L’écriture & le sacré
1Cet ouvrage, sans constituer à proprement parler les actes du colloque « Textes sacrés, Arts et Sciences » organisé par Mélanie Adda les 11 et 12 janvier 2008 dans le cadre du CIES Paris-Sorbonne, en présente l’aboutissement. Centré sur une réflexion autour de sacralité des textes saints et de ses conséquences sur ses rapports à la création, il s’organise en trois grandes parties, précédées d’une riche introduction de Mélanie Adda.
2Riche, cette introduction l’est sans aucun doute. Elle présente en effet un effort de conceptualisation qui justifie pleinement le titre de l’ouvrage. Comment peuvent s’organiser, dans l’univers du texte (et de l’image), les rapports du sacré et du profane ? Cette question nécessite une réflexion d’ordre théorique sur la notion de sacralité du texte qui ne peut faire l’économie d’une tentative de définition. Si Mélanie Adda souligne d’emblée qu’une définition en intension est impossible, elle s’appuie néanmoins sur les développements de Northrop Frye1 et ceux d’Olivier Millet2 pour proposer deux articulations fondamentales : d’une part la notion de révélation et ses inévitables limites, d’autre part la spécificité de la littérarité du texte sacré travaillée par la catégorie du « mythe » et par celle de l’opposition entre fiction et vérité. Il s’agit moins alors d’établir des critères universels de sacralité que d’essayer de rendre compte de l’irréductibilité des textes sacrés.
3Cet effort de conceptualisation marque également la présentation des diverses communications : Mélanie Adda replace efficacement les études le plus souvent monographiques dans une réflexion plus générale sur la notion de « texte sacré ». La cohérence de l’ensemble en sort renforcée et l’introduction répond, par avance, aux objections que peut faire naître la lecture de tel ou tel passage.
4L’entreprise est ambitieuse, mais on peut s’interroger sur la légitimité de la confrontation systématique de l’univers de pensée judéo-chrétien à celui, si différent, de la sphère de l’Islam alors qu’aucune des communications ne porte sur la sacralité du texte coranique. De plus, la faible présence de l’arsenal conceptuel théologique, si elle est présentée par François Bœspflug dans la préface comme « la trace en creux d’un scrupule épistémologique pour ne pas sortir des méthodes spécifiques de l’histoire et de la littérature comparée » (p. XIII), occasionne de légers flottements (notamment sur la distinction entre révélation et inspiration, ou encore sur la prise en compte de la tradition dans l’élaboration du texte) sur des questions d’une redoutable complexité. Ces quelques réserves ne saurait cependant masquer la grande efficacité de l’introduction de Mélanie Adda et son absolue nécessité au regard de la difficulté du thème choisi.
5La première partie de l’ouvrage, intitulée « Textes sacrés et Traditions : traductions, apocryphes, exégèses et illustrations », regroupe quatre articles et explore les genres à la marge des textes sacrés que sont l’apocryphe, la traduction du texte sacré, son exégèse ou encore son illustration. L’article de Lydie Lansard, consacré à la version en moyen français de l’Évangile de Nicodème traite à la fois de l’apocryphe et de la traduction. L’auteur rappelle la proximité physique (puisque l’apocryphe est inséré dans la Bible) et générique (puisque l’apocryphe est tissé de citations bibliques et qu’il adopte les codes narratifs du texte biblique) de l’apocryphe et du texte sacré. La traduction fait cependant émerger un phénomène nouveau : l’abandon du latin, langue du sacré dans l’Occident médiéval, semble s’accompagner d’une « désacralisation du récit biblique » (p. 35), qui touche particulièrement l’apocryphe. Les références bibliques se font en effet moins prégnantes, tandis que le texte semble s’adapter aux goûts littéraires contemporains. Cette étude introduit ainsi une réflexion très intéressante sur le canon et sur la langue du sacré. On peut regretter cependant que ne soient pas mises davantage en lumière les éventuelles spécificités de la traduction de l’Évangile de Nicodème par rapport d’une part à la traduction du texte biblique en lui-même et d’autre part à celle des textes « littéraires » contemporains.
6Géraldine Hertz prolonge la réflexion sur la langue du sacré dans un article sur Philon d’Alexandrie. Avant d’envisager le statut de l’exégèse philonienne, l’auteur met en évidence le rapport de Philon à la sacralité de la Bible hébraïque dans la version qu’il pratique, celle grecque dite des Septante. C’est bien d’une sacralité littérale de la Bible qu’il convient de parler, puisque Philon, s’appuyant sur l’origine miraculeuse de cette traduction de la Bible, s’emploie à justifier par l’interprétation allégorique le moindre détail de la traduction grecque qu’il considère inspirée (exercice que reprend Augustin ou, bien plus tard et à propos de la Vulgate, Claudel). La sacralité du texte rejaillit-elle, en partie du moins, sur le commentaire qui y est consacré ? Autrement dit, dans quelle mesure peut-on considérer le commentaire exégétique comme un texte inspiré ? Pour Philon, ainsi que le montre Géraldine Hertz, le travail de l’exégèse ne peut se faire sans la grâce de Dieu et tient de l’inspiration prophétique. C’est Aaron, porte-parole de Moïse, qui sert de modèle à l’exégète : sans être lui-même dépositaire de la révélation, il en est le truchement efficace et sa parole reflète la sublimité de son origine. Cette réflexion sur le statut de l’exégèse et sur ses liens aux textes sacrés est d’un haut intérêt et appelle des développements hors de la sphère philonienne.
7L’exemple de l’exégèse claudélienne qu’aborde Alexandre Solignac est cependant trop atypique pour être le véritable prolongement de la perspective de Géraldine Hertz, mais montre bien plutôt les frontières de la sacra pagina avec la culture profane. Les commentaires exégétiques de Paul Claudel, marqués par l’exégèse allégorique patristique et médiévale, sont en effet inséparables de son œuvre poétique. L’inspiration divine, fruit de la prière et guide de l’exégète, se confond bien souvent chez Claudel avec une inspiration plus proprement poétique, source d’une véritable création qui fait la spécificité de l’entreprise claudélienne. Un aspect non moins marquant et sur lequel insiste Alexandre Solignac est l’omniprésence des sciences positives dans l’exégèse claudélienne, surprenante lorsqu’on la met en regard avec les vitupérations de Claudel à l’encontre du « bagne matérialiste » de ses jeunes années, mais tout à fait compréhensible si on la voit comme le signe de ce qu’Alexandre Solignac appelle une reductio artium ad theologiam. Poésie, théologie et science participent en effet d’un même « ethos de connaissance » (p. 110) propre à Claudel.
8Le dernier article de cette première partie est consacré à l’iconographie, et plus particulièrement à l’illustration des passages évangéliques de l’In unum ex quatuor de Zacharie de Besançon. Les questions que s’y pose Frédéric Tixier sont les suivantes : quel est le lien entre le texte sacré commenté et son illustration ? Existe-t-il une tradition iconographique qui témoignerait d’une certaine sacralisation de l’image ? L’auteur, après l’examen d’un certain nombre de manuscrits, répond par la négative, et l’on peut regretter que, face au résultat limité de son enquête, il n’ait pas davantage élargi sa réflexion.
9Le regroupement de ces quatre articles fait apparaître l’hypothèse critique d’une possible contagion du sacré par contiguïté, hypothèse souvent déceptive puisque la proximité physique ne suffit pas (cas de l’illustration) et que le changement d’univers linguistique menace la sacralité, à moins que n’intervienne l’inspiration, capable de propager au monde, ou du moins à l’écriture nouvelle, la sacralité du texte biblique.
10Tel est le type de rapport qui, selon Mélanie Adda (p. 16), caractérise le rapport au texte sacré dans cette deuxième partie du volume intitulée « Contournements et détournements du texte sacré ». Les trois articles qui la composent traitent en effet de l’usage du texte sacré en contexte politique, ou tout du moins lorsque des conflits d’autorité (politique ou doctrinale) sont en jeu.
11L’article de Delphine Bellis expose, avec une clarté et une précision exemplaires, les enjeux liés au Monde de Descartes. Situant toujours son argumentation dans la lignée des commentateurs de ce texte, elle en propose une interprétation originale. Selon elle, l’emploi d’une fiction pour retracer la création du monde n’est pas dicté par la prudence à l’égard des autorités ecclésiastiques, pas plus qu’il n’est à mettre au seul crédit du statut hypothético-déductif de la physique cartésienne. Descartes prendrait au contraire très au sérieux le texte de la Genèse et tenterait de le concilier, autant que faire ce peut, avec les principes de sa propre physique, ces deux réalités n’étant pas du même ordre et n’exigeant pas une croyance de même type. Delphine Bellis s’attache donc à montrer le statut du texte sacré pour Descartes et l’interprétation ponctuellement figurée dont il doit selon lui faire l’objet. Si ces réflexions auraient sans doute gagné à être replacées dans le contexte de l’herméneutique du texte biblique au XVIIe siècle, elles montrent très finement comment se dessinent alors de nouveaux rapports entre texte sacré et culture profane.
12Tout autre est le contexte dans lequel se situe Augustin (et il est difficile de comprendre pourquoi l’article de Delphine Bellis, qui implique un rapport au texte qu’on qualifiera de moderne, précède celui de Mickaël Ribreau). L’utilisation de la Bible dans le Contra Iulianum permet d’éclairer la conception patristique de la sacralité du texte et le rapport à la citation biblique qu’elle induit. Mickaël Ribreau examine en détail des exemples tirés du Contra Iulianum pour montrer « comment et pourquoi Augustin semble parfois détourner le texte biblique d’une utilisation proprement exégétique et argumentative » (p. 164) vers une utilisation rhétorique et polémique où Augustin « tire sur le sens [des versets] pour qu’ils collent mieux à son propre discours » (p. 178). Mickaël Ribreau précise d’emblée qu’il ne faut pas « tomber dans le cliché facile d’un Augustin rhéteur » (p. 164) qui ferait peu de cas de la sacralité d’un texte utilisé à des fins polémiques, et il s’emploie à justifier à un plus haut niveau ce qui pourrait apparaître comme un usage « artificiel » (p. 168) du texte biblique. Il semble cependant que ce soit l’image qui naisse au fil de l’article. Or est-il bien sûr qu’on puisse parler de « distorsion » (p. 175) du texte ? N’est-on pas plutôt face à un régime d’interprétation du texte où la catégorie de ce que nous appelons le « sens propre » (p. 19) est difficilement maniable ? Les travaux d’Antoine Compagnon (parmi bien d’autres) ont montré à la fois la condensation du Logos dans le moindre signe (ce qui justifie l’extraction hors du contexte et annule tout soupçon de « distorsion ») et la valeur absolue de toute citation biblique. Plus qu’un « filtre d’analyse et de pensée » (p. 164), la Bible est pour Augustin la référence ultime, permanente, absolue. Nous rejoignons donc totalement Mickaël Ribreau, lorsqu’il souligne en conclusion que « la Bible est plus qu’un argument : c’est un manuel de conduite », « un mode de vie » (p. 180), mais il paraît dommage de placer toute la réflexion sous le signe de catégories rhétoriques et logiques qui semblent parfois difficilement opératoires.
13Tout comme la première partie, ce deuxième volet de l’ouvrage se clôt sur une étude iconographique. Jean-Baptiste Delzant y propose une étude des fresques de la chapelle du palais Trinci de Foligno. L’article explore deux directions. D’une part Jean-Baptiste Delzant montre l’importance tactique, à la fois civique et politique, que revêtent la construction de la chapelle et son programme iconographique. D’autre part, il s’intéresse à la question (à la suite entre autres de Michel Butor, Daniel Arasse et Louis Marin) de l’écriture dans la peinture qui permet d’articuler texte sacré, iconographie et dévotion. Loin d’être les guides et les supports de l’interprétation d’une image explicite par elle-même, les mots issus du texte sacré ont en effet pour fonction de susciter la récitation des prières tirées du texte sacré. Parfois illisibles, presque invisibles, les mots disent aussi la prière du peintre.
14Le texte sacré, la religion, comme moyen de domination ? L’idée, banale, est battue en brèche, ou tout du moins subtilement nuancée par ces trois communications qui montrent toutes, derrière le soupçon d’instrumentalisation du texte sacré ou de l’univers religieux, une préoccupation spirituelle véritable.
15Dans la troisième section, deux études, regroupées sous le titre « Textes sacrés, textes profanes », interrogent les liens qui unissent la Bible à la production littéraire. Irène Fabry-Tehranchi s’intéresse à l’ouverture du Merlin de Robert de Boron, où l’épisode de la descente du Christ aux Enfers (transmis principalement par l’Évangile de Nicodème) joue un rôle primordial. L’auteur examine les implications de cette forte présence du texte sacré (ou de ses marges) : malgré le ton parodique, il faut y voir non pas une « tentative de renversement de l’histoire sainte », mais bien plutôt l’affirmation de « l’inscription idéologique du roman dans l’univers de référence chrétien » (p. 226). L’étude de l’iconographie et notamment du motif de la gueule d’enfer montre comment l’image vient appuyer la référence chrétienne. Malgré des affirmations surprenantes sur les traductions bibliques (la Bible de Jérusalem, par exemple, ne saurait être considérée comme une traduction de la Vulgate !), cet article ouvre de manière fort intéressante le dossier des rapports ambigus que tissent textes sacrés et textes littéraires lorsque intervient une forme de dérision qu’on retrouve dans l’œuvre d’Albert Cohen.
16Mélanie Adda montre en effet, à travers l’étude de l’onomastique biblique chez Cohen, comment la Bible, malgré la perspective athée qui est celle de Cohen, imprègne de sa sacralité l’écriture cohénienne. L’apparente discordance entre les noms sublimes et les personnages parfois ridicules ne relève pas d’un « burlesque sacrilège » (p. 261), mais participe au contraire à la construction d’une sainteté parfaite, parce que pleinement humaine (c’est-à-dire, pour Cohen, opposée à la Nature bestiale et sauvage). La référence à l’intertexte biblique permet ainsi d’englober, hors de toute transcendance, l’histoire contemporaine d’Israël dans un destin tragique qui fait toute sa grandeur.
17L’article de Nicolas Idier, consacré à la notion de texte sacré à propos des Entretiens de Confucius, suit probablement celui de Mélanie Adda en raison d’une même sortie hors de l’univers religieux, où le sacré s’élabore hors de la transcendance. Les tentatives de définition du terme « sacré » dans la tradition chinoise laissent cependant penser que cette contribution aurait plus naturellement trouvé sa place dans la première partie du collectif. Seul article portant sur une autre tradition que la tradition judéo-chrétienne, il apporte en effet (et malgré quelques coquilles regrettables) des éléments décisifs pour l’élaboration de la notion, justifiant le cadre très large que dessine Mélanie Adda dans l’introduction du volume. Les relations que montre Nicolas Idier entre écriture et sacralité dans la tradition chinoise apportent un éclairage nouveau aux questions traitées par les différents contributeurs.
18Dix-septième volume de la collection « Recherches en littérature et spiritualité » de la maison Peter Lang, l’ouvrage dirigé par Mélanie Adda trouve sa juste place dans la lignée des travaux qui, depuis quelques années, explorent les liens qui unissent Bible et littérature ou, plus largement encore, Bible et écriture. La spécificité de ce recueil, qui prend volontairement en considération la notion de « texte sacré » hors du cadre judéo-chrétien, apporte un précieux renouvellement des perspectives d’études.