bien des contes traditionnels que des comptines, menteries et autres jeux sur le langage et les nombres, tout en proposant aussi de véritables créations verbales et iconiques qui n’ont pas d’égal en littérature générale.

5L’album est sans conteste « la grande invention de la littérature d’enfance et de jeunesse » pour I. Nières-Chevrel qui a consacré une large partie de ces recherches à cette forme notamment à travers l’étude des relations entre le texte et l’image1. Et l’on ne se saurait la contredire. Forme hybride, née dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’album n’a cessé de jouer, comme elle le montre à travers de multiples exemples dans le sixième chapitre, sur ses possibilités matérielles (double page, pliure, demi-page, ou encore page découpée) qui permettent d’inventer de nouveaux rythmes de lecture, de créer des effets temporels qu’aucune autre forme textuelle n’est capable de créer. Les rapports du texte et de l’image ont donné lieu également à des possibilités de représentations jusque-là inexplorées. C’est à travers les notions de « narrateur verbal » et de « narrateur iconique » (retenu aux dépens du terme « narrateur visuel », initialement choisi) que l’auteure propose une analyse des différentes relations textes/images. Elle souligne par ce choix terminologique la nécessité d’aborder comme « un ensemble insécable » (p. 129) la création produite par le texte et l’image, tout en se donnant les moyens de relever les possibilités et les contraintes propres à chaque mode de représentation pour figurer les personnages, représenter le temps, opter pour un point de vue, exprimer des sentiments ou encore formuler des virtualités. Elle revient notamment sur la capacité du seul texte à « affirmer que quelque chose n’est pas ou ne doit pas être ». « L’image, poursuit-elle, ignore la négation » (p. 136). C’est très évidemment un sujet central pour qui s’intéresse à l’album et le point de départ d’une réflexion qui permet aussi d’appréhender les différentes stratégies mises en œuvre par les auteurs-illustrateurs pour contourner cette impossibilité initiale et exprimer par l’image, sinon la négation, du moins la disparition, l’absence ou encore le silence2. Ainsi de nombreuses pistes de réflexion sur les relations très complexes du texte et de l’image dans l’album sont proposées au lecteur comme autant de pistes que l’on peut continuer à explorer, comme autant d’objets de recherche à poursuivre : c’est sans doute l’un des grands chantiers pour les chercheurs en littérature de jeunesse.

6La spécificité de cette littérature tient aussi, comme l’auteure le montre dans les chapitres 7 et 8, aux composantes des fictions adressées aux jeunes lecteurs. Dans « Le petit zoo de l’enfance » (chap. 7), I. Nières-Chevrel revient sur la présence des animaux dans les livres pour la jeunesse : très marquée à partir des albums du Père Castor où les animaux sont à la fois humanisés et saisis aussi à travers leurs spécificités animales, cette présence s’amplifie au cours du XXe siècle, occupant une large part des albums pour les jeunes enfants : ours réels ou en peluche (Michka, Mitch), éléphant (Babar), souris, grenouille, sans parler des loups et autres lapins, tout un bestiaire, très souvent anthropomorphisé, qui permet de dire les réalités du monde (réalités du quotidien mais aussi réalités beaucoup moins réjouissantes comme la guerre ou la mort chez Elzbieta ou encore chez Ponti). Ce détour fictionnel devient possible, selon l’auteure, dès lors que « l’on ne croie plus que l’enfant est un petit animal » (p. 141). Pour I. Nières-Chevrel, Béatrix Potter avec Jeannot Lapin est l’un des premiers auteurs au début du XXe siècle à créer une figuration mixe de l’animal humanisé qui n’est pas tant un « masque d’humanité » — selon les principes de La Fontaine — qu’un « masque de l’enfance ». Si l’animal disparaît lorsque les livres s’adressent à des lecteurs plus âgés, l’autre constante de la littérature de jeunesse est celle du personnage-enfant, mis à l’honneur dans la littérature générale au XIXe siècle (Dickens, Hugo, Vallès) mais déjà présent dans la littérature enfantine dès le XVIIIe siècle : inscrit d’abord dans le cercle familial, il est plus tard associé aux autres espaces de sociabilité que sont l’école ou le quartier. I. Nières-Chevrel étudie alors différentes situations de l’enfant-personnage qui réfléchissent les relations avec la famille (cousinage chez la Comtesse de Ségur, opposition avec les adultes, situation de divorce ou encore personnage de l’orphelin) et avec les pairs (à travers les « communautés d’enfants » qui se déclinent de manière constante dans les romans du XXe siècle).

7Cette Introduction à la littérature d’enfance et de jeunesse invite également le lecteur à s’interroger sur le statut et les motivations des auteurs qui écrivent pour les enfants (chapitre 4). Le sujet est complexe : les choix des éditeurs, pour des raisons stratégiques, faussent parfois l’identification de ces auteurs en intégrant à leur collection des textes de littérature générale. I. Nières-Chevrel écarte précisément les auteurs dont l’intention première n’est pas de s’adresser aux enfants. Un travail de recension initial permet de remettre en cause certaines idées préconçues : il montre que la littérature de jeunesse est loin d’être dominée par des écrivains féminins, même si son développement, notamment au XIXsiècle, a permis à certaines femmes d’entrer en littérature, signant là une forme d’affranchissement.

8Parmi les nombreuses problématiques abordées dans ce chapitre, un sujet polémique affleure : en effet, contre l’avis de Françis Marcoin qui estime que la littérature de jeunesse est d’abord « une littérature d’éditeurs »3, elle rappelle que le poids des éditeurs n’est pas propre au champ de la littérature de jeunesse. D’autre part, elle défend le parti de la création en rappelant que nombre d’éditeurs ont aussi ou d’abord été des auteurs pour la jeunesse (Stahl-Hetzel ou plus, près de nous, François Ruy-Vidal ou Christian Bruel). Enfin, au-delà des stratégies éditoriales et des effets de mode, le succès pérenne de certains ouvrages pour la jeunesse pourrait attester d’une véritable création artistique et de l’engagement des auteurs dans l’écriture pour la jeunesse. C’est ce qu’elle montre dans la suite de ce chapitre en évoquant les motivations d’un certain nombre de grands auteurs comme Carroll, la Comtesse de Ségur, Barrie, Sendak, Elzbieta : chacun à sa manière fait « retour sur l’enfance » et puise dans les contraintes même d’une écriture adressée à l’enfant une forme d’énergie propre. La question est donc complexe et ce sujet a déjà été abordé de diverses manières et selon différentes perspectives, sans pour autant trouver une réponse définitive 4.

9Les deux derniers chapitres de l’ouvrage abordent, selon deux perspectives différentes, la question de la bibliothèque pour la jeunesse : bibliothèque vive, d’une part, à travers les traductions et les adaptations (chapitre 9), bibliothèque patrimoniale, d’autre part, à travers les instances de classicisation (chapitre 10). Deux approches incontournables pour réfléchir à l’histoire et au devenir de la littérature de jeunesse.

10« Les œuvres vivent de ce qu’on les bouscule un peu, de ce qu’on ne les lit pas toujours en entier, de ce qu’on les mentionne parfois sans les avoir lues (“Mais j’ai vu le film”) et — dans le meilleur des cas — de ce qu’on les lit avec bonheur, de ce qu’on les imite, de ce qu’on les transpose5. » Cette affirmation, glissée en fin de chapitre, aurait pu se situer en tête de la réflexion sur la traduction et l’adaptation proposée par I. Nières-Chevrel : la vie d’une œuvre dépend de multiples appropriations, plus ou moins respectueuses de l’œuvre elle-même. Le grand nombre de traductions et d’adaptations en littérature de jeunesse pourrait donc attester de la vivacité des œuvres. C’est ce que l’auteur va amplement nuancer dans sa réflexion en analysant des formes de récritures qui ne se contentent pas de « bousculer » les œuvres mais qui entraînent de véritables dénaturations idéologiques et esthétiques. L’histoire de la traduction en littérature de jeunesse montre en effet que bien des traducteurs et des éditeurs ont pris de libertés abusives par rapport aux textes originaux et ce jusqu’au 20ème siècle (Isabelle Nières-Chevrel rappelle quelques cas d’école, très éloquents, comme celui de Heidi, la merveilleuse histoire d’une fille de la montagne de Johanna Spyri, des Quatre filles du Docteur Marsh de L.M. Alcott ou, plus récemment, celui de Fifi Brindacier de Astrid Lindgren). Toutefois, elle indique qu’une étude précise sur l’histoire de ces traductions permettrait de compléter les recherches sur la représentation de l’enfant. La question de la traduction des albums et de ses difficultés est également évoquée : l’auteur déplore que, trop souvent, seul le texte soit pris en compte dans ce travail de traduction, aux dépens des relations du texte et de l’image. Enfin, c’est sur les adaptations que la critique est sans conteste la plus virulente : répondant trop souvent à des intérêts mercantiles et sous couvert de prise en compte du lectorat, les adaptations — qui sont propres à la littérature de jeunesse — dénaturent les textes d’origine, les privent généralement de tous leurs traits spécifiques culturels et esthétiques. Elles élargissent le champ de manière « verticale » et créent une hiérarchie socio-culturelle qui renforce les clivages entre culture lettrée et culture de masse. À travers l’étude de nombreux cas, l’auteur montre bien que cette pratique fragilise la littérature de jeunesse.

11I. Nières-Chevrel souligne également le caractère fragile et lacunaire de la bibliothèque patrimoniale, lié aux paradoxes de la reconnaissance dans le domaine de la littérature de jeunesse. En effet, l’enfant qui pourrait constituer une instance de reconnaissance ne produit pas de discours critique ; l’école a certes un rôle dans la promotion de la littérature de jeunesse mais, selon l’auteur, son influence dans le processus de classicisation est bien moindre que dans le champ de la littérature générale ; le rôle des éditeurs dans la constitution du patrimoine est lui aussi quelque peu nuancé : en effet, I. Nières-Chevrel montre que les rééditions ont sans doute assuré la permanence de certaines œuvres (elle salue notamment la démarche des éditions Circonflexe à partir des années 90) mais qu’elles ont parfois fait fi des spécificités significatives des ouvrages. Tel est le cas des premières rééditions de L’histoire de Babar, qui réduisent le format et amputent de quelques pages fondamentales l’album initial ; tel aussi le cas de l’album d’André François, Les Larmes de crocodiles (1955) dont la forme initiale est complètement ignorée lors de sa réédition en Folio benjamin en 1980. I. Nières-Chevrel déplore ainsi dans le domaine de l’édition pour la jeunesse, l’absence de « notion de textes d’autorité » : cette absence pèse très évidemment sur la constitution d’un véritable patrimoine et peut entraver la recherche.

12La réflexion sur la notion de patrimoine amène également l’auteur à souligner certains clivages entre les lectures réelles des enfants et la constitution d’une bibliothèque patrimoniale, élaborée par les différentes instances d’autorité, les différents passeurs adultes (enseignants, bibliothécaires). Dès lors, apparaissent les distinctions déjà connues en littérature générale entre culture de masse et culture lettrée : l’une qui intéresse davantage les historiens du livre, l’autre les chercheurs en littérature. I. Nières-Chevrel semble ainsi suggérer par ce constat que si l’on ne peut réduire le clivage, inhérent au champ, il est nécessaire, quelle que soit la perspective de recherche adoptée, qu’il ne soit pas ignoré.

13En 1999, Jean Perrot proposait un vaste bilan des recherches dans le domaine de la littérature de jeunesse lors d’une intervention retranscrite dans le n° 3 de la B.B.F.6 : la littérature de jeunesse a déjà donné lieu à de nombreux travaux sur l’histoire de l’enfance, du jeu et du jouet, à des approches sociologiques, pédagogiques, à des réflexions sur la traduction et l’adaptation, ou encore à des recherches plus spécifiquement littéraires. L’ouvrage d’Isabelle Nières-Chevrel, paru en 2009, peut aussi constituer un bilan plus personnel : ce qui nous est donné à lire laisse entendre un travail de recherche long et varié. La diversité des entrées n’épuise pas les problématiques concernant la littérature pour la jeunesse. Mais la richesse des références historiques et contemporaines, la multiplicité des réflexions abordées donnent à penser ce champ non seulement dans sa dimension historique mais aussi — et surtout — dans sa complexité.