Du duel au duo : Colette & sa mère
1Stéphanie Michineau adresse aujourd’hui cet essai, repris d’un mémoire de master rédigé en 2000, à « un lecteur soucieux d’éclairer sa réflexion sur Colette et son œuvre» (p. 9). C’est une louable entreprise mais qui tient du challenge critique car, qu’écrire de plus sur Colette après le superbe hymne à la jouissance que lui a accordé Julia Kristeva en 20021 ? Ni la lettre jointe de Marguerite Boivin, institutrice à Saint-Sauveur-en-Puisaye, ni les quelques reproductions plastiques de Florence Soltar, ni la bibliographie peu exhaustive et non actualisée n’obtiendront un satisfecit spécifique pour cette étude, somme toute très convenue et donc périssable au sein de la pléthore d’ouvrages critiques que suscite ce « génie féminin » qu’est Colette, peut-être parce qu’elle « nous transmet un alphabet nouveau qui écrit la chair du monde », selon Julia Kristeva et que chaque lecteur est en fait en cours d’alphabétisation !
2L’essai débute par une épigraphe peu convaincante qui rappelle l’amour de Colette pour le papier bleu. L’introduction pose la problématique de la recherche : pourquoi ce reniement initial des personnages de mère dans les premiers écrits puis cette consécration de la figure maternelle, dix ans après la mort de Sido, dans La Maison de Claudine, La naissance du jour, Sido et Mes apprentissages, de 1922 à 1936 ? En effet, il ne faudra pas moins de quatorze années à Colette pour transcender la mort de sa mère et idéaliser une image maternelle pour une catharsis essentielle. Mais n’oublions pas cependant les sentiments filiaux de Colette pour la marquise de Morny, alias Missy dans Les vrilles de la vigne en 1908 et précisons toutefois que dans L’ingénue libertine en 1909, une mère apparaît, insignifiante mais affectueusement attachée à sa fille. Un implicite maternel hante donc l’imaginaire de l’écrivaine bien avant 1922. Une rapide analyse de L’enfant et les sortilèges, écrit en 1915, s’imposerait sous l’éclairage psychanalytique de Mélanie Klein qui évoque le matricide à la fois dans son aspect douloureux mais aussi dans celui de la créativité.
3L’essai se structure en trois parties, appelées d’ailleurs chapitres. Le chapitre 1 souligne, et c’est ce que le lecteur pressent, la culpabilité filiale, avec trois éclairages possibles, d’abord l’art colettien de la dérobade, puis Sido vue comme une mère envahissante, et enfin la volonté de réparation de l’écrivaine. Les titres programmatiques affichent d’emblée une visée didactique : Stéphanie Michineau désire saisir des zones d’ombre, ce qu’elle fait à n’en pas douter, mais elle ne les éclaire pas vraiment. Sa vérification de l’authenticité des faits par les lettres de Sido à Colette, de 1905 à 1912, s’avère parfois aléatoire. Colette, nous affirme Stéphanie Michineau, détourne la réalité puis la sublime. Certes, c’est le fait avéré de chaque artiste. Les affirmations s’imposent donc assez péremptoires, car elles se nourrissent de citations très courtes et d’une première lecture superficielle, alimentant l’éternel débat de l’autofiction, celui de la lecture de l’œuvre par la vie réelle de l’écrivaine : « comme la désinvolture et l’inconséquence de l’ingrate fille éclatent au grand jour dans ces quelques lignes et comme elles ont dû la torturer a posteriori », nous assène la chercheuse, sans autre forme de procès (p. 24). Mère autoritaire dans La maison de Claudine, inquisitrice dans Sido, injuste et dévorante dans Mes apprentissages, une généralisation rapide et approximative se poursuit d’un ouvrage à l’autre pour annoncer l’idée d’une volonté de réparer par l’écriture.
4Le chapitre 2 s’intitule « Par–delà la mort », avec trois directions d’étude, d’abord « le créateur Colette » où l’on apprend que Colette est obsédée par la fuite du temps et l’angoisse de la mort, ce qu’elle laisse volontairement apparaître dans La naissance du jour et dans Sido. Un rapprochement est bienvenu avec la mort d’Albertine et la distinction proustienne entre la disparition matérielle et l’oubli définitif, ce qui oblige à un temps retrouvé par l’écriture : la madeleine du petit Marcel devient par analogie le goût du chocolat, le loquet de la grille de l’ancienne maison ou le trot du cheval pour Bel Gazou.. Stéphanie Michineau n’hésite pas à évoquer l’atavisme pour tirer de l’oubli les morts, elle souligne les liens du sang comme leitmotiv récurrent dans La Maison de Claudine par le prix que Sido accorde à la filiation. Elle repère la paronomase suggestive de l’expression colettienne « l’apport de mon père, la part maternelle » (p. 47) qui prouve que Colette ne s’appartient pas, son frère d’ailleurs est lui-même « un être totalement dépossédé de lui-même », les enfants du capitaine et de Sido sont donc « un peu comme si [les] ascendants [les] avaient totalement ‘vampirisés’» (p.49). La sauvagerie de Colette et de ses frères annonce celle du premier mari de Sido. Le désordre identitaire se poursuit par la tromperie onomastique des prénoms : Bel Gazou désigne Colette ou sa propre fille, Colette est aussi un des prénoms de Sido et de sa fille. « La reprise du “nom prénom Colette” ne nous donne-t-elle pas l’impression d’aspirer à conjurer la mort en assurant la continuité de la lignée ?» (p. 52). Pour répondre, citons Julia Kristeva : « nous ne pouvons imaginer l’autre qu’à condition de le perdre ; et la pensée, par conséquent, est une capacité d’absenter autrui de soi et de le reconstruire, de le faire exister dans la représentation, par-delà le deuil de cet abandon »2. Au temps linéaire se substitue une structure de temps en spirale, selon l’étude de Francine Dugast-Portes. Un temps cosmique remplace le temps chronologique pour sacraliser le monde et diviniser Sido, « Sido passant de l’état de mère naturelle à celui de mère universelle » (p. 54). Quant au manteau de Saphi rongé par les mites, Stéphanie Michineau y voit, par le jeu homonymique, la naissance du mythe de Sido (pp.56-57). La recherche se met un peu trop aisément au service des clichés habituels sur les relations mère fille, une mère et une fille seraient destinées à se haïr, pareilles et rivales, et sur la dualité stéréotypée de la mère et de l’écrivaine, beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît dans cet essai. Notons cependant la référence intéressante sur les enjeux de pouvoir entre mère et fille de Marie-Françoise Berthu-Courtivron. Certes, le désir d’immortaliser la mère par l’écriture est de l’ordre de l’évidence, ce que souligne le portrait des mains de Sido qui emplissent inexorablement tout l’univers de Minet-Chéri. Sido est devenue points cardinaux dans une association mère-terre relativement fréquente en littérature de l’intime : la mère apparaît alors au-delà du temps et au centre de l’univers.
5Le troisième chapitre sur « l’identité retrouvée grâce à la mère » est séparé du reste de l’ouvrage par la lettre de Madame Boivin, puis par une photographie personnelle de la chercheuse enfant dans les bras de sa propre mère, aux côtés de sa sœur aînée, enfin les photographies des œuvres plastiques de Florence Soltar reprennent les pistes de l’analyse dans les légendes références des tableaux cités, c’est-à-dire « la culpabilité filiale », « par-delà la mort », « l’identité retrouvée grâce à la mère », et « océan-mère » ; ainsi défile de façon lapidaire le résumé de l’argumentation développée, c’est un peu démonstratif et déroutant dans un travail universitaire. Ce dernier chapitre confirme les liens entre écriture et connaissance de soi : Stéphanie Michineau se réfère alors à la préfacière de La maison de Claudine, Nicole Ferrier-Caverivière, pour affirmer cet amour ambigu entre Colette et sa mère, cette possessivité quasi maladive. L’approche amoureuse du corps maternel mériterait ici d’être abordée : il est notable que voix et parfums maternels ensorcellent Minet-Chéri dans La maison de Claudine. Et si la mère est alors recréée pour se déculpabiliser et pour être érigée en modèle à atteindre, c’est pour que finalement un Je émerge entre réalité et fiction. L’écriture devient pour Stéphanie Michineau l’acte vital du mensonge vrai, la recherche de soi se réalisant dans le double de l’écrivaine que constituent les héroïnes dans chaque œuvre qui flirte alors avec le genre autobiographique. Sido représente l’interdit et comme l’on reconnaît à Colette cette aptitude à pouvoir transgresser, la question de la réalité ou du subterfuge littéraire se pose à chaque page. C’est dans la mystique du pur et de l’impur colettiens que le lecteur trouvera la réponse à cette mise en scène de la mère dont l’imaginaire donne droit au mensonge, selon Kristeva, le désir ne se nommant que par la métaphore : Sido et Colette, Sido est Colette, du duel au duo, le récit chez cette « sœur solaire de l’hystérique freudienne » est à l’intersection d’une dépression, d’une perversion et d’une sublimation. L’ouvrage se termine sur l’identification et la distanciation face à la mère, l’homme effectue un retour impromptu et inespéré et devient sous la symbolique du cactus rose, la créature exorcisée de La Naissance du jour, mais aussi peut-être celle de la figure maternelle dissimulée.
6Pour conclure, soulignons que cet essai veut plus persuader que convaincre, les références qui l’alimentent sont trop datées et leur typographie dans les titres soulignés est un peu fantaisiste par rapport à la doxa universitaire. Soulignons néanmoins l’enthousiasme efficient de cette recherche débutante et l’effort de structuration et d’articulation des idées émises ainsi que la concision de cet essai qui légitiment de le recommander à des lycéens pour leur permettre une première rencontre avec Colette, ce beau visage littéraire du XXè siècle, libre, cruel et vagabond, dont la parole désinhibée traduit une étonnante modernité. Néanmoins la lecture de ce livre pourra utilement s’accompagner du bel essai de Julia Kristeva et de Colette, Lettres à sa fille (1916-1953), réunies, présentées et annotées par Anne de Jouvenel, Gallimard, Collection blanche, 2004, 540 p.
7Il faut être conscient que dorénavant une nouvelle étude sur Colette se doit de surprendre et d’émouvoir car tant de choses ont été dites et si bien, que l’intérêt ne peut surgir que de l’inattendu et du passionnel.