Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2010
Juin 2010 (volume 11, numéro 6)
titre article
Marion Moreau

Statistique textuelle et poétique générique : le cas du récit de voyage

Véronique Magri-Mourgues, Le Voyage à pas comptés. Pour une poétique du récit de voyage au XIXe siècle, Paris : Honoré Champion, coll. « Lettres numériques », 2009, 184 p., EAN 9782745319418.

1Nombre d’études consacrées à la littérature viatique poursuivent le but résumé en ces termes par Roland Le Huenen : il s’agit de « dégager des marques génériques et des constantes formelles »1 permettant de rendre compte de ce type particulier d’écriture, souvent appréhendé dans sa seule dimension référentielle. Dans Le Voyage à pas comptés. Pour une poétique du récit de voyage au XIXe siècle, Véronique Magri-Mourgues se propose de répondre à cette exigence critique en recourant aux méthodes de la textométrie. L’ouvrage, issu d’une thèse d’HDR,  se présente comme un essai relativement court mais d’une grande ambition dans les fins qu’il poursuit : l’auteur entend en effet recourir à l’analyse statistique pour dégager les principales caractéristiques de ce genre particulier de récit, postulant de ce fait l’hypothèse qu’il existerait un invariant décelable dans toute écriture viatique. Cette étude semble donc concilier deux approches spécialisées, l’une renvoyant à l’analyse statistique des données textuelles, l’autre à la critique générique, et plus particulièrement à l’analyse du récit de voyage, comme le remarque Jean-Michel Adam, préfacier de l’essai, qui souligne par ailleurs la volonté de l’auteur de réunir analyses strictement linguistiques et approche stylistique du genre2.

2Pour ce faire, l’auteur convoque un corpus de douze récits de voyage, dus à des auteurs représentatifs du XIXe siècle (Chateaubriand, Du Camp, Flaubert, Fromentin, Gautier, Hugo, Lamartine, Loti, Maupassant, Nerval, Sand et Stendhal), auquel il adjoint un corpus de douze œuvres de fiction écrites par les mêmes auteurs et devant servir de norme différentielle. Ce corpus double a pour vocation de montrer, par le biais d’une étude comparative, que le récit de voyage et le roman ne font pas le même usage de la langue. La comparaison entre ces deux genres narratifs n’est certes pas nouvelle3, mais la particularité de l’approche adoptée par V. Magri-Mourgues consiste à se livrer à des analyses microtextuelles pour essayer de qualifier les particularités génériques du récit de voyage au XIXe siècle, siècle qui serait celui où se renouvelle et se précise l’écriture viatique.

3Après un long préambule visant à présenter la méthode d’analyse des textes retenue, l’ambition de cet essai et le corpus d’étude, l’auteur met en exergue trois grandes tendances du récit de voyage, en convoquant trois types d’analyses. L’analyse syntaxique entend montrer la prégnance du nom dans le récit de voyage, l’analyse pragmatique et énonciative met en lumière ce que l’auteur appelle « l’orientation lyrique » dans la littérature viatique du XIXe siècle, c’est-à-dire la place accordée à l’écriture autobiographique, et enfin, l’analyse sémantique prétend révéler le caractère performatif de la parole de l’écrivain-voyageur.

4L’essai de V. Magri-Mourgues se caractérise par un souci didactique évident et constant, tant dans la présentation des méthodes utilisées que dans celle des résultats obtenus. Cet aspect apparaît dès le long préambule qui entend familiariser le lecteur avec les outils de l’analyse textométrique. L’auteur débute ainsi son étude en rappelant avec précision quels sont les outils de la statistique textuelle, qui relève à la fois de « l’étude des textes, la linguistique, l’analyse du discours, la statistique, l’informatique, le traitement des enquêtes »4 et qui entend permettre le classement, la description et l’analyse des données textuelles retenues, au niveau lexical et morphosyntaxique. Ce souci se manifeste également dans le développement théorique consacré à la distinction entre régime factuel et régime fictionnel des textes, qui, en convoquant les références canoniques sur le sujet (J.-M. Schaeffer, G. Genette, Th. Pavel…), rappelle brièvement les enjeux philosophiques et épistémologiques soulevés par cette question.

5Le caractère didactique de l’ouvrage n’est cependant pas réservé à l’introduction méthodologique et innerve l’ensemble de l’étude. Si, dans le préambule, l’auteur s’attache à préciser les différences entre la logométrie, qui renvoie au traitement automatique global du discours, et la stylométrie, qui désigne une étude stylistique appuyée sur le dénombrement5, elle se livre également, dans le corps de l’étude, à des rappels terminologiques ou grammaticaux extrêmement précis, comme celui concernant l’actualisation du nom par le déterminant6.

6Pendant de cette propension didactique, la grande clarté de l’ouvrage, en particulier dans l’organisation des analyses qu’il propose, doit également être soulignée. Ainsi l’auteur présente-t-il ses analyses selon un modèle récurrent : le phénomène visé est relevé et classé, il est quantifié et analysé linguistiquement ou grammaticalement de la manière la plus extensive7, avant d’être analysé au sein du corpus. Enfin, la plupart du temps, l’auteur se livre à l’analyse d’un cas précis et plus circonstancié, introduit à l’aide du sous-titre : « Chateaubriand de plus près », « Hugo de plus près »… L’essai possède donc un caractère de manuel pratique et méthodique.

7Le lecteur est par ailleurs frappé par l’extrême prudence dont fait preuve l’auteur dans l’exposé des résultats de ses analyses. Cette dernière ne manifeste en effet aucune volonté d’effacer ou de masquer les limites de l’outil numérique ; ainsi rappelle-t-elle que les logiciels ne sont pas capables de déterminer si une préposition introduit un complément de type nominal ou si elle entre dans la formation d’un mot subordonnant8. Cette prudence se traduit par un emploi abondant des adverbes modalisateurs et du conditionnel dans la présentation des analyses. C’est une manière de rappeler que l’humain demeure indispensable dans l’étude des textes, y compris en ce qui concerne les analyses strictement formelles — ce dont nous ne pouvons que nous réjouir. Faut-il en déduire que l’usage de la méthode textométrique exige une grande prudence de la part du chercheur ? Nous poserons que la prudence est sans doute bonne conseillère dans l’emploi de cet outil. En tout état de cause, cet ouvrage vient rappeler que les données issues de l’analyse statistique ne peuvent être présentées comme un résultat brut et qu’elles doivent nécessairement donner lieu à une analyse qualitative.

8L’ouvrage de V. Magri-Mourgues n’est donc peut-être pas tant que cela un essai de spécialiste, contrairement à ce qu’une première approche rapide et surplombante pourrait nous laisser croire. Bien au contraire, le souci de précision et d’explication manifesté par l’auteur tout au long de l’étude traduit sans doute avant tout le souhait de cette dernière de rendre accessible à chacun la lecture des résultats obtenus par ces nouveaux outils d’analyse.

9La méthode statistique différentielle retenue par l’auteur impose de renvoyer à un corpus de référence pour caractériser les particularités de l’écriture viatique. V. Magri-Mourgues choisit ainsi de comparer son corpus viatique à un corpus romanesque écrit par les mêmes auteurs. Ce faisant, elle retient deux genres relevant du récit, l’un factuel ou référentiel, l’autre fictionnel. Il s’agit donc bien d’analyser l’écart de l’écriture du récit de voyage, non par rapport à un état de langue indéterminé, mais bien par rapport à une norme-étalon. Ce postulat explique le choix de ne se référer qu’à des voyages écrits par des écrivains-voyageurs, créateurs, par ailleurs, d’une œuvre romanesque. Il justifie par là même un corpus dont la constitution est davantage guidée par le souci de représentativité que par celui d’exhaustivité, comme l’auteur l’affirme elle-même. Néanmoins, et malgré cette justification tout à fait recevable, il conviendrait sans doute de s’interroger sur la pertinence d’un tel corpus, au regard d’un genre qui, justement, présente la particularité d’être pratiqué par des auteurs extrêmement variés et se développe fortement au XIXe siècle, notamment dans les revues (Revue des Deux Mondes, Journal des voyages…), où les aspects ethnographiques et géographiques de ces textes se trouvent fortement mis en relief, sans pour autant que ces derniers soient dépourvus de littérarité. Aussi importe-t-il de souligner d’emblée que les analyses menées par V. Magri-Mourgues ne concernent qu’une frange de la littérature viatique au XIXe siècle, celle des écrivains-voyageurs reconnus, et qu’elles laissent dans l’ombre des textes dus à des minores, qui mériteraient sans doute d’être également soumis à ce type d’approche, afin de rendre compte du genre viatique dans toute sa diversité et sa richesse.

10Les trois parties de l’ouvrage entendent présenter trois manières différentes d’appréhender le corpus d’étude, qui déterminent trois orientations de lecture complémentaires.

11Le premier type d’analyse met en exergue la prégnance du nom dans la littérature viatique, c’est-à-dire l’affinité de cette dernière avec la classe nominale. En effet, les noms communs, les noms propres, les adjectifs et les déterminants, qui apparaissent abondamment dans les récits de voyage étudiés, servent de tremplin aux séquences descriptives, qui dominent dans ce type d’écrit. L’auteur relève en outre que l’emploi abondant du pluriel dans la littérature viatique témoigne de la vision du groupe, peuple ou ethnie, privilégiée par ce genre, là où le roman s’intéresse davantage au destin d’individus érigés en héros : à une logique universelle semble donc s’opposer une logique du singulier. Enfin, cette analyse de la syntaxe nominale pose la dimension fragmentaire du récit de voyage, qui est présentée comme un moyen de rendre compte de l’expérience et du cheminement de l’auteur. V. Magri-Mourgues remarque par ailleurs que, chez Hugo, le recours au fragment a également vocation à dire le tout par la partie, ce qui semble bien correspondre à la visée encyclopédique de l’écriture hugolienne. Ce premier chapitre souligne donc essentiellement la dimension factuelle et descriptive du récit de voyage.

12Dans un deuxième temps, V. Magri-Mourgues s’attache à montrer « l’orientation lyrique » du récit de voyage : il s’agit d’établir, au travers de l’analyse de l’emploi de la première personne dans la littérature viatique, et plus largement, de l’énonciation, dans quelle mesure le récit de voyage donne à lire une vision du monde propre à l’auteur. Ce récit se présente en outre souvent comme un discours adressé, au lecteur ou à un allocutaire, dans le cas du récit épistolaire. Enfin, l’auteur relève la forte présence du pronom indéfini on, qui est le plus souvent associé au présent de l’indicatif, comme dans La Vie errante de Maupassant ; selon V. Magri-Mourgues, ce phénomène traduit une tendance à l’universalité dans le récit de voyage. Aussi, ce temps d’analyse met-il en lumière la tendance autobiographique du récit de voyage dix-neuvièmiste.

13Enfin, le troisième temps de l’étude de V. Magri-Mourgues concerne le caractère « performatif » de la littérature viatique. En effet, selon l’auteur, le récit de voyage ne prétend pas seulement écrire et dire le monde de la manière la plus authentique possible, il est également la manifestation d’un acte créateur. L’analyse phrastique et lexicologique tend ainsi à montrer comment l’acte déictique se fait acte poïétique. Dans ce mouvement, le parcours proposé par le texte se substitue au parcours réel. L’emploi de la métaphore et le caractère fortement dialogique du récit de voyage, qui s’inscrit toujours dans le sillage d’écrits d’autres voyageurs, participent de cette logique de recréation de l’univers. Ainsi se trouve posé le caractère poétique de la littérature viatique.

14Au terme de cette lecture, il importe sans doute de se demander si l’analyse textuelle proposée permet de mettre à jour une stylistique du récit de voyage comme genre constitué. L’auteur souligne très clairement, dans le cas du récit de voyage dix-neuvièmiste, la rencontre des paramètres de la découverte avec ceux de l’autobiographie et de la recréation du monde dans le récit. Cependant, au-delà de ces traits récurrents, V. Magri-Mourgues rappelle elle-même l’extrême variété des formes prises par ce genre (forme épistolaire, journal de route, narration rétrospective…). Aussi affirme-t-elle, dès l’introduction de son essai, que « l’objectif de cette étude est de tenter de faire émerger des traits constants susceptibles de définir le genre du récit de voyage par delà des divergences d’écriture particulières et contingentes9. » Se trouve ainsi posée la question de savoir qui l’emporte de la « variable genre » ou de la « variable auteur ». Il semble en effet parfois difficile de faire la part de ce qui relève du genre et de ce qui relève de l’auteur, comme l’illustrent les cas respectifs de Hugo et de Dumas ; le lecteur peut ainsi retrouver dans les récits de voyage de ces deux auteurs certaines des caractéristiques générales de leur écriture, indépendamment des questions de genre, comme la visée totalisante chez Victor Hugo et le goût de l’anecdote chez Dumas.

15La question de la détermination d’une poétique spécifique du récit de voyage se trouve également posée dans les travaux de Christine Montalbetti ; aussi peut-on lire sous sa plume : « s’il est vrai que l’énoncé référentiel mime l’énoncé fictionnel, et inversement, y a-t-il encore des marques formelles qui me permettent d’identifier leur statut10 ? »  Pour répondre à cette question, ces deux critiques retiennent deux approches différentes : tandis que V. Magri-Mourgues entend s’appuyer sur les analyses microtextuelles permises par la statistique textuelle, Ch. Montalbetti propose de ne pas « s’en tenir au niveau de la narratologie (dont les instruments seraient communs avec ceux de l’étude du texte de fiction), mais de se constituer une poétique élargie, qui réfléchisse sur la spécificité du cadre pragmatique et sur ses effets — y compris intangibles — sur le texte »11 ; aussi se livre-t-elle, dans son ouvrage Le Voyage, le monde et la bibliothèque, à des études portant sur les moyens mis en œuvre par les auteurs pour échapper à l’aporie de la redite du monde, comme la néologie, le recours à l’image, ou la mise en lumière d’objets déjà conformes à l’écriture, comme la ruine ou l’inscription, dans le récit de voyage12. Dans les deux cas cependant, les auteurs concluent à l’impossibilité de proposer autre chose que des tendances majeures et des dominantes du genre13, ce qui pose bien évidemment la question de la définition d’un genre viatique multiple et contrasté et, plus largement, de la détermination générique des textes littéraires.

16Dans cet essai dense, V. Magri-Mourgues s’efforce donc de montrer comment les analyses issues de la textométrie permettent de poser quelques caractéristiques représentatives de l’écriture viatique au XIXe siècle. Le mérite de cette étude est donc double. D’une part, l’auteur affirme la valeur des études de statistique textuelle, qui, loin de ne donner lieu qu’à des analyses quantitatives, peuvent apporter leur contribution à l’édiction d’une poétique générique du récit de voyage. D’autre part, cette étude permet d’aller au-delà de la simple analyse du roman et du récit de voyage en fonction de leur visée pragmatique respective : selon cette analyse, le récit du voyage serait du côté du monde réel et d’une vision documentaire de l’univers, tandis que le texte fictionnel ferait la part belle à l’imaginaire et revendiquerait seul l’acte de création ou de recréation du réel. En effet, l’auteur s’attache à montrer que, d’un point de vue poétique, le récit de voyage relève tout autant de l’acte de création que le texte fictionnel : on pourrait même parler à son propos de « roman géographique »14. Aussi les différences entre roman et récit de voyage ne tiennent-elles pas tant à des divergences de visées qu’à des différences dans l’emploi de la langue, dûment relevées et analysées.

17L’essai de V. Magri-Mourgues propose une grille de lecture de la littérature de voyage, sans doute non exhaustive, mais néanmoins représentative d’une technique d’analyse renouvelée. De ce fait, on peut penser que ce type d’ouvrage permettra le développement d’études similaires dans le champ des études génériques au sens large. Cet outil offre en effet un modèle d’évolution possible des approches méthodologiques dans le domaine de la science des textes : comme l’écrit l’auteur, il s’agit d’« objectiver par des comptages les appréciations portées intuitivement par les stylisticiens bien avant l’apparition des méthodes quantitatives, et parfois même de les réfuter »15. L’analyse statistique des textes peut de ce fait apparaître comme un outil permettant de préciser et de confirmer certaines intuitions littéraires. L’apport de ces méthodes à l’analyse littéraire est donc incontestable, à condition de se garder de l’écueil du formalisme excessif et de la tentation du tout quantitatif : la textométrie ne peut être pensée, comme l’illustre d’ailleurs cet essai, que comme prolégomènes ou adjuvant à une lecture plus « humaine » du texte littéraire.