Au-delà des limites du temps
1Dans Le Voyage imaginaire dans le temps, Brenda Dunn-Lardeau rassemble des études, dont trois sont de sa main, au sujet de l’hétérochronie. Dans une introduction assez large, l’auteur présente la notion, issue de la paléontologie. Dans les études littéraires, cette origine paléontologique n’est guère encore percevable, puisque la notion y est définie de la façon suivante :
Tel que nous le concevons, le concept d’hétérochronie fictionnelle désigne la coprésence volontairement instituée par un écrivain, et clairement marquée, entre des époques historiques distinctes qualitativement éloignées et entretenant une relation signifiante. (p. 12)
2En d’autres mots, est qualifié d’hétérochronique tout récit qui fait de la discontinuité temporelle un thème de la narration. Après cette présentation du concept, qui présente des analogies avec la notion foucaldienne d’hétérotopie que Br. Dunn-Lardeau esquisse brièvement, l’introduction développe encore deux autres aspects. D’une part, l’auteur esquisse une brève histoire de la notion, qui va de l’Antiquité à la littérature actuelle, avec une véritable prolifération de l’hétérochronie à partir du XIXe siècle, ce qui mène à sa popularité dans la littérature postmoderne. D’autre part, l’auteur parcourt quelques points de repère théoriques qui orientent les interprétations des dossiers concrets dans le recueil. Ainsi Georges May est-il invoqué pour le thème du voyage imaginaire. Plus particulièrement, les notions de « voyage centrifuge » et de « voyage centripète » permettent de mieux classifier les récits de voyage dans le temps, dans la mesure où ceux-ci partent d’une époque connue vers une époque inconnue ou inversement. La théorie du roman historique de Zoé Oldenbrug ouvre un point de discussion intéressant entre histoire et fiction. Oldenburg semble regretter que l’hétérochronie de certains romans déforme une approche légitime de l’Histoire, alors que Kundera ou Fuentes — comme le démontre Alain Biage dans son article en fin de recueil — emploient justement la superposition des plans temporels pour permettre une écriture romanesque qui se distancie d’une Histoire officielle souvent trop univoque. En plus, le brouillage des sentiers temporels simples est une caractéristique forte du roman postmoderne. Sur ce point, la typologie romanesque d’Elisabeth Wesseling est mentionnée, mais on peut se demander pourquoi le thème de l’hétérochronie n’a pas non plus été comparé aux théories de Linda Hutcheon au sujet du roman postmoderne.
3Après cette longue introduction, Br. Dunn-Lardeau consacre un premier article à la Légende des sept Dormants, texte le plus ancien à présenter une mise en scène temporelle hétérochronique. L’histoire de sept jeunes gens qui s’endorment pour se réveiller une première fois deux siècles plus tard et puis se rendormir jusqu’au Jugement dernier a connu une riche tradition de réemploi intertextuel, puisqu’on la trouve dans l’hagiographie, dans la culture musulmane, dans le folklore et la littérature merveilleuse. À travers ces différentes réécritures, la fonction de l’hétérochronie évolue, puisqu’elle va de la résurrection dans une tradition liturgique religieuse au sommeil magique dans une tradition laïque, qui développe les thèmes de l’hypnose et du féérique fantastique. À cause du réemploi séculaire de cette légende, l’auteur n’hésite pas à la qualifier de récit prototypique de la littérature hétérochronique.
4Un saut de plusieurs siècles, voire millénaires — qui n’est guère thématisé — mène au deuxième article, également de la main de Br. Dunn-Lardeau, dans lequel elle parle d’un récit moins connu de Montesquieu, à savoir Histoire véritable. Le personnage principal de l’histoire, Damir, se réincarne successivement dans des personnages d’époques et de territoires différents. Même si l’histoire des réincarnations peut sembler décousue, elle se situe néanmoins dans un ensemble d’époques historiques précises, ce qui est nouveau pour un récit hétérochronique. Une autre caractéristique contribue également à inscrire Histoire véritable au sein d’une actualité littéraire en plein renouveau, à savoir l’interaction entre voyage imaginaire et voyage authentique. Le récit de Montesquieu n’est dès lors pas une simple imitation de l’Histoire véritable de Lucien, comme l’affirme d’habitude la critique littéraire. Malgré sa nouveauté, Br. Dunn-Lardeau déplore néanmoins le caractère embryonnaire du récit, qui n’exploite pas toutes les possibilités narratives offertes par la structure hétérochronique.
5Ensuite vient un troisième chapitre étonnant puisqu’il est le seul à présenter un tableau historique au lieu d’une œuvre particulière. En effet, Marie-Pierre Genest démontre dans ce chapitre comment l’hétérochronie trouve une terre fertile dans la littérature du XIXe siècle. Avec la filière fantastique initiée par Théophile Gautier en France, l’hétérochronie s’inscrit dans un mouvement littéraire large et n’est plus seulement une technique de tel ou tel auteur particulier. Même si la littérature hétérochronique plus moderne se distancie du moule fantastique, il y persiste toujours une trace de fantastique :
Au XXe siècle, même si elle s’enracinera encore souvent en terrain fantastique, la littérature hétérochronique parviendra aussi à s’en détacher pour donner naissance à des œuvres où la coprésence des époques se déploiera dans d’étonnantes et nouvelles combinaisons. Ce qui ne l’empêchera pas de continuer à transgresser, en toute impunité, les règles de l’entendement humain et de jouer, encore et toujours, avec les morts, avec la Mort. (p. 145)
6Ce détour par l’histoire littéraire est relayé par l’analyse d’œuvres particulières dans le quatrième chapitre, où Br. Dunn-Lardeau s’aventure dans le domaine de la littérature anglaise en prenant pour thème Orlando de Virginia Woolf. L’hétérochronie dans ce roman prend la forme d’un personnage « immortel », ce qui permet d’enjamber deux périodes historiques distinctes (le XIXe et le XXe siècle). Mais elle dépasse le domaine de la narration du texte et influence « aussi sa genèse et son intertextualité. Somme toute, Orlando dramatise, à l’échelle de la condition humaine, des rapports par rapport au temps, comme celui du sentiment de décalage dont sa créatrice avait déjà pris conscience dans sa jeunesse au sein de sa propre famille ainsi que ceux qu’elle avait déjà problématisés à l’échelle de la durée d’une vie humaine dans The Voyage out et The Lighthouse. » (p. 185) L’élargissement de la notion permet ici d’ouvrir des pistes interprétatives intéressantes, même s’il l’éloigne de la sorte de la définition proposée dans l’introduction.
7Les trois derniers chapitres portent sur la littérature du vingtième siècle. Tous les hommes sont mortels de Simone de Beauvoir est analysé par Geneviève Denis, qui affirme que le brouillage des plans temporels est mis au service d’un message idéologique existentialiste. De la sorte, la dimension philosophique prend le pas sur le romanesque et la situation de l’Europe après la Deuxième Guerre mondiale est expliquée à l’aide de fréquents retours en arrière dans l’Histoire. En même temps, la fonction « didactique » de l’hétérochronie ne rend pas nécessairement la narration plus attractive, comme l’affirme G. Denis. Elle critique aussi l’emploi d’un personnage immortel et mentionne l’exemple de Kundera, qui a lui aussi abordé le thème de l’immortalité dans le récit du même nom, sans pour autant recourir à un personnage immortel « invraisemblable ». Dans le chapitre suivant, Alain Biage montre de façon convaincante comment l’hétérochronie joue un rôle plutôt politique que philosophique chez Carlos Fuentes. Dans Terra Nostra, celui-ci met en scène présent et passé mexicain dans un millefeuille temporel qui permet de critiquer les représentations officielles de l’Histoire mexicaine, parfois mieux que ne le fait l’historiographie.
L’intérêt à la fois ludique, esthétique et ethnologique que Fuentes porte dans Terra Nostra au temps, à l’Histoire et à leurs représentations est le symptôme d’un questionnement épistémologique lourd de conséquences : l’imagination et la fiction littéraire peuvent-elles jouer un rôle significatif dans la confrontation entre une Histoire prétendue source originelle de l’historiographie et une Histoire qui se constitue à même les histoires que l’on écrit ? (p. 246)
8Dans le dernier chapitre, Anne-Marie Giroux décrit comment l’hétérochronie peut aussi se manifester dans des personnages « anachroniques » ou « futuristes », qui sont imprégnés de mentalités et d’attitudes d’autres époques sans y appartenir. C’est le cas dans Les Anges rebelles de l’auteur canadien Robertson Davies. À nouveau, l’élargissement de la notion offre des pistes de lecture intéressantes mais crée une tension avec la définition assez détaillée et stricte proposée dans l’introduction. Le recueil se ferme sur une conclusion en forme d’essai écrite par Br. Dunn-Lardeau, une bibliographie des ouvrages cités et surtout une bibliographie très riche et fournie d’ouvrages hétérochroniques à travers l’histoire.
9Le recueil présente donc une très grande largeur thématique et temporelle. En tant que tel, c’est un aspect positif qui permet de comparer l’utilisation de l’hétérochronie dans différents ouvrages. Cependant, une comparaison encore plus poussée aurait été possible si les différents ouvrages étudiés avaient été davantage remis en contexte dans des traditions littéraires nationales concrètes. Le fantastique en France mène ainsi à un autre emploi que le contexte politisé de l’Amérique latine. Même si ces différences sont implicites dans les études particulières, on aurait pu mieux les articuler. Un autre thème qui n’est pas assez développé concerne le lien avec la tradition des récits de voyage imaginaire, à laquelle on peut s’attendre en se basant sur le titre. Même si l’introduction et le chapitre sur Montesquieu thématisent ce lien, les autres chapitres le font moins ou pas. C’est également dû au poids différent que prend ce genre dans différentes traditions nationales, d’où l’importance de développer la mise en contexte mentionnée.