Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Septembre 2010 (volume 11, numéro 8)
Florence Dupont

Pragmatique chrétienne de Virgile

Fulgence, Virgile dévoilé, traduit, présenté et annoté par Étienne Wolf, postface de Françoise Graziani, Villeneuve d’Ascq : Presses du Septentrion, coll. « Mythographes », 2009, 220 p., EAN 9782757400913.

1Sous ce titre sont publiés cinq textes en langue originale (latin ou italien) avec leur traduction, de Fulgence et du Pseudo Fulgence, Isidore de Séville, Bernard Silvestre et Boccace qui sont des exemples d’interprétation allégorique depuis le Ve siècle ap. J.-C. jusqu’au XIVe siècle (tous auteurs chrétiens) : Sur la Thébaïde [de Stace] du pseudo Fulgence ; quelques chapitres des Étymologies d’Isidore de Séville (VIIe siècle) ; un extrait de la préface de Bernard Sylvestre (XIIe siècle) au Commentaire de Martianus Capella ; les chapitres III, V, VII, XXVI, XXVIII du commentaire de Boccace à la Comédie de Dante. Une préface qui précède chaque texte, des notes et quatre indices dont en particulier l’un consacré au vocabulaire exégétique, facilitent l’usage de cette publication. Cependant il faut regretter que le titre général de l’ouvrage soit Virgile dévoilé qui renvoie en fait à Expositio Vergilianae continentiae secundum secundum philosophos moralis (Présentation du contenu de Virgile d’après les philosophes moralistes) de Fulgence « traduction » sans doute plus « grand public » mais trompeuse, car il suggère une interprétation générale et discutable de l’allégorie comme dévoilement. L’allégorie n’implique pas automatiquement une théorie du langage et une dialectique de l’être du paraître, c’est une pratique multiple, un « jeu de langage » consistant simplement à ajouter à un énoncé un « autre sens » ou même des « autres sens ». Si ce sens est caché dans le texte, il s’agit bien d’un dévoilement mais ce n’est pas toujours le cas.

2Le choix de ces textes correspond, en effet, à un projet de l’éditeur et traducteur : présenter des exemples de ce qu’a pu être l’interprétation allégorique depuis la basse antiquité jusqu’à la Renaissance. Pour un lecteur du XXIe siècle, ces pratiques de l’allégorie sont étranges et traduisent des préoccupations de lecture bien différentes des nôtres. Certains pourraient être tentés d’y voir, à tort, la préhistoire maladroite de notre critique littéraire. Aucun de ces cinq commentateurs, en effet, ne cherche la vérité du texte comme le font aujourd’hui les critiques herméneutiques, structuralistes ou non, dont les méthodes multiples visent toutes à révéler une signification immanente à l’œuvre. Les critiques contemporains prétendent démontrer de façon « scientifique » ou du moins argumentée la valeur de leur résultat. Ils cherchent le sens et la singularité du texte dans le texte même en l’analysant comme discours organisé et structuré. Nos allégoristes, au contraire, ne cherchent rien qu’ils ne connaissent déjà, leur but est de faire coïncider le texte avec des significations dogmatiques et données d’avance, extérieures à ce texte, en illustrant leurs affirmations par des moyens qui de notre point de vue de modernes relèvent de la pure fantaisie. C’est ainsi que Fulgence affirme a priori que l’Énéide, à travers le personnage d’Énée, représente les étapes de la vie humaine et le triomphe de la sagesse sur les passions. Ceci posé, il va développer son postulat en interprétant dans ce sens quelques épisodes sans appui textuel : par exemple le naufrage d’Énée symboliserait les dangers de la naissance bien que rien chez Virgile n’y fasse allusion. À quoi il ajoute des remarques limitées à quelques mots. Le premier vers arma uirumque cano du chant I de l’Énéide donnerait allégoriquement le plan général du poème : arma (les exploits guerriers) symboliserait la uirtus (la valeur, le courage) et uirum (le héros) symboliserait sapientia (la sagesse), réunissant ainsi les deux vertus d’un homme parfait. Enfin, il conclut par des remarques étymologiques qui concernent essentiellement des noms propres. Par exemple le nom du père d’Énée, Anchise est expliqué de cette façon : « Ipsum nomen Anchisae considera ; Anchises enim grece quasi ano scenon, id est patrium habitans ; unus Deus enim pater, rex omnium, solus habiutants excelsis » (regarde le nom même d’Anchise, qui en grec signifie « ano scenon » habitant la maison paternel ; car Dieu seul est père, roi de l’univers, seul habitant des cieux). Cette analyse étymologique est non seulement « fausse » pour un grammairien moderne mais en outre elle n’a aucun rapport avec l’Énéide elle-même et le personnage d’Anchise. Elle tend seulement à faire entendre au travers de sa fonction paternelle l’image du Dieu chrétien.

3 Ce que nous appelons le texte de l’Énéide est donc déconstruit, ou plutôt si la lecture moderne est ce qui fait d’un énoncé un texte, celui-ci est inexistant, car rien ne témoigne que la lecture allégorique ait été précédée dans l’Antiquité d’une lecture textuelle. L’Énéide apparaît comme une collection d’épisodes disjoints et de mots isolés qui ne valent que par le commentaire hétérogène qui en est fait.

4On voit l’intérêt d’une telle publication, qui est bien plus qu’un objet de curiosité, obsolète et ridicule. Comme toutes les pratiques étranges et étrangères, à condition de les étudier dans leur différence, ces lectures allégoriques nous donnent l’occasion de porter un regard éloigné sur nos propres habitudes de lecture et un regard anthropologique sur les litterae anciennes. Elles sont ainsi susceptibles d’intéresser les pragmaticiens de la littérature.

5Le commentaire de Fulgence de l’Énéide, nous permet de mettre en perspective l’institution littéraire, telle que nous la pratiquons, avec son exercice central, le commentaire de texte et dont nous aurions tort de croire qu’elle n’est pas récente. L’Antiquité, avant même le bon abbé Fulgence, commentait certes Virgile ou Horace mais non pas comme les modernes pour en admirer les beautés poétiques ou en chercher le sens. Servius et avant lui Macrobe ou encore Aulu-Gelle ne s’intéressent dans ce monument qu’est pour eux l’Énéide, qu’à y retrouver des citations ou des reprises d’auteurs précédents, le plus souvent grecs, ou encore tout le savoir du monde : la physique, l’histoire, la religion... Les Anciens quand ils prennent une distance critique, au moins depuis Héraclite, ont toujours eu ce rapport dogmatique aux poètes, se demandant, indépendamment des fables qu’ils racontent et qui sont des fictions, s’ils disent-ils des vérités utiles aux hommes ou des mensonges qui vont les égarer ? Ces vérités utiles ne sont pas des révélations mais des lieux communs de la vie en société et de la morale ordinaire, comme le triomphe de la sagesse sur les passions.

6C’est donc à une relativité de la lecture qu’introduisent ces commentaires anciens, en nous incitant à suspecter nos propres façons de lire l’Antiquité. Au lieu de s’amuser des interprétations de Fulgence ne faudrait-il pas s’étonner des nôtres ? Elles nous invitent à réfléchir sur la pragmatique de ce que nous appelons, les textes anciens : quel était leur usage ? À qui servaient-ils ? À quel type d’énonciation étaient-ils destinés ?

7Ensuite, et c’est le deuxième intérêt de cette publication, en particulier du commentaire de Fulgence, est de montrer comment le christianisme a exacerbé cette pratique du commentaire allégorique pour répondre à une crise de l’éducation et de la culture : l’Énéide qui concentrait tous les savoirs du monde et qui donc servait à l’instruction « primaire » des enfants chez le grammaticus, peut-elle encore être utilisée ? Car Virgile est un païen. Peut-on le christianiser malgré lui ? D’aucuns l’avaient déjà fait auparavant sans lui demander son avis. Fulgence procède autrement, il fait intervenir Virgile lui-même qui sort de sa tombe pour défendre son œuvre et refuser cette conversion forcée. Ce qui montre que pour Fulgence, seul le poète est maître de ce qu’il a voulu dire, aucune lecture ne va révéler un sens caché immanent à l’œuvre. En revanche le commentateur peut ajouter un autre sens, orthodoxe. On ne doit pas lire Virgile sans le commentaire d’un lettré chrétien. L’enjeu de cette attitude par rapport aux écritures « monumentales », héritage romain des clercs est évidemment à comprendre en relation avec le rapport de l’Église aux saintes Écritures et aux Gnostiques.

8La pratique allégorique de Fulgence nous renvoie donc à la pragmatique chrétienne de Virgile — comment ne pas s’en débarrasser ? — et d’une façon générale à la pragmatique de Virgile dans le monde ancien. C’est l’occasion de rappeler ici que l’Énéide fut d’abord et avant tout l’instrument pédagogique qui a remplacé Homère à Rome dès sa publication, qu’elle fut commentée mot à mot dans les écoles ou bien résumée en prose. L’Énéide est une banque de données et la matière pour des exercices de style. Ce qu’on retrouve dans le commentaire de Fulgence.

9Enfin le troisième intérêt de cette publication, et sans doute pas le moindre, est l’omniprésence du grec dans le commentaire de Fulgence. Les mots dont il fait l’étymologie sont pour la plupart des noms propres analysés à partir de racines grecques. Or les noms propres sont dans l’antiquité conçus comme des lieux de mémoire, car ce sont des mots sans signifié et dont le sens est uniquement issu de référents. Ce qui permet à l’étymologie de prendre la place du signifié absent et d’en faire des noms « parlants » embrayant sur toute sorte de discours : récits aussi bien que maximes. L’exemple le plus connu est celui d’Hélène dont le nom mis en rapport avec le verbe haireô, (aoriste heilon) signifiant « enlever, prendre» » ouvre sur son enlèvement par Paris, la prise de Troie, ... Ces discours ne sont pas déduits du nom propre, ils existent à côté de lui et l’étymologie sert à établir une corrélation entre l’un et l’autre, entre le texte et toute forme de savoir, c’est pourquoi peu importe que cette étymologie soit arbitraire, fantaisiste ou comme on dit « varronienne ». L’important est le lien construit non pas une quelconque vérité essentielle, les Anciens ne « croyaient pas » à l’étymologie, ce sont les Modernes qui en font une foi sous couvert d’une science. L’étymologie (grecque) ajoute donc une mémoire grecque au texte de Virgile.

10Cependant Fulgence et les autres commentateurs chrétiens, rompent avec l’ancien usage de l’étymologie dont il faut distinguer deux pratiques bien différentes. Soit le signe — ici le mot — est susceptible de recevoir un autre sens, différent de son emploi ordinaire. Le signifiant du mot par sa ressemblance formelle avec un lexème commun, suggère — huponoia — qu’il y a quelque chose à trouver du côté de l’étymologie. C’est la façon de faire de Fulgence et des allégoristes. Si l’on reprend l’exemple d’Anchise, on voit qu’il y a une rupture entre son sens allégorique, extra-diégétique (il renvoie à « Dieu le père au plus haut des cieux » dont il n’est ni le symbole ni la métaphore) et son sens diégétique, il est le père d’Énée dans le récit de l’Énéide. Soit le signe manifeste son sens diégétique par son étymologie qui redouble sa signification pragmatique, c’est l’exemple d’Hélène. Cette force du nom propre par son énonciation même nous renvoie à ses usages ritualisés dans le chant choral comme chez Pindare ou Eschyle. Ou encore dans la prière romaine. Selon la pragmatique énonciative, l’étymologie fonctionne donc différemment.

11Il est dommage qu’une publication aussi importante pour l’histoire de la critique littéraire et de la pragmatique des poètes, ne soit pas accompagnée d’une réflexion plus approfondie et surtout plus précise qui prenne en compte les différences et les pratiques des Anciens au lieu d’en rester aux éternels commentaires « philosophiques » issues du Cratyle comme si les Grecs et les Romains passaient leur temps à se demander s’ils étaient du côté de l’arbitraire du signe (Hermogène) ou de sa motivation (Cratyle), comme s’il s’agissait dans ce dialogue, d’une foi et non d’un jeu. Il ne convient pas d’amalgamer les deux usages de l’étymologie, et il y en aurait d’autres, sous la catégorie globale de cratylisme, terminologie moderne, pas plus qu’on ne peut parler de l’étymologie comme « catégorie de pensée » ou en la définissant de façon essentialiste comme « admettant un rapport entre le signe et la chose signifiée ». En outre quand il s’agit d’un nom propre il n’y a pas de « chose signifiée ». Il est dommage aussi que la profondeur historique et la distance culturelle qui séparent d’une part notre époque de ces dix siècles d’allégorie, et qui d’autre part séparent Platon de Fulgence — Platon a vécu aussi un millénaire avant Fulgence — aient été négligés au profit d’une vision globalisante, inspirée par une conception néo-romantique des rapports de la poésie et de la philosophie.