Bloy, la fin d’une conspiration ?
1Les deux volumes dont il s’agit ici constituent les deux volets d’un dossier consacré au roman le plus célèbre de Bloy — celui qui lui valut son plus fameux surnom aux yeux de la postérité — mais aussi un roman, curieusement, et comme le signale Pierre Glaudes dans son avant-propos, jusqu’ici assez peu étudié : Le Désespéré. L’ensemble est riche, comportant dix-sept études (sans compter les textes des rubriques « varia1 »), et particulièrement digne d’intérêt pour les lecteurs de l’œuvre bloyenne et tous ceux qui attendent avec impatience l’édition critique du roman par Joseph Royer, après celle que Pierre Glaudes vient tout juste de procurer dans la collection Garnier-Flammarion. Car les différentes perspectives retenues ont ceci de commun qu’elles contribuent toutes, à leur façon, à faire mesurer l’originalité et l’importance du roman, non seulement dans le contexte de la littérature fin de siècle dans lequel il doit être replacé, mais encore et surtout dans le cadre d’une histoire littéraire élargie et qui rende compte de l’influence de Bloy au vingtième siècle, et jusqu’à aujourd’hui.
2Le premier volume pose les grandes questions que l’on retrouvera, pour l’essentiel, dans le second. Un premier article, seul de son espèce, appréhende Le Désespéré d’un point de vue génétique, tâchant en particulier de mesurer les modifications apportées par Bloy à son texte au moment de sa première rédaction, comme aussi, ensuite, au moment des rééditions de 1913 et 1914. Cette étude initiale, signée Joseph Royer et intitulée « Un parricide laborieux. Étude génétique de l’incipit dans Le Désespéré » s’attache à la comparaison des variantes révélées par l’analyse des différents manuscrits (ébauches et brouillons) et des quatre différentes versions imprimées du début du roman. Elle met en évidence le difficile travail de gestation de ce début, comme aussi la méthode de travail et d’écriture de Bloy, qui superpose, coupe, déplace, réinvestit, plutôt qu’il ne recommence à proprement parler, Joseph Royer identifiant finalement deux dimensions dans cette écriture : la dimension qu’il appelle « jaculatoire » — mot cher au romancier, comme au diariste et au critique que fut Bloy —, celle d’un premier jet inspiré et fluide, et d’autre part l’opération de collage et de montage, de récriture de fragments et de citations préexistants et redistribués, amendés, transformés, « transfigurés ». Et le vocabulaire religieux n’est pas de trop pour qualifier cette écriture, dont on finit par constater qu’elle fonctionne effectivement sur le modèle du symbolisme de l’Histoire exposé aux chapitres xxxiv et xxxv du roman, c’est-à-dire par rapprochement inattendu d’éléments jusque là dissociés et en apparence incompatibles. Or, ce que réalisent les transformations et les rapprochements successifs opérés par la plume de Bloy dans son texte, c’est, selon Royer, la métamorphose du parricide qui, thème biographique, se mue en chiffre biblique du drame de l’écriture, puisque « écrire, au sens le plus fort du terme, c’est créer un style qui, quels que soient les maîtres qui l’ont inspiré, est destiné d’avance à les oublier ou à les renier, sauf à retomber dans le lieu commun. C’est supplanter ses modèles et se vouer à l’ingratitude, quand même elle prendrait l’allure d’une célébration » (p. 42).
3Un second véritable ensemble s’attelle à la question générique et interroge Le Désespéré en tant que roman, ce qui pose sans doute plus de problèmes que ne pourrait le laisser supposer la revendication de la page de titre. La première, Marie-Catherine Huet-Brichard pose cette question, de la manière la plus générale, puisque s’attachant à la propension viscérale de l’écrivain et de son héros, Marchenoir, à la révolte, en tant que celle-ci éclairerait les contradictions d’une œuvre en rébellion contre le genre lui-même, révèlerait et peut-être même créerait « les contradictions internes d’un texte toujours en tension contre les lois censées déterminer son statut » (p. 47). De sorte que prennent un sens nouveau des caractéristiques, bien connues, du personnage (« Marchenoir se situe contre »), mais aussi et surtout de l’écrivain (la syntaxe de l’antithèse, une vision totalitaire du monde). C’est ensuite Michèle Fontana qui s’attaque à la même question des « tensions à l’œuvre dans cet ouvrage polymorphe » (p. 63) et qu’engendrerait le choix du genre romanesque pour un ouvrage qui se soustrait aux conventions qui le régissent, roman « babélique » relevant davantage de la paraphrase et/ou de la parabole bibliques, irréductible à la définition que donnent du roman les contemporains de Bloy, à l’exception de Barbey d’Aurevilly. De sorte que, le roman du désespoir de Marchenoir se transmuant en roman de l’échec d’un personnage qui se définit aussi comme écrivain, l’auteur peut à bon droit poser la question du Désespéré comme tentative avortée, elle-même désespérée, jamais advenue (« échec du roman »). Peut-être le roman n’est-il pas « la forme qui convient le plus au génie de Bloy » (p. 72), mais peut-être aussi cet effort sans espoir pour atteindre l’inaccessible but d’un roman qui n’en soit pas un fait-il toute la beauté et la réussite du « romancier ». C’est en tout cas le point de départ de Marie-Françoise Melmoux-Montaubin lorsque, citant Les Testaments trahis de Milan Kundera au début d’un article intitulé « Le Désespéré, roman de Marchenoir ? », elle pose comme fondement du genre la liberté de composition qui s’oppose à l’impératif narratif généralement associé à l’idée même du romanesque. Reste alors le personnage, qui, seul, rattacherait encore l’œuvre à un modèle traditionnel, jusqu’à peut-être lui faire assumer la figure du héros. Mais c’est un héros changeant, insaisissable et indéfinissable, qui oblige à requalifier le roman qui le met en scène : roman symboliste, roman wagnérien que celui dont le personnage central est baptisé Marie-Joseph-Caïn Marchenoir, porteur de signes contradictoires que l’on retrouve encore dans la désignation du titre qui fait de ce chrétien la proie du péché, contrevenant, ainsi qu’il en convient lui-même, à la vertu théologale de l’espérance. Si bien que, pour M.-F. Melmoux-Montaubin, Marchenoir se verrait finalement dépassé dans son statut de héros, son incapacité à se hisser au rang de figure emblématique de l’écrivain dans le texte — son Histoire du symbolisme universel n’est jamais donnée à lire au lecteur —, étant largement concurrencée par la simplicité avec laquelle les prophéties de Véronique viendraient proposer au lecteur (comme celles d’Anne-Marie Roulé à Bloy dans la vie réelle) un modèle de l’exégèse biblique élevée à son plus haut degré de perfection ou, plus exactement, de l’écriture romanesque élevée au rang de l’Écriture biblique.
4 C’est encore à cette question générique, mais élargie, que s’attaque Bertrand Vibert dans « Ceci n’est pas de la littérature », lorsqu’il se demande si l’on peut « encore […] considérer Le Désespéré comme un roman, et si tel est le cas, quel est son mode d’appartenance à la littérature ». Il se propose d’examiner un certain nombre d’impossibilités soulevées par le roman : « celle de l’appartenance générique de l’œuvre ; celle de la quête existentielle et amoureuse du personnage ; celle de la vocation littéraire comme martyre ; celle enfin d’une parole adressée à Dieu par un croyant désespéré » (p. 108). Cette dernière partie est l’occasion de souligner un trait majeur du roman, sur lequel reviennent de nombreux articles : le désespoir et l’espérance sont, chez Bloy, inextricablement noués, le cri de désespoir de Marchenoir se muant en œuvre d’espérance d’un romancier bien loin de se réduire au simple dévot du « bonheur d’expression » que Barthes avait cru reconnaître en lui.
5Dans le second volume, d’autres contributeurs apportent encore leur pierre à cet édifice, interrogeant Le Désespéré comme « roman épistolaire » ou comme « roman générationnel », par exemple. Gaëlle Guyot montre ainsi la présence indéniable et le rôle des lettres à l’intérieur du roman, leur fonction narrative aussi, mais elle montre surtout comment la lettre devient véritablement prière chez Bloy, comment elle devient « dans une modernité marquée par le silence de Dieu, un substitut à l’expérience vivante et manifeste du lien d’amour unissant, aux temps de l’origine, l’orant et son dieu » (p. 29). Gilles Negrello, quant à lui, essaie de replacer l’œuvre dans son contexte, la comparant, au titre de « roman symboliste » — que caractériseraient le spiritualisme mystique, la propension à l’autobiographie intime et la subtilité stylistique —, à Sixtine de Remy de Gourmont, de façon à laisser apparaître un faisceau d’écrivains apparentés, parmi lesquels Georges Darien, Camille Mauclair et Maurice Barrès, tous opposés au renégat Bourget, symboliste dans la facilité, là où Bloy le serait dans l’Absolu. Peut-être Huysmans aurait-il mérité de figurer dans cette liste, non comme auteur d’À rebours, certes, mais de Là-bas, dont la théorie du naturalisme spiritualiste doit tant à Bloy et correspond aux critères évoqués.
6Enfin, la troisième perspective est spirituelle et regroupe les études qui tentent de cerner la poétique chrétienne à l’œuvre chez Bloy, comme aussi de mesurer son influence chez d’autres écrivains. Le premier à s’intéresser à cette dimension religieuse du Désespéré, est, sans surprise, Richard Griffiths, qui se consacre à ces questions depuis son ouvrage fondateur, Révolution à rebours : le renouveau catholique dans la littérature en France de 1870 à 1914, traduit chez Desclée De Brouwer en 1971. S’attachant ici à résoudre, ou éclairer, « l’énigme Caïn Marchenoir », il part du constat d’une parenté peu soulignée entre le discours bloyen sur la Douleur et le discours romantique de la souffrance, tel que l’a illustré Barbey et théorisé Mario Praz2 : Marchenoir naît désespéré avant même que de choisir la souffrance chrétienne, est en butte au même destin ironique que le héros byronien, se prénomme ainsi que le réprouvé biblique que le romantisme a réhabilité, se rattache par son patronyme au Sombreval d’Un prêtre marié. La désignation du titre elle-même fait l’objet de sagaces commentaires, jusqu’à celui qui met en évidence la complaisance du désespéré dans sa propre souffrance. Toutefois, ce romantisme d’apparence n’est pas tout et n’épuise pas la conception bloyenne. Surtout, d’après R. Griffiths, ce désespoir n’aurait pas beaucoup à voir avec la Douleur chrétienne, contrairement à ce qu’on croit. D’abord parce qu’il n’y aucun rapport, d’un point de vue théologique, entre la souffrance expiatoire, la doctrine de la réversibilité, et le péché du désespoir conçu comme antonyme de l’espérance. Marchenoir n’est donc désespéré qu’au prix d’une confusion entre deux acceptions du désespoir. À moins d’en croire Bloy lui-même lorsqu’il fait du désespoir le comble de l’espérance. Toutefois, Griffiths nous propose un autre mot de l’énigme : le désespoir de Bloy est bien théologique, sans cesser pour autant d’être espérance, dans la mesure même où, comme Baudelaire, il prend acte de l’absence et du silence — sinon de la mort — de Dieu, contre lesquels il vocifère : Marchenoir et Bloy sont désespérés parce que Dieu ne tient pas ses promesses, sans cesser d’en appeler à leur accomplissement, certains même de les provoquer.
7Pierre Glaudes, de son côté, réexamine un lieu commun : celui de la truculence rabelaisienne du style bloyen, de sa verdeur et de sa crudité, mais du point de vue tiré des analyses d’Auerbach dans Mimesis, celui du mélange des genres et des registres, celui du sublime et du grotesque, comme condition d’un style visant tout à la fois à concilier Bible et modernité, mais encore le blasphème et la prière. Cela se conçoit d’abord de la satire sociale offerte par le roman, celle des écrivains impuissants rabaissés par le jeu d’un grotesque corporel carnavalesque qui crée un monde inversé, renversé par le même mouvement que celui provoqué par le Christ des Évangiles et fondé, ainsi que le rappelle P. Glaudes, sur l’idée paulinienne du miroir en énigmes (1 Co xiii, 12). Cela se comprend encore du Désespéré comme roman psychologique, c’est-à-dire spirituel, compte rendu des états d’une âme écartelée entre Grâce et Péché. Enfin, cela s’applique surtout à l’œuvre en tant que parabole, c’est-à-dire en tant que récit prétendant au même type d’exégèse que l’Écriture elle-même : symbolique et figurative, à plus haut sens, celle d’une lecture faisant passer du grotesque apparent à la sublime Vérité.
8Lydie Parisse creuse encore ce sillon spirituel, d’un point de vue plus intertextuel cette fois, en envisageant la lecture bloyenne des mystiques du xviie siècle et « le pur amour comme modèle herméneutique » dans Le Désespéré. Or, ce qui frappe ici, c’est à quel point cette inspiration mystique classique (Bérulle, François de Sales, Fénelon, Surin) diffère de celles traditionnellement associées à la souffrance expiatrice et reconnues chez Bloy, qu’il s’agisse de philosophes comme Maistre et Bonald, ou de mystiques comme Angèle de Foligno ou Anne-Catherine Emmerich. Car s’il s’agit « d’aimer le divin d’un amour désintéressé, en ne cherchant ni les satisfactions spirituelles ni son propre salut, mais en se rendant passif face à la volonté divine, jusqu’à l’anéantissement de soi s’il le faut » (p. 156), alors, nul doute que Marchenoir, et Véronique plus encore, dans leur relation à Dieu comme dans celle qui les unit (à l’image de celle du Christ et de Marie-Madeleine, nous dit L. Parisse), n’empruntent à ce pur amour. Mieux encore, on retrouve au cœur de ce dernier ce que nombre d’études ne cessent de souligner comme étant le chiffre même du désespéré : comme il y a une espérance désespérée chez Marchenoir, il y a un amour sans espérance qui le rapproche, de manière inattendue, de Jeanne Guyon : « Marchenoir est de ceux qui “jettent leur cœur dans le ciel”, et cherchent, par un total désintéressement au salut, l’anéantissement de soi pour prouver leur excès d’amour, comme le souligne la phrase magistrale : “Qui sait si, après tout, la forme la plus active de l’adoration n’est pas le blasphème par amour, qui serait la prière de l’abandonné ?” (p. 159) Quiétisme de Léon Bloy ?
9D’une certaine façon, c’est aussi à cet ensemble que l’on peut rattacher les études de Nicolas Massoulier, Jérôme Solal et Alice de Georges-Métral. En effet, le premier, dans un article intitulé « La Question du Père », s’il s’intéresse tout d’abord à la thématique paternelle et filiale à l’œuvre dans le roman, finit par mettre en évidence la transfiguration de l’archétype bourgeois de la paternité en symbole de la divinité dans sa première hypostase. Les analyses du rôle de l’argent dans cette métamorphose sont particulièrement pertinentes. Caïn lui-même devient dans ce jeu symbolique une figure christique. Les deux personnes étant identifiées, ne manque que la troisième, dont la venue est l’objet de ses promesses paternelles dont Bloy ne s’est jamais résolu à ce qu’elles ne soient pas tenues. Massoulier montre ainsi que, pour Bloy, le moment de la mort de Dieu ne peut que coïncider avec celui de son retour, « moment où les signes s’inversent ». L’étude thématique aboutit donc à une étude poétique, qui met en évidence la règle herméneutique par excellence de toute œuvre bloyenne : le renversement des signes. Commentant la symbolique figurative qui gouverne la description des personnages comme le récit lui-même et ce qu’elle appelle une poétique de la « figure défigurée », A. de Georges-Métral aboutit à la même conclusion : « Léon Bloy instaure une écriture romanesque à double palier où se lisent concomitamment la diégèse et un discours eschatologique, où les personnages sont sans cesse accompagnés de leurs reflets évangéliques. Chaque élément du monde comprend en creux le divin » (p. 89). Bien plus, la métaphore, qui est au cœur de ce système analogique, devient véritablement transsubstantiation, par la réelle présence du référent dans le signe lui-même, ce qui revient à la sacralisation de l’écriture. Mais l’analogie fonctionne à l’inverse d’une partie à l’autre du récit, la transfiguration étant nécessairement suivie d’une défiguration, « le système des vases communicants entraînant une défiguration réciproque de la créature et de son créateur, amène Dieu lui-même à se défigurer pour demeurer l’image des hommes, ses créatures dégradées » (p. 95).
10Ajoutons enfin trois dernières études, qui se rattachent aux précédentes, soit par leur orientation spirituelle, soit par leur nature intertextuelle, voire les deux. Intertextualité interne dans le cas d’Éric Walbecq, qui scrute la « Présence du Désespéré dans le Journal ». Intertextualité externe dans le cas de l’article que Jelena Novaković consacre à « Ivo Andrić, lecteur du Désespéré ». De même aussi de l’article de Dominique Millet-Gérard, qui, en décelant les « ondes du Désespéré », révèle l’influence de Bloy sur l’œuvre de Huysmans bien au-delà de leur rupture et de la conversion de ce dernier, dont l’écriture « semble à certains égards rester secrètement redevable » à son ancien ami. La démonstration est particulièrement convaincante lorsque sont comparés des textes étonnamment proches des deux écrivains. Constatant la même systématique tendance au mélange des registres lexicaux, et notamment l’utilisation du registre bas pour dire les réalités les plus élevées, D. Millet finit par se demander « si Huysmans, qui avait jusqu’alors utilisé le naturalisme à d’autres fins, ne l’emprunte pas purement et simplement à Bloy » (p. 112). Il est certain que la fameuse demande adressée à l’abbé Mugnier : « du chlore pour mon âme » fait incontestablement songer à la formule de Marchenoir à la Trappe : « Je vous apporte mon âme à ressemeler et à décrotter ». Mieux encore, l’office de nuit superbement décrit dans En route comme un champ de bataille laissant sur le sol de l’église une jonchée de corps agonisants paraît décalquer avec minutie un passage du Désespéré. Cette démonstration de ce que Folantin ne fut pas aussi ingrat qu’on aurait pu le croire ni que Bloy l’imagina sans doute, lui rend justice de façon émouvante3.
11Il s’agit donc à tout point de vue d’une publication remarquable et indispensable, poursuivant l’œuvre de la Série Léon Bloy dans laquelle elle s’inscrit. Après avoir contribué à renouveler le regard posé sur la production critique de l’écrivain (n° 6), elle fait de même à l’égard de son roman le plus célèbre. Ainsi se trouve réduite et atténuée de façon posthume la cause première du malheur et de l’injustice faite à Bloy, à laquelle Émile van Balberghe ne pouvait pas ne pas consacrer un article : « la conspiration du silence ».