Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2010
Septembre 2010 (volume 11, numéro 8)
Christophe Pradeau

Le devoir de synthèse

Erich Auerbach. La littérature en perspective, textes réunis par Paolo Tortonese, Paris : Presses de la Sorbonne nouvelle, 2009, 379 p., EAN 9782878544596.

1L’important ouvrage collectif récemment publié aux Presses de la Sorbonne nouvelle sous la direction de Paolo Tortonese, Erich Auerbach. La littérature en perspective1, est un événement, ne serait-ce qu’à considérer qu’aucun livre n’avait encore été consacré en France à l’auteur de Mimésis. Composé dans la continuité des colloques internationaux qui ont célébré le cinquantième anniversaire de la mort d’Auerbach et le soixantième anniversaire de la publication de Mimésis2, il confirme l’actuel renouveau d’intérêt pour l’œuvre du grand philologue, renouveau particulièrement sensible en France où d’importants chantiers éditoriaux ont été engagés au cours des quinze dernières années. L’œuvre d’Auerbach, longtemps réduite pour le public francophone au livre qui, à certains égards, la résume et l’accomplit, est désormais presque entièrement disponible en français grâce aux efforts conjugués de Marc André Bernier, de Robert Kahn, de Diane Meur et de leurs éditeurs, les éditions Belin et Macula3. L’ouvrage de Paolo Tortonese ajoute sa pierre à cet important chantier de traduction en proposant deux nouveaux textes restés inédits en français : « Marcel Proust : le roman du temps perdu » (1927) et « Sur la situation historique de Rousseau » (1932), articles largement ignorés par les études rousseauistes et proustiennes, qui méritent à tout le moins d’être lus comme un témoignage de premier ordre sur la réception de Proust et de Rousseau, études que l’on pourra par ailleurs lire avec profit en relation avec les chapitres xvi et xx de Mimésis, sur lesquels ils projettent un puissant éclairage oblique. Le collectif publié par P. Tortonese propose également une bibliographie particulièrement ambitieuse établie par Diane Berthezène : celle-ci recense l’ensemble des textes publiés par Auerbach, les traductions dont ils ont bénéficié un peu partout dans le monde (l’œuvre d’Auerbach, si l’on s’en tient par commodité à Mimésis, est désormais disponible en vingt-trois langues4), ainsi que les études qu’ils ont suscités dans tous les pays occidentaux mais aussi, par exemple, en Chine ou au Japon. Il s’agit de la bibliographie la plus complète dont nous disposions sur l’œuvre et elle constitue, à ce titre, un apport majeur. Le système de renvois ingénieux qui la met en mouvement en fait un outil précieux pour étudier la fortune d’Auerbach, la présence plus ou moins insistante, resserrée ou ramifiée de son œuvre, que chaque scène littéraire nationale s’est assimilée de façon sensiblement différente, en fonction des intrigues locales, des rencontres ou des admirations qu’elle a suscitées. Francesco Orlando affirme fort justement dans son magistral article sur les définitions multiples de la notion de réalisme chez Auerbach, que l’œuvre du philologue bénéficie aujourd’hui d’une « actualité plus renouvelée qu’ininterrompue5 », affirmation en effet confirmée mais aussi précisée par la bibliographie de Diane Berthezène : on constate, de fait, une nette éclipse de la présence éditoriale d’Auerbach entre 1977 et 1983. Si le nom n’a jamais été oublié et s’il n’a cessé d’être un objet d’estime ou d’admiration, l’œuvre était peu fréquentée dans les années dites « structuralistes », beaucoup moins en tout cas qu’elle ne l’est aujourd’hui ; elle n’a jamais cessé d’être lue mais pour étude, comme un passage obligé dans un cursus de lettres ou plus largement dans une formation intellectuelle ; on ne pensait pas avec elle. Cette période de renouveau, on l’a dit, s’est traduite en France par la découverte progressive de l’œuvre entier, qui ne se réduit plus désormais à Mimésis comme cela a été longtemps le cas ; la bibliographie nous apprend que la France constituait à ce titre une véritable anomalie au regard de la situation d’Auerbach dans les principaux pays européens.

2L’ouvrage de P. Tortonese est un excellent témoignage de la diversité des réceptions critiques nationales. Si Erich Auerbach. La littérature en perspective est le premier livre en français à être consacré au philologue, il est le fruit d’une collaboration franco-italienne et s’inscrit dans une double réception, assez contrastée, de l’œuvre. Sur les onze contributions critiques du volume, six sont le fait d’universitaires français : Marc de Launay (sur la notion de style telle que la conçoit Auerbach, comme une façon d’envisager le problème du surgissement d’une « singularité innovatrice6 »), Robert Kahn (sur l’amitié unissant Benjamin et Auerbach), Hélène Merlin-Kajman (sur la notion de public), Alain Pagès (sur Auerbach lecteur de Zola), Dominique Combe (sur les notions de genre et de style) et Philippe Hamon (sur les critères du réalisme) ; quatre d’universitaires italiens : Paolo Tortonese (à qui l’on doit la conception du volume et l’ « Avant-propos »), Alberto Varvaro (sur la préhistoire de Mimésis), Carlo Ginzburg (sur Auerbach lecteur de Voltaire) et Francesco Orlando (sur la multiplicité des réalismes dans Mimésis, sur « le dosage et les parties respectives de mimésis et de convention7 » qui entrent dans les différentes définitions que l’on peut proposer du mot réalisme) ; contributions auxquelles s’ajoute celle d’un universitaire allemand enseignant à Grenoble, Michael Kohlhauer, dont la lecture, qui examine les enjeux de « Philologie de la littérature mondiale », l’important article programmatique qu’Auerbach publie en 1952, peut être qualifiée d’interne en ce qu’elle considère Auerbach depuis le contexte de la philologie romane germanique, son histoire, ses impasses et ses impensés. La figure d’Auerbach est plus riche et diverse en Italie qu’elle ne l’est en France en raison, notamment, de l’apport considérable du philologue aux études sur Dante. Si les Écrits sur Dante n’ont été traduits en français qu’en 1998, ils ont été recueillis en volume dès 1963 chez Feltrinelli. Aussi bien, Auerbach ne saurait en aucun cas être perçu en Italie comme l’auteur d’un seul livre. L’importance de ses propositions sur La Divine Comédie ont fait de lui un interlocuteur familier avec lequel l’on pense : en témoigne l’article de Carlo Ginzburg, qui prend appui sur le chapitre xvi de Mimésis pour développer une réflexion personnelle sur les enjeux des conceptions voltairiennes du commerce et de la tolérance, magnifique analyse des « limites historiques des Lumières », et, par-delà, des enjeux historiques et philosophiques de la globalisation du monde, de l’avènement violent, heurté, d’ « une société culturelle homogène8 ». La tension féconde qu’instaure le dialogue, au sein d’un même volume, de plusieurs traditions critiques nationales se double d’une autre tension, tout aussi féconde, entre la prise philosophique d’un Marc de Launay ou celle, historique, d’un Carlo Ginzburg, entre l’approche d’un comparatiste comme Robert Kahn et celle d’un francisant comme Philippe Hamon. Il est probable que ces multiples visages d’Auerbach ne sont pas tout à fait compatibles et qu’ils entrent à plus d’un titre en conflit entre eux mais c’est précisément l’une des grandes forces d’un ouvrage, dont il est à espérer qu’il fera date, que d’imposer d’Auerbach un portrait complexe, stratifié, puissamment historicisé, qui prenne en considération l’œuvre entier, des premiers articles à l’ouvrage posthume de 1958, et qui considère Mimésis non pas comme un recueil d’études lâchement reliées entre elles mais comme un livre composé, mis en mouvement par une unité d’intrigue, un portrait qui fait aussi peu de concessions qu’il est possible, et c’est tout à l’honneur des différents contributeurs, « à la technique de la légende9 ».

          

3 Ce sont ces qualités que je voudrais faire ressortir en rendant moins compte de l’ouvrage qu’en m’appuyant sur lui pour poser une question un peu brutale, un peu fruste aussi mais dont il me semble qu’elle a l’avantage d’éclairer en profondeur les enjeux de la synthèse historique : pour quel public Auerbach a-t-il écrit Mimésis ? Lorsqu’il présentait au lecteur français, il y a quinze ans de cela, les cinq lettres d’Erich Auerbach à Walter Benjamin révélées en 1988 par Karlheinz Barck, Robert Kahn proposait de voir dans l’auteur du Livre des Passages le « lecteur idéal » de Mimésis10. Il ne nous reste de la correspondance entre les deux hommes que fort peu de chose : aux cinq lettres d’Auerbach ne sont venues s’ajouter qu’une lettre et une carte postale de Benjamin, cette dernière récemment découverte par Kahn au Deutsches Literaturarchiv de Marbach (on en trouvera une reproduction dans le volume11). L’affirmation n’en a pas moins pris de la consistance, R. Kahn s’attachant à préciser d’article en article12 le portrait d’une amitié longtemps ignorée qui sollicite le lecteur avec la force de l’emblème. P. Tortonese remarque très justement, dans son « Avant-propos », qu’on lit désormais l’œuvre d’Auerbach à la lumière de ses lettres à Benjamin : « Cette vie, si peu transparente dans ses œuvres, dérobée par la discrétion d’un homme blessé, est comme éclairée par les mots qu’Auerbach adresse à Walter Benjamin en 1935-1937, et que nous connaissons depuis peu. Après avoir découvert un article de Benjamin dans un journal suisse, Auerbach s’exclame : “Quelle joie ! Que vous soyez encore là, que vous écriviez, et que cette tonalité rende la nostalgie de ce que fut notre pays.” Nostalgie poignante d’une Allemagne révolue, supprimée par le national-socialisme : Auerbach semble concevoir son destin d’exilé non seulement dans le cadre de la catastrophe allemande, mais dans un cadre plus vaste, où la civilisation dans sa pluralité serait menacée13. » De fait, nulle part ailleurs Auerbach ne définit aussi précisément que dans sa longue lettre à Benjamin du 3 janvier 1937, la situation historique qui préside à la rédaction de Mimésis. Aussi, la correspondance entre les deux hommes revient-elle à plusieurs reprises, souvent longuement citée et commentée, dans la suite du volume14.  

4Auerbach est confronté lors de son exil stambouliote à ce qu’il appelle un « nationalisme au superlatif », un « nationalisme pratiquement antitraditionnel15 », la politique d’Atatürk inventant une culture anhistorique, rétractée, repliée sur le passé proche : « aucun habitant de moins de 25 ans, écrit-il à Benjamin, ne [pourra bientôt] plus comprendre aucun texte religieux, littéraire ou philosophique datant de plus de dix ans16. » Toute la correspondance de Benjamin et d’Auerbach, et jusqu’à la carte postale révélée par Robert Kahn, dans laquelle ce dernier invite à voir une « allégorie du trafic postal et donc de l’amitié entre les deux correspondants17 », ne cesse de s’interroger sur les conditions d’exercice de la lecture, sur les menaces qui pèsent sur elle et, au-delà, sur l’ensemble des pratiques qui font qu’il existe une vie intellectuelle, que s’inventent et se perpétuent des communautés, des solidarités et des amitiés culturelles. Auerbach, à propos du projet des Passages, exprime une crainte qui informe en profondeur la dernière partie de son œuvre, de Mimésis à Langage littéraire et public dans l’Antiquité latine tardive et au Moyen Âge : « Y aura-t-il encore des personnes pour lire de tels documents ? » Lorsqu’Auerbach écrit Mimésis, il se trouve presque entièrement coupé de ses « lecteurs idéaux » : Benjamin, Vossler, Spitzer, Curtius, Panofsky, sans oublier, bien sûr, son assistant à Marbourg, Werner Krauss. Impliqué, malgré qu’il en ait, dans la politique de modernisation et d’européanisation de la Turquie, dans laquelle il voit un symptôme de l’avènement prochain d’une « Internationale de la trivialité » et d’un « espéranto de la culture18 », il se voit confronté à un public d’étudiants non seulement étrangers à l’univers de la philologie romane mais, à bien des égards, étrangers à leur culture et comme assignés à résidence dans le présent, déchus du droit de circuler dans leur propre histoire, d’accéder à cette forme supérieure de la conscience de soi que vise le perspectivisme historique.

5On sait que la notion de public est au cœur de plusieurs études d’Auerbach, depuis la première version de « La Cour et la Ville », publiée en 193319, jusqu’au livre posthume de 1958 sur le public littéraire de l’Antiquité tardive et du Haut Moyen-Âge. Hélène Merlin-Kajman, auteur d’une thèse et de nombreuses études sur « la notion de public au xviie siècle », retrace, dans un article minutieux, les différentes étapes de l’élaboration de la notion dans l’œuvre d’Auerbach, pour arriver à la conclusion que le public n’obéit pour Auerbach « à aucune définition agonistique » : « de son existence ou de son inexistence ne dépend aucune distinction esthétique ou politique, mais plus radicalement l’existence ou l’inexistence de la littérature20 ». Qu’Auerbach ait fait du public le foyer de son questionnement historique témoigne d’une conscience aiguë, et précoce, de la fragilité du dispositif littéraire. On en verra un témoignage parmi d’autres dans l’article qu’il consacre dès 1927 à la Recherche du temps perdu ; sa lecture prend pour point de départ le mystère de la réception européenne de ce roman exigeant, « vraie épopée de l’âme » à côté de laquelle « presque tous les romans que l’on connaît apparaissent comme des nouvelles21 » : « Marcel Proust, né en 1871, apparut sur la scène littéraire dans les années quatre-vingt ; il a commencé à être connu en 1917, et lorsqu’il est mort en 1922 son nom était l’un des plus connus au monde. La percée de son œuvre vaste, compliquée, difficile, allant toujours plus loin dans la délicatesse du tissu langagier se fit si vite et de manière si décisive que l’on peut tout à fait croire à une sorte d’enchantement : car comment expliquer autrement qu’il y ait dans cette Europe si agitée des centaines de milliers de personnes qui lisent d’un bout à l’autre et avec délices treize volumes imprimés serrés, dont beaucoup de pages évoquent une conversation décousue, quelques arbres, un réveil matinal […]22 ? » Qu’une œuvre comme la Recherche trouve son public ou, plus exactement sans doute, qu’elle l’invente, cela tient de l’« enchantement » ; c’est un mystère qu’Auerbach n’aura de cesse d’explorer ; certaines des plus belles pages de Mimésis en témoignent : il en est ainsi, par exemple, dans le chapitre xii, « L’humaine condition », consacré à Montaigne, des longues analyses qui retracent les différentes étapes de l’avènement des « honnêtes gens ». Auerbach est aussi conscient qu’on peut l’être qu’une pléiade d’écrivains de premier ordre ne suffisent pas à faire une vie intellectuelle ; il y faut une foule de lecteurs impliqués. L’arrivée de Hitler au pouvoir puis l’exil stambouliote renforcent et réorientent, approfondissent et intériorisent un questionnement qui court comme un fil rouge dans la totalité de l’œuvre. De fait, Alberto Varvaro, dans son article « Mimésis avant Mimésis » montre, avec beaucoup de subtilité, qu’il ne va pas de soi de voir dans le grand livre d’Auerbach le fruit de l’exil. Dès le début des années 1930, tous les thèmes fondamentaux de Mimésis sont en place. Une étude de 1932 consacrée à Montaigne souligne déjà que les Essais ont créé leur public : « Chaque performance appelle un destinataire, qui l’apprécie à sa juste valeur, chaque effet a besoin de son public. Dans tous les cas, Montaigne n’a pas rencontré le public des Essais, et il ne pouvait pas en soupçonner l’existence. […] Montaigne s’est tourné vers une communauté, et en se tournant vers elle, il l’a créé23. » Il est certain que l’insistance avec laquelle une certaine critique, notamment américaine, ne cesse de rappeler les circonstances de l’écriture de Mimésis relève moins d’une application rigoureuse du perspectivisme historique que d’une « concession à la technique de la légende » pour reprendre la formule d’Auerbach citée plus haut. Et, de fait, l’exil à Istanbul a notablement contribué à la célébrité du nom d’Auerbach, contribuant à héroïser le philologue. Comme toute légende, celle d’Auerbach suscite des travaux démystificateurs. Emily Apter24, jouant Spitzer contre Auerbach (ou plus exactement contre la lecture qu’en a faite Edward Said), s’est récemment attachée à relativiser l’exil d’Auerbach, en rappelant qu’il y avait des bibliothèques à Istanbul et que ce dernier y avait plus d’interlocuteurs de qualité qu’il a bien voulu le dire. On accordera à la critique américaine qu’Istanbul n’est pas précisément une île déserte. On peut néanmoins penser, comme l’écrit R. Kahn, que rien ne nous autorise à mettre en doute un sentiment de solitude et encore moins à le stigmatiser25. Il est certain que Spitzer s’est plus aisément adapté au contexte stambouliote que ne l’a fait Auerbach, de la même façon qu’il se fera plus facilement, plus allégrement, à l’American way of life. Mais cette faiblesse, si faiblesse il y a, est aussi l’une des raisons pour lesquelles Auerbach nous laisse, ce que Spitzer n’a pas fait, un « grand récit26 », « une aventure générale de la culture européenne27 », alors que l’œuvre de Spitzer s’éparpille en études de style, d’une merveilleuse justesse de touche, mais isolées, non reliées entre elles et donc moins intensément et durablement mémorables. Je ferai volontiers l’hypothèse que l’inconfort — à tout le moins — ressenti par Auerbach est l’une des raisons de l’actualité dont bénéficie aujourd’hui, alors que les signes se multiplient d’une remise en question profonde de la culture et des pratiques littéraires, une œuvre attentive aux manifestations concrètes de la fragilité des sociabilités littéraires, thématique qui s’impose de plus en plus centralement à Auerbach, jusqu’à son dernier ouvrage, Langage littéraire et public dans l’Antiquité latine tardive et au Moyen Âge, qui, en même temps qu’il comble l’ellipse la plus manifeste de Mimésis, s’efforce de décrire un moment historique où « le sol se dérobe sous les pieds » des hommes et des femmes de culture, cette éclipse d’un demi-millénaire pendant laquelle il n’y eut pas « en Europe de société cultivée au sens où nous l’entendons28 ». En même temps qu’il se tourne vers le Haut Moyen-Âge, Auerbach envisage, sur un mode programmatique, et non sans ambiguïtés, les enjeux du passage de la littérature en régime mondial, auquel il consacre cet essai, « Philologie de la littérature mondiale » (1952), auquel nous avons déjà fait allusion à plusieurs reprises. Michael Kohlhauer, fait apparaître avec beaucoup de netteté, dans sa contribution au volume, « l’ambivalence d’une position qui cherche à sauver la tradition en l’ouvrant au présent29 », ambivalence révélatrice des tensions fondatrices de la romanistique, qui se veut à la fois cosmopolite, ouverte sur l’Europe, et sur le monde, et spécifiquement allemande, ambivalence qui trahit aussi bien un certain désarroi devant un nouvel état de la culture auquel Auerbach se sent irrémédiablement étranger comme il l’écrit d’ailleurs déjà dans les toutes dernières lignes du dernier chapitre de Mimésis, que l’on peut lire comme un premier état, embryonnaire, de l’article de 1952 : « Au-dessous des conflits, et aussi à travers eux, se poursuit un processus d’égalisation aussi bien économique que culturel. Il faudra bien du temps encore jusqu’à ce que l’humanité vive une vie commune sur la terre, mais le terme commence à être visible. […] Peut-être sera-t-elle par trop simple pour ceux qui, en dépit de tous les périls et de toutes les catastrophes, aiment et admirent notre époque pour la richesse de son contenu et l’incomparable carrefour historique qu’elle constitue. Mais ils ne sont qu’un petit nombre, et ils ne connaîtront sans doute guère plus que les premiers indices de l’unification et de la simplification qui s’annoncent30. »

       

6 Est-ce pour Walter Benjamin qu’Auerbach écrit Mimésis ? Ou pour ses étudiants stambouliotes ? Pour le lectorat érudit ou pour le grand public cultivé (et lequel) ? Pour ses « lecteurs idéaux », ce « petit nombre » d’amateurs de « carrefours historiques », ou pour ces lecteurs en passe d’être exilés de leur propre passé dont il a eu la révélation à Istanbul, étudiants turcs des années 1930-1940 mais aussi bien, à travers eux, préfigurés par eux, tous les lecteurs à venir, américains, russes, français ou allemands qui seront les lecteurs d’un monde globalisé ? La question nous invite à considérer les enjeux de la synthèse historique telle que la conçoit Auerbach, tout à la fois, et la précision est d’importance, comme « un travail scientifique et comme une œuvre d’art31 ». Si elle expose les résultats d’une enquête savante, si elle s’appuie sur une méthode, si sa visée est cognitive, la synthèse historique s’épanouit et se réalise en effet esthétique. C’est dans « Philologie de la littérature mondiale » qu’Auerbach définit au plus près ce qu’il entend par synthèse historique et ce qu’il faut attendre d’une telle entreprise : une mise en perspective qui unifie et clarifie sans sacrifier la concrétude des phénomènes, une mise en intrigue qui rende intelligible de l’intérieur et qui donne à éprouver « l’impétueuse et aventureuse marche de l’homme vers la conscience de sa condition et l’actualisation de ses potentialités32. » Il existe quelque chose comme un devoir de synthèse auquel le savant éminent doit avoir le courage de ne pas se dérober : il lui incombe de couronner ses travaux par un livre qui aide l’humanité à prendre conscience d’elle-même. Aussi bien le public visé par Mimésis excède-t-il, par principe, le monde des romanistes. Il existe, bien entendu, une réception spécifiquement savante de Mimésis dont témoignent les « Epilegomena pour Mimésis », texte de 1953 dans lequel Auerbach répond aux critiques ou remarques qui lui ont été faites par la communauté philologique dans les nombreux comptes rendus qui ont suivi la publication du livre, controverses, avec Curtius notamment, autour des grandes notions structurantes qui organisent et portent le « grand récit » : la doctrine des niveaux de style et le principe figural ou typologique. Mais Mimésis est destiné à un public plus vaste que cette communauté internationale de savants comme il apparaît assez explicitement dans l’adresse finale de l’ouvrage : « Voilà ce que j’avais encore à dire au lecteur. Il ne me reste plus qu’à le trouver, — à trouver ce lecteur. Puisse mon ouvrage rencontrer ses lecteurs, aussi bien mes amis de jadis qui vivent encore que tous les autres auxquels il est destiné. Puisse-t-il contribuer à réunir de nouveau ceux qui ont conservé sereinement dans leur cœur l’amour de notre histoire occidentale33. » Nulle part ailleurs la dimension irénique de Mimésis n’est aussi sensible que dans ces quelques lignes conclusives qui évoquent la dispersion et la renaissance d’un public. Les adresses au lecteur sont fréquentes dans Mimésis. Elles manifestent l’inquiétude d’un écrivain qui essaie de se persuader qu’il n’écrit pas dans le désert. La situation historique étouffe et isole ; elle entrave le rayonnement de l’écrit ; elle a défait le maillage de sociabilités qu’implique toute vie intellectuelle. Plusieurs courts passages de Mimésis témoignent, comme en passant et sans pathos, du sentiment d’écrire comme depuis une île déserte, sans avoir la satisfaction d’être enveloppé en retour dans la rumeur des lectures, des comptes rendus, des conversations ou des polémiques. Ainsi, entre autres exemples, dans le chapitre xviii, « À l’hôtel de la Mole », Auerbach s’excuse-t-il de reprendre des pages déjà publiées ailleurs, dans les Travaux du séminaire de philologie romane : « Elles entrent exactement dans mon propos et ont d’ailleurs paru en un lieu et un temps (Istanbul, 1937) qui ne leur ont sans doute pas permis d’atteindre beaucoup de lecteurs34. » Auerbach s’adresse aux survivants, aux restes épars du tissu intellectuel que le nazisme et la guerre ont déchiré, à ses « lecteurs idéaux » dont il ne sait s’ils sont morts ou vivants, mais aussi à tous ces lecteurs qu’il ignore encore mais dont renaîtra, du moins l’espère-t-il, un public.  

7« Mais comment résoudre le problème de la synthèse, écrit Auerbach dans l’article de 1952 déjà cité ? Une vie ne suffirait pas, semble-t-il, pour réunir les conditions préalables à son élaboration. Un travail de groupe organisé, qui peut être très utile par ailleurs, ne nous avance à rien ici. La synthèse historique à laquelle nous pensons, quoiqu’il lui faille s’appuyer sur une pénétration scientifique du matériau, résulte d’une intuition personnelle, et ne peut donc être due qu’à un individu. Parfaitement réussie, elle serait à la fois un travail scientifique et une œuvre d’art35. » L’apparent dilemme est susceptible de trouver une résolution qui consiste à tenir ensemble exigence scientifique et artistique si l’on pousse jusqu’à ses dernières conséquences la logique perspectiviste, c’est-à-dire en assumant le fait que tout regard est situé et qu’une synthèse historique ne saurait s’écrire efficacement, en 1942, sans tirer la leçon des grandes entreprises romanesques qui ont contribué à configurer notre idée de la littérature, notre conception de l’individu et du monde. En fin de parcours, le discours sur la littérature doit rejoindre son objet, selon un effet de bouclage qui n’est pas sans rappeler, mutatis mutandis, celui des dernières pages du Temps retrouvé. Le dernier chapitre de Mimésis inclut Mimésis, fait apparaître et met en perspective le mode de composition de Mimésis, ce que le livre doit aux romans contemporains, ceux de Woolf, de Joyce et de Proust exemplairement36. La dernière page de l’Introduction aux études de philologie romane, le manuel qu’Auerbach a écrit, en français, à l’attention de ses étudiants stambouliotes, pour leur « donner […] un cadre général qui leur permettrait de mieux comprendre l’origine et le sens de leurs études », explicite les enjeux de cet effet de circularité : « Le premier écrivain qui ait appliqué d’une manière méthodique et soutenue la conception du monde comme fonction de la conscience fut le romancier français Marcel Proust […]. Or, l’élargissement de notre horizon qui a commencé au xvie siècle et qui progresse dans un rythme de plus en plus rapide, ouvrant nos yeux à une masse toujours grandissante de phénomènes, de formes de vie et d’activités coexistantes, nous impose le perspectivisme, tout subjectiviste qu’il est dans ses origines, comme la méthode la plus efficace pour parvenir à une synthèse concrète de l’univers dans lequel nous vivons — cet univers qui est, comme a dit Proust, vrai pour nous tous et dissemblable pour chacun. » Si Mimésis est une synthèse historique au sens où l’entend Auerbach, c’est-à-dire tout à la fois une œuvre de science et une œuvre d’art, elle le doit à l’extrême conscience qui est celle de son auteur d’être un individu historiquement situé, prétention dont Marc de Launay a magistralement dégagé les enjeux dans l’article inaugural du volume37. C’est en tout cas ce qu’Auerbach objecte aux reproches de Curtius : « Une autre objection qui fut faite : mon interprétation serait trop marquée par la temporalité et le présent. Cela aussi est intentionnel. […] Il vaut mieux être consciemment lié à son temps que de l’être inconsciemment. Dans beaucoup de textes érudits on trouve une sorte d’objectivité dans laquelle, totalement inconnus de l’auteur, parlent dans chaque mot, dans chaque tour rhétorique, chaque construction de phrase des jugements et des préjugés modernes (souvent ce ne sont même pas ceux d’aujourd’hui, mais ceux d’hier ou d’avant-hier). Mimésis est de manière résolument consciente un livre écrit par un certain être humain, dans une certaine situation, au début des années 194038. » C’est la conscience d’être historiquement situé qui donne à Mimésis sa chaleur propre, son rayonnement, qui fait que le livre agit sur le lecteur comme une œuvre où il se trouve enveloppé, à force de cheminer de chapitre en chapitre, comme à l’intérieur d’une mémoire, mémoire qui est tout à la fois celle d’un grand lecteur, la mémoire de l’individu Auerbach, et quelque chose comme la mémoire de la littérature occidentale ou, comme Auerbach l’écrit de l’Ulysse de Joyce, comme un « miroir […] de l’Europe et de ses millénaires39 ». Les adresses au lecteur, on l’a dit, sont nombreuses dans Mimésis. J’aimerais m’attarder un instant sur celles du premier chapitre. Il est à noter qu’il s’agit du seul chapitre dont le point de départ n’est pas un texte longuement cité puis commenté par Auerbach mais le souvenir d’un texte. Celui-ci est censé connu de tous, relevant, pour les lecteurs de 1940, de la culture scolaire la plus triviale. De fait, la première phrase de Mimésis en appelle à une mémoire partagée : « Les lecteurs de L’Odyssée se souviennent de la scène émouvante et longuement préparée du chant xix où Ulysse40… » De la même façon, quelques pages plus loin, le texte biblique est convoqué au travers de la mémoire de ses lecteurs : « Sur quoi, Dieu donne son ordre, et la narration commence ; tout le monde la connaît41. »  Ou encore, un peu plus loin : « et Abraham donne la réponse que l’on connaît42. » Il est fait une quatrième fois allusion, dans le même chapitre, à la mémoire du lecteur mais, cette fois-ci, pour le mettre en garde contre les faux-semblants et la myopie d’un regard qui refuserait de se plier à la discipline du perspectivisme historique : « Le lecteur moderne pensera tout de suite que cette digression a pour but d’accroître la tension du récit43… ». Mimésis, on le voit, fait fonds sur une mémoire commune qui fournit à l’ouvrage les deux « types fondamentaux44 » qui vont permettre à l’enquête de se déployer à travers des siècles autrement moins fréquentés, jusqu’à rejoindre le présent. Ce faisant, le récit sera repassé à plusieurs reprises par les mêmes lieux, les mêmes figures, suscitant chez ses lecteurs un puissant sentiment de familiarité. Il n’est sans doute pas indifférent que le récit convoque dans ses premières pages une scène de reconnaissance, la première et la plus célèbre de toutes : Ulysse « se retir[ant] à l’écart pour dissimuler au moins aux yeux de Pénélope une reconnaissance devenue inévitable mais qui survient trop tôt45. » Les notions qui sont au cœur de l’ouvrage, mimésis et figura, entrent en résonance avec la notion de reconnaissance, ainsi d’ailleurs que le principe méthodologique, l’Ansatz, qui donne sa dynamique à l’ouvrage, cette amorce, ce « rayonnement partant de peu46 », comme le qualifie Auerbach, qui permet de décloisonner les mondes et d’unifier les temps, les intrigues, d’enchaîner et de mettre en mouvement les analyses successives. Le rayonnement de l’Ansatz illumine la synthèse historique, il la dramatise et lui donne cet élan qui l’emporte vers l’avant, vers cet « instant dramatique de la reconnaissance47 » que Mimésis pose à son commencement mais vers lequel aussi bien le livre chemine comme vers un temps retrouvé, à la rencontre d’un public perdu et réinventé, une Ithaque que le livre suscite et postule tout à la fois.

8Francesco Orlando, dans l’article magistral qu’il consacre aux « codes littéraires et aux référents chez Auerbach », appelle vulgate la « compréhension et [la] mémorisation moyenne de l’ouvrage de la part de ses lecteurs » ; dans le cas de Mimésis « l’ampleur du sujet est résumée et en même temps simplifiée par un seul mot : réalisme48 ». Une question à la fois très simple et très difficile fournit une prise extrêmement forte pour défaire cette vulgate et récuser ainsi toute réception téléologique ou partielle du livre : y a-t-il un seul réalisme ? Orlando en vient à identifier, au terme d’une longue et minutieuse traversée, vingt-et-une acceptions différentes du mot réalisme dans Mimésis, rendant ainsi magnifiquement justice à l’absence de dogmatisme du philologue, à la « souplesse » de sa prise et à son respect scrupuleux « de l’altérité historique de l’homme49 ». Guido Mazzoni insiste lui aussi, dans son article sur la « philosophie de l’histoire » d’Auerbach, en rapprochant celle-ci, d’une façon sans doute abusive, d’une tradition hégélienne dont Auerbach s’est toujours gardé par le recours à Vico, sur l’absence de dogmatisme d’Auerbach, en montrant comment le primat de l’individu sur les catégories abstraites et sur les constructions idéologiques trouve notamment à s’exprimer dans le concept de possibilité qui « permet de conserver l’unité culturelle des époques sans transformer cette unité en fétiche métaphysique » : « Les sujets de l’action historique n’ont pas la forme d’idées, d’organismes, d’esprits, de mentalités, de logiques, de grammaires : ce sont des individus pris dans un système de modifications, de possibilités50. » Si Mimésis est très certainement la plus remarquable synthèse que l’histoire littéraire du xxe siècle nous ait léguée, c’est en raison de cette absence de dogmatisme qui conduit Auerbach à pousser jusqu’à son terme la logique du perspectivisme historique en faisant de son livre une œuvre d’art, c’est‑à‑dire un livre qui se réalise dans l’expérience enveloppante d’un style. De fait, Mimésis ne se réduit pas, pour ses vrais lecteurs du moins, ceux qui ont fait l’effort de le lire de l’adresse initiale à l’adresse finale, à la notion de réalisme ; si le livre vit de toutes les singularités irréductibles qu’il charrie de chapitre en chapitre, si l’on s’en souvient avec chaleur, s’il continue à être lu plus de soixante ans après sa parution, échappant ainsi au sort commun des histoires littéraires, qui est de disparaître avec la génération pour laquelle elles ont été écrites, c’est en raison de cette mémoire partagée qui vous enveloppe de plus en plus étroitement au fur à mesure que l’on progresse dans sa lecture, de la conscience qui s’impose à vous d’assister comme de l’intérieur à une aventure qui est la vôtre et celle de tous, effet esthétique qui ne relève en aucun cas d’une quelconque « nostalgie de la primarité51 » mais qui est tout à la fois la condition de l’action sur les consciences d’une synthèse historique et sa raison d’être.