Sujet narrant : l'effet point de vue
Cet article a d’abord paru dans L’Information grammaticale (Paris, janvier 2010, n° 124, p. 54-55). Il est ici reproduit avec l’aimable autorisation de son auteur et de la revue.
1Spécialiste de la théorie du point de vue, tant en linguistique textuelle qu’en poétique des textes narratifs, Alain Rabatel nous offre aujourd’hui une somme d’une rare ambition, produit de plus de dix ans de travail approfondi, développant une thèse générale de l’argumentativité indirecte de la narration, telle qu’elle se construit et se modifie à travers le dialogisme impliqué par l’idée même de point de vue. Dans ses deux premiers ouvrages consacrés à cette question (La Construction textuelle du point de vue & Une histoire du point de vue : Delachaux & Niestlé, 1998 ; Publications de la Faculté des Lettres de Metz, 1997 — voir L’Information grammaticale, 2001, n° 89 : 54-55), pensée à travers les acquis et les objets de l’analyse du discours à la française, A. Rabatel se faisait historien d’un geste théorique, penseur d’une épistémè autant que d’un discours prenant en charge cette épistémè, et proposait, déjà, une synthèse linguistique pour revoir les notions de modalisation et de prédication à la lumière de cette hypothèse d’un point de vue fondateur, subsumant toute idée d’individuation et d’énonciation. C’était déjà là un travail dont l’importance n’avait échappé à personne, et pas seulement parce que l’auteur y avançait des arguments décisifs pour revoir les présentations poéticiennes du Gérard Genette de Discours du récit (1972), et en particulier l’aberration théorique que constituait le postulat d’une « focalisation zéro » — voir le rappel de cette mise au point dans le présent ouvrage (p. 23, pp. 107 et passim). Mais Alain Rabatel va beaucoup plus loin aujourd’hui. Tout d’abord, parce que, fidèle à son analyse interactionnelle de la narration (option D. Maingueneau et R. Amossy), c’est l’homme qu’il place au centre de son travail théorique, l’homme narrant comme sujet, ce fameux sujet qui a toujours été le point de fuite des théories du discours et de la représentation. Refusant tout immanentisme, toute abstraction formaliste, A. Rabatel inverse radicalement les hypothèses fonctionnelles de Riffaterre et d’Eco, avec leurs fictions d’archilecteur ou de lecteur-modèle, pour penser « l’Homme narrant » « à travers une logique de la narration qui confère à cette voix un corps, un ton, un style, une inscription dans une histoire (à tous les sens du terme) » (p. 12). Son travail s’inscrit donc dans un approfondissement et un dépassement (mais qui n’est en rien une liquidation) de la pensée structurale, avec, répétons-le, ce primat de la pensée du sujet singulier, dans une histoire, dans des discours. Il faut donc bien comprendre que ce gros livre d’analyse énonciative du récit est d’abord et avant tout, avec son identité théorique originale et singulière, un essai de philosophie pour penser la question du sujet, non seulement dans le langage, mais par le langage. Laquelle question ne se posant, évidemment pas, sur le mode anecdotique du Qui ? mais du Comment ? qui rend possible l’évaluation d’une existence, d’un être-au-monde, dans toute sa sensibilité. On sait que pour A. Rabatel, la réponse à ce Comment ? est à double entrée et se trouve dans la modélisation textuelle d’une singularité nommable comme « point de vue » autant que dans le constat des dynamiques d’interaction qui font progresser les discours. Car le point de vue, « avant d’être un concept linguistique, est d’abord une posture cognitive et psychosociale, qui porte l’individu à se mettre à la place de l’autre, voire de tous les autres, pour mieux pouvoir faire retour sur la sienne, voire pour mieux pouvoir faire émerger un point de vue commun qui n’est ni écrit à l’avance ni même la somme des points de vue particuliers » (p. 20). Fin lecteur de Barthes, A. Rabatel estime donc que son Homo narrans, cette proposition théorique pour dire le sujet du discours du récit, « est toujours, en quelque façon, présent dans “le discours qui est tenu là”, narrant (“degré second”) une histoire (degré premier) de sorte que rien ne s’excepte de l’analyse, à la concevoir comme une interaction de points de vue » (pp. 17-18). On comprend que c’est là aussi, là surtout, une conception matérialiste de la communication et de l’interprétation, l’auteur se risquant même à défendre une approche moniste de la langue, terrain sur lequel le dialogisme prend tout son vrai sens — voir le début du tome 2. En effet, en privilégiant la question Comment ? contre la question Pourquoi ?, A. Rabatel interroge les causalités résolument dans la perspective d’une démonstration par les moyens, non par les raisons : les objets (et sujets) de la communication ne sont pas envisagés comme des essences, mais comme des réalisations, des produits. La démonstration se fait sur plus de six cents pages, en deux volumes (pagination continue), d’une présentation matérielle parfaite. Le premier tome (Les points de vue et la logique de la narration) résume, dans sa première partie, toute la théorie de l’auteur sur la notion de point de vue (PDV), revenant sur les contradictions de Benveniste à propos de l’appareil formel de l’énonciation (p. 51), reprenant la question infinie de la neutralité dans la langue (p. 66), et insistant, surtout, sur ce qu’A. Rabatel appelle, à juste titre, « l’effet point de vue » dans le texte. On sait que sa théorie d’une argumentativité indirecte posée et construite par les présentatifs (p. 117) est devenue un classique — et l’on se réjouit que ce soit un travail de linguistique textuelle élaboré à partir d’exemples littéraires qui ait pu donner ce que les sciences du langage échouaient à étudier —, tout comme les analyses des connecteurs mais, donc et autres, dans la lignée de Ducrot. A. Rabatel retrouve dans l’ordre des mots, dans la valeur cognitive de l’imparfait, dans la motivation du passé simple, toute sa théorie du sujet recteur, perceptible et nommable par ce mouvement de connaissance qu’il nomme donc « point de vue ». La seconde partie de ce premier tome se concentre sur les questions de narration, et aborde les problèmes de l’interprétation et plus précisément de l’herméneutique. En effet, A. Rabatel rappelle la dimension exégétique chrétienne du geste herméneutique, et il a mille fois raison, car l’historicité de cette tendance intellectuelle est là, fondamentalement, dans le postulat d’une transcendance externe qui va chercher la vérité à l’extérieur du texte. Ce pourquoi il choisit de travailler sur trois textes bibliques (Samuel, le Deutéronome, l’Exode), et montre, de façon exemplaire, comment et en quoi la question de la répartition des tu et des vous, ou certaine paraphrase, certaines anaphores résomptives, peuvent susciter des enjeux de compréhension radicaux. D’autres textes, littéraires (Hugo, Maupassant, Gracq, Dujardin) permettent, en complément, de montrer comment la crise du personnage, ou la méfiance d’un auteur à l’égard des discours qui sont sa condition et sa vérité, peuvent entrer en contradiction avec toute la scénographie des représentations prises en charge dans un texte. Le second tome (Polyphonie et dialogisme dans le récit) se concentre sur toutes les formes d’interactions énonciatives dans le récit, montrant de façon incontestable comment la représentation des discours se ramène toujours à une question de point de vue interne. A. Rabatel y relit Bakhtine et Genette à la lumière de ces enjeux théoriques. Puis il propose quelques analyses de textes contemporains (Ernaux, Renaud Camus, Calaferte, Semprun, Salvayre) pour revenir sur la nécessité ou non de raisonner en termes de « voix auctoriale », en particulier dans la relation aux personnages. De cet ensemble, on retient particulièrement une très intéressante analyse de la notion d’idiolecte à la lumière des points de vue développés par l’homo narrans dans ses récits (p. 472).
2Ce résumé simpliste ne saurait rendre compte de la richesse extraordinaire de cette somme théorique. Il faut y insister : la théorie du point de vue d’Alain Rabatel réalise tout un déplacement, un décentrement salutaire, de l’analyse du discours. Parce qu’elle est pensée obligatoire du sujet, et donc pensée de la responsabilité. Parce qu’elle est illustration de contextualisations empiriques sans lesquelles il n’est pas de discours. Parce qu’elle résout, par l’exemple, la dialectique des études littéraires et des études linguistiques. Un modèle de travail qui force le respect.