Défense et illustration de l’imagination dans la poésie de Ronsard
1Dès l’introduction de son ouvrage, Christine Pigné met en perspective la conception ronsardienne de l’imagination en rappelant la valeur que la philosophie de la Renaissance prête à cette faculté : loin d’être simplement renvoyée à la part corporelle de l’homme ou suspectée pour ses inventions chimériques, l’imagination joue le rôle d’une « jointure » entre l’âme et le corps dans lequel elle s’incarne. Pour ne mentionner que l’un des philosophes dont l’influence sur Ronsard est magistralement montrée par Chr. Pigné, Marsile Ficin souligne le profit intellectuel et spirituel qui peut être tiré de cette faculté : l’imagination dépouille de leur matérialité les informations reçues par les sens pour les communiquer à la pensée, mais peut également, au cours de « vacances de l’âme » comme le sommeil, libérer l’âme du poids de la matière et lui donner accès au divin. L’enjeu de l’étude de Chr. Pigné dépasse donc le problème de la psychologie des facultés pour aborder sous un angle neuf l’anthropologie ronsardienne, en décrivant les influences corporelle, divine et démonique qui s’exercent sur les facultés humaines. En outre, la mise en évidence de l’intérêt de Ronsard pour la fantaisie permet d’éclairer sa conception de la poésie, puisqu’il est l’un des premiers poètes à voir dans l’imagination l’un des principaux vecteurs de l’inspiration : indissociable de l’invention, l’imagination s’intègre à la réflexion ronsardienne sur la vocation du poète à transcender sa condition mortelle pour atteindre le divin. Ronsard célèbre donc, durant toute sa carrière, la fécondité de la fantaisie et ne souscrit jamais aux lectures les plus ascétiques du néoplatonisme, qui cherchent à congédier la « médiation des images » : il se démarque en particulier, dans ses premières œuvres, de la pensée de Marsile Ficin, pour lequel les visions de la fantaisie ne constituent qu’une étape dans l’ascension spirituelle. Cependant, la conception ronsardienne de l’imagination n’est pas fixe, et le poète ne cesse de redéfinir la provenance des images fantastiques, qui peuvent descendre des hauteurs célestes, ou émaner d’instances trompeuses. L’ambivalence de cette faculté oblige en effet le poète à réfléchir constamment aux conditions qui garantissent, notamment dans le cadre de la création littéraire, un bon usage de l’imagination. L’étude chronologique menée par Chr. Pigné retrace l’évolution de la pensée ronsardienne de la fantaisie en mettant en évidence les facteurs personnels et historiques qui estompent progressivement l’enthousiasme de Ronsard pour cette faculté médiatrice.
2La première partie de cette étude contextualise la pensée de Ronsard en présentant une synthèse fournie des analyses de la fantaisie proposées par les grands médecins (Ambroise Paré, Fernel…) et philosophes de la Renaissance. Elle met en évidence l’influence du néoplatonisme, en s’attardant tout particulièrement sur l’œuvre de Marsile Ficin, dans laquelle la fantaisie est souvent chargée de « purifier » les informations des sens afin de les faire remonter vers l’âme par l’intermédiaire du sang. La production d’images est, ainsi, souvent corrélée à la qualité des humeurs et des complexions, et le comportement de la fantaisie reflète la condition physique et morale du sujet. Cependant, le néoplatonisme attribue également le surgissement des images à des instances extérieures au corps : la théorie du spiritus phantasticus, voile d’images qui entoure l’âme au moment de son incarnation, est remise au goût du jour grâce à la traduction par Marsile Ficin de l’œuvre de Synésius ; elle permet d’expliquer la descente dans l’âme humaine d’images supraterrestres. Les démons sont également reconnus comme les responsables de certaines apparitions oniriques. Chr. Pigné étudie d’ailleurs en détail la manière dont la Renaissance classifie les songes : distinguant les songes vains des songes véridique, les penseurs de la Renaissance renouvellent une riche tradition antique et médiévale, et leur réflexion sur le sommeil explore en profondeur des métaphores révélatrices, comme celle de l’onde régénératrice susceptible de détacher momentanément l’âme du corps.
3La seconde partie, consacrée aux « trésors de l’humaine fantaisie », porte sur les premières œuvres de Ronsard, les Odes, Les Amours de 1552-1553 et les Hymnes de 1555-1556. Ces pièces, influencées par le néoplatonisme, ont la spécificité de valoriser les images et les fureurs qui les stimulent. La réécriture originale à laquelle Ronsard soumet la pensée ficinienne, se manifeste notamment dans la célèbre « Ode à Michel de l’Hospital », dans laquelle le but de la poésie ne semble pas être la contemplation de l’Un, mais le foisonnement du multiple. Les Muses, mises en scène dans cette ode, font en effet partie des grandes « puissances idolopompes » (la poésie, l’inspiration bachique, d’amour…) qui transmettent à l’homme une multitude positive d’images. Mais Ronsard consacre également plusieurs pièces aux puissances idolopompes négatives, notamment la sorcière, qui contrefait les images de la Muse. L’ambivalence des images est donc au cœur de la pensée de Ronsard, qui revisite, dans Les Amours de 1552, la fantasmologie courtoise et pétrarquiste pour évoquer les plaisirs décevants que suscitent les représentations picturales et oniriques de la femme aimée. L’enquête ronsardienne sur les images se poursuit dans les Hymnes, qui explorent divers aspects du rapport de l’homme au monde : ainsi, l’Hymne de la Philosophie, qui prête aux hommes la possibilité de distinguer entre les songes vrais et les illusions démoniques, est utilement mis en parallèle avec l’Hymne des Daimons, qui insiste sur le statut ambigu des images transmises aux hommes par les démons. Dès cette époque, se dessine donc une distinction entre une fantaisie féconde, caractérisée par le mouvement des images, et une fantaisie dangereuse, dans laquelle l’esprit se fixe de manière statique sur une image obsessionnelle, qui peut lui être envoyée par des instances trompeuses.
4La troisième partie développe « les dangers et les attraits » de la fantaisie dans la pensée ronsardienne à partir des années 1560. Convaincu que le vieillissement de son corps s’accompagne d’un tarissement de son inspiration, Ronsard s’intéresse de plus en plus — par exemple dans La Lyre — au rôle joué par le corps dans la production des images. Leur prestige est également mis en question « de l’extérieur », lorsque les protestants s’en prennent au images poétiques et aux fictions, qu’ils considèrent comme des intermédiaires superflus entre le croyant et Dieu. Cible d’une violente polémique, Ronsard est contraint de redéfinir la fantaisie, en opposant la saine imagination des poètes — dont les Hymnes des Saisons de 1563 offrent une éclatante manifestation — aux prétentieuses fantaisies des sectes religieuses, qu’il condamne en particulier dans les Discours des Misères de ce Temps. Les écrits théoriques de Ronsard décrivent alors comme un repoussoir la folle fantaisie des malades, étroitement liée aux errements de l’opinion. L’ambivalence de la fantaisie est mise en fiction dans La Franciade, qui peut être lue comme l’itinéraire spirituel d’une âme et comme la mise en scène des périls qu’elle rencontre du fait de son incarnation. Si les images transmises aux hommes par les dieux sont souvent des stimulations positives, l’épopée ronsardienne souligne également la puissance mortifère des images obsessionnelles provoquées par la maladie d’amour. Le parcours de Chr. Pigné se termine avec les Sonnets pour Hélène, dans lesquels Ronsard affirme le rôle indispensable des images dans la connaissance pour s’opposer au platonisme un peu caricatural de son ascétique maîtresse. Mais le poète constate désormais le caractère décevant de certaines productions de la fantaisie, comme les songes érotiques qui compensaient joyeusement les refus de sa maîtresse dans les Amours de 1552.
5Nourri d’une ample bibliographie, le travail de Christine Pigné parvient à articuler de manière féconde, et toujours claire, une connaissance érudite de la complexe réflexion de la philosophie de la Renaissance sur l’imagination et l’étude d’une longue période de la production poétique de Ronsard. Pour décrire l’évolution de la réflexion ronsardienne sur l’image, Christine Pigné s’appuie sur des analyses de textes, mais aussi sur des études comparées de pièces publiées à différents moments de la carrière poétique de Ronsard, ou sur des confrontations précises entre les poèmes de Ronsard et leurs hypotextes. Cette étude précieuse s’adresse donc autant aux spécialistes d’histoire des idées qu’aux littéraires intéressés par l’épaisseur philosophique des textes poétiques.