Le Proust d’Auerbach
1Le volume dirigé par Paolo Tortonese offre au lecteur non germanophone, comme il s’en trouve, une traduction inédite de l’article d’Auerbach, « Marcel Proust. Der Roman von der verlorenen Zeit »1. Ce suffisant lecteur ne disposait jusqu’alors, dans sa suffisante bibliothèque, que des quelques lignes qu’Auerbach consacre à Proust dans le célèbre chapitre « Le bas couleur de bruyère » qui clôt Mimésis2, où la Recherche voisine avec To the Lighthouse et Ulysses. De fait, c’est bien à Woolf, et non à Proust, qu’est consacré le chapitre, et ce dernier n’est cité qu’à titre de comparaison, comme il l’est précédemment, à deux reprises, dans le chapitre consacré à l’épisode du banquet de Trimalchion dans le Satiricon3. La comparaison entre Proust et Pétrone dessine quelque chose comme une téléologie : dans cet ouvrage consacré à l’existence d’œuvres fondées sur la représentation de la vie quotidienne en style sérieux, Proust apparaît d’abord comme celui chez qui l’on retrouvera certains aspects du roman de Pétrone, repris de façon beaucoup plus « conséquente », ou beaucoup plus « sérieuse ». De même la comparaison entre Woolf et Proust se fonde sur l’idée que le second a poursuivi de façon logique le dessein de mettre l’accent « sur ce que la circonstance extérieure suscite dans l’esprit », qui se manifeste plus sporadiquement chez la première ; tandis que ce sera le recours aux « référents symboliques » chez Proust, qui sera systématisé, à son tour, par Joyce. Dans les deux cas, la volonté de construire une histoire de la littérature qui ne se réduise pas à une juxtaposition d’études closes sur elles-mêmes se manifeste par l’aspectualisation et la comparaison de deux œuvres, dont l’une présente de façon développée ce qui apparaît chez l’autre à l’état embryonnaire.
2À chaque fois, l’instrument mobilisé par l’historien est manifestement l’analogie : analogie entre une œuvre ancienne et une œuvre moderne, au risque de l’anachronisme (risque qui est aussi celui de l’ensemble de Mimésis qui peut sembler lire toute la littérature à partir d’un modèle issu du roman français du XIXe siècle), analogie entre une série d’œuvres qu’on suppose devoir présenter une certaine convergence du fait de leur contemporanéité. Si l’on considère cette fois, non plus l’histoire au long cours, mais la brève monographie, on peut s’intéresser à la façon dont l’analogie demeure l’outil majeur de la lecture de Proust : c’est à cette question que je voudrais donc m’attacher dans les quelques remarques métacritiques qui suivent.
3On peut commencer par contextualiser le texte d’Auerbach en l’inscrivant, au sein de la réception de l’œuvre de Proust, dans une série d’études publiées par les représentants de la philologie romane : on songe évidemment à Curtius et Spitzer. On peut sans doute passer rapidement sur les quelques points communs entre ces études qui paraissent évidents : par rapport à la critique des années 1920, l’originalité des romanistes est d’éviter toute référence biographique, et de se concentrer sur les aspects de l’œuvre que privilégiera la critique des décennies suivantes : la distinction de l’auteur et du narrateur, du je narrant et du je narré, l’importance de la mémoire volontaire, le rôle du flux de conscience.
4La référence à la biographie n’est toutefois pas si absente qu’il n’y paraît au premier abord. Si Auerbach renonce à tout geste étiologique qui ferait procéder tel élément de l’œuvre de tel événement de la vie, il n’en demeure pas moins que l’ensemble de son étude est fédéré par un fil conducteur, un schème global qui se retrouve aussi bien dans le roman que dans l’existence de son auteur. Ce schème, qui permet d’établir entre les deux niveaux d’analyse une homologie, plutôt qu’une analogie, c’est celui de la claustration. Le narrateur est présenté comme un être isolé, monomaniaque, qui ressasse une vision « définitive et irrévocable », « momifiée et éternelle » (p. 278). De l’univers proustien, Auerbach retient deux propriétés essentielles : la stase et la sclérose. Le roman, « enfermé hermétiquement dans le schéma d’une sociologie pourrie », fait défiler les événements « comme en une cage », sourd et aveugle au monde qui l’entoure. Il est difficile de ne pas lire ici une identification de l’œuvre et de l’auteur : la clôture du texte sur lui-même, l’autisme de la vision du monde qui s’y déploie, apparaissent comme des avatars de la retraite et de l’isolement de Proust, qui écrivit dans les conditions que l’on sait.
5Ce schème se retrouve dans la façon dont Auerbach décrit le contenu du roman. Comme bien des critiques de son époque, il insiste sur la supposée « myopie » proustienne, sur la façon dont la Recherche se présente comme une succession d’éléments disparates : « une conversation décousue, quelques arbres, un réveil matinal ou le processus interne d’un mouvement de jalousie » (p. 277). L’effet d’inventaire que produit la liste dressée par la critique est significatif : il s’agit de présenter le roman comme une inarticulée de détails. Auerbach ne cesse d’insister sur le fait que l’univers de la Recherche est régi par une loi, celle de la petitesse : la capacité d’observation est « avide de détails cruels », la description est « exacte jusque dans le détail », le narrateur est à deux reprises qualifié de mesquin. On voit qu’Auerbach se range aux côtés de ceux qui font de l’écriture de Proust une écriture au microscope, et non au télescope, comme le voulait l’intéressé. En tant que romaniste, Auerbach est sans doute plus sensible qu’un autre à cet aspect du texte : il aime à considérer les grands ensembles, pense par siècles et continents, est porté naturellement à la synthèse. Lui qui cherche à tout prix la continuité, dans l’histoire, la culture et les œuvres, ne trouve ici que discontinuité.
6Ce texte pose donc assurément le problème du détail dans la pensée d’Auerbach, et le résout de façon un peu attendue, en recourant à l’analogie : à la façon de la monade leibnizienne, le détail proustien tel qu’Auerbach le conçoit a beau être sans porte ni fenêtre, il porte en lui la capacité d’exprimer l’univers. Toute la fin de l’article entend ainsi expliquer le succès de l’œuvre en des temps où l’on avait, sans doute, d’autres préoccupation que celles du narrateur de la Recherche : « c’est ainsi que la plainte et la joie des personnages, les larmes et le rire qui leur sont dus montent, délicieusement et empreints d’une véritable grâce, à partir de détails en apparence anodins, en fait essentiels, à partir de leur enracinement dans leur société, leur langage, leurs mouvements. » (p. 281)
7De la sorte, Auerbach peut lire l’œuvre de Proust en romaniste, ce qui signifie, à l’instar de Curtius ou Spitzer, la lire comme une totalité organique, où l’existence du fragment n’est que provisoirement concédée, celui-ci se voyant bientôt réintégré à l’œuvre. Il faut renvoyer sur ce point à la fin de l’article de Dominique Combe (« Mimésis avant Mimésis », pp. 87-88) qui montre comment Spitzer et Auerbach recourent de façon finalement assez similaire au bon vieux cercle herméneutique (parfois rebaptisé cercle philologique). Fondamentalement, il est impossible à Auerbach d’envisager une œuvre quelle qu’elle soit comme un patchwork de fragments isolés, de même qu’il est impossible de concevoir l’histoire ou la littérature autrement que comme des totalités organiques dont tous les éléments se tiennent par connexions et dépendances mutuelles. Il faut également relever, de ce point de vue, la note de Philippe Hamon (« La question des critères », p. 207) qui rappelle que « le détail chez Spitzer et la digression d’Auerbach » s’apparentent à « un indice qui permet à l’analyste de remonter à une cohérence globale. » Si Philippe Hamon, qui cherche ici à poser une comparaison avec l’« effet de réel », va peut-être un peu vite en besogne en identifiant le détail comme élément ponctuel de l’univers représenté par l’œuvre (le baromètre de Mme Aubain chez Barthes) et le détail comme élément ponctuel de l’œuvre elle-même (l’effet de sourdine racinien chez Spitzer), il est manifeste en tout cas que dans les deux cas, il s’agit de permettre à un élément hors-système d’être assimilé4. Hélène Merlin-Kajman rappelle ailleurs dans le volume (« Le public au XVIIe siècle et au-delà selon Auerbach », p. 99) combien la démarche d’Auerbach dans Le Haut langage s’inscrit dans le « paradigme indiciaire », pour reprendre la formule de Carlo Ginzburg : il en va de même dans le cas de l’article sur Proust, qui traite en indices les détails de l’œuvre, et dans le cas de Mimésis., qui traite en indices les œuvres elles-mêmes. Et c’est du reste un des traits de la philologie romane que d’appliquer le même type de démarche herméneutique à l’histoire et à la critique, l’ensemble de la littérature comme chacune des œuvres particulières étant saisies à partir d’un modèle d’intelligibilité commun, fondé sur des catégories ontologiques identiques.
8Si cette lecture de Proust est fortement marquée par un conflit entre la façon dont l’œuvre se présente et les présupposés esthétiques de la démarche, c’est aussi parce que l’étude est écrite, sinon publiée, alors que l’ensemble des volumes de la Recherche n’ont pas encore paru. L’article d’Auerbach a été publié en revue en 1927, mais fut écrit en 1925, soit deux ans avant la parution du Temps retrouvé, la mention des « treize volumes » dans les premières lignes laissant à penser que seul ce passage a été retouché pour la publication. Le romaniste s’est ainsi trouvé dans la position de devoir commenter une œuvre provisoirement incomplète, comme ce fut le cas pour le Marcel Proust de Curtius, écrit en 1922-24 (et publié dans une traduction française d’Armand Pierhal en 1928), soit avant la publication posthume d’Albertine disparue et du Temps retrouvé.
9On se souvient que Barthes textualiste disait que l’œuvre est toujours inachevée et que seul le critique achève l’œuvre. La question se pose de façon plus aiguë et plus impérieuse à propos d’une démarche fondée sur l’organicisme : tout fragment d’œuvre est d’emblée supposé posséder une cohérence et une unité sous-jacente, « profonde » selon la métaphore favorite des herméneutes, de sorte que la critique en décelant le système latent, est propre à achever l’inachèvement. L’intérêt du texte d’Auerbach réside dans le fait qu’il ne peut pas tirer argument de l’achèvement qu’est censé représenter le dernier volume pour un certain nombre de lecteurs. On sait en effet que de nombreux critiques organicistes ont pu s’appuyer sur les déclarations du narrateur, sur un certain nombre d’effets d’échos et de symétries, ainsi que sur maintes affirmations de l’auteur dans sa correspondance, pour voir dans la Recherche l’exemple parfait de la totalité organique que constitue à leurs yeux toute œuvre. Auerbach, ici, ne dispose pas de cette ressource. C’est pourquoi il peut écrire par exemple : « La grande inutilité et l’apparente absence de composition du roman, qui n’exige d’aucun de ses personnages quelque chose qui devrait se passer pour conduire l’intrigue ici ou là, leur donne la liberté de se mouvoir absolument comme il leur convient ; la limitation nécessaire, liée chez Stendhal ou Flaubert (pour ne parler que d’eux) à la construction, au plan pragmatique et fixé de leur œuvre, n’existe pas pour Proust. » (p. 282) Un tel diagnostic est évidemment à l’opposé de celui qui voit dans la Recherche une « construction concertée », où chaque élément a son pendant et sa « raison d’être », etc. Toutefois, tout se passe comme si Auerbach n’avait pas besoin du Temps retrouvé pour effectuer lui-même le « coup de pinceau » dont parle Proust dans La Prisonnière, quand il évoque le geste de l’écrivain qui donne une unité rétrospective à son œuvre. Il lui suffit en effet d’évoquer la « concaténation secrète et souvent négligée des événements, que le biographe de l’âme s’auto-contemplant dans le passé considère comme authentique. » Comme précédemment les détails renvoyaient à la totalité, ici le décousu de surface renvoie à une logique profonde. L’œuvre est ainsi assimilée à la conscience dont l’unité tient à la façon dont elle réunit les éléments épars. Ce type de lecture se retrouvera chez l’un des plus célèbres héritiers de la philologie romane, Georges Poulet. On remarquera d’ailleurs, avec toute la prudence que requiert le fait de travailler sur une traduction, qu’Auerbach recourt au terme « auto-contempler », qui rappelle le mot que le narrateur emploie, dans le passage déjà cité de La Prisonnière, quand il évoque l’incomplétude des grandes œuvres du xixe siècle, « dont les plus grands écrivains ont manqué leurs livres, mais, se regardant travailler comme s’ils étaient à la fois l’ouvrier et le juge, ont tiré de cette auto-contemplation une beauté nouvelle, extérieure et supérieure à l’œuvre, lui imposant rétroactivement une unité, une grandeur qu’elle n’a pas5. » Le regard rétrospectif du narrateur est assimilé au regard rétrospectif du créateur, et tout se passe comme si l’insistance sur la distinction entre je narrant et je narré n’avait pour vocation que de permettre au critique de légitimer la façon dont il prête une unité à l’œuvre, en en faisant la simple réplique de la façon dont le narrateur donne unité à son existence.
10La question du statut du Temps retrouvé chez Auerbach peut donc à bon droit paraître éminente : absent, mais comme inscrit en creux par la lecture organiciste, dans cet article de 1925, le volume est bien présent dans Mimésis, où, significativement, sont cités le premier et le dernier volet de la Recherche, Du Côté de chez Swann et Le Temps retrouvé, autant dire le début et la fin, que l’on pourrait replier l’un sur l’autre. Dans un article récent, le spécialiste d’Auerbach Robert Kahn, auteur de la traduction que nous commentons ici, a étudié cette question en mettant en parallèle l’analyse d’Auerbach et celle de Benjamin. Il conclut notamment : « Pour l’un comme pour l’autre, la lecture du Temps retrouvé est intégrée dans une réflexion qui a commencé avant sa parution, qu’elle ne modifie donc pas en profondeur, mais qui donne aux textes écrits postérieurement toute leur pertinence6. » Un tel jugement de valeur métacritique n’est recevable que si l’on accepte l’interprétation qui fait du Temps retrouvé le lieu où se construit la « symétrie » nécessaire pour édifier la « cathédrale » (p. 236), où se règlent « toutes les apories du roman » (p. 225). Ce type de lecture qui s’appuie sur les déclarations de l’auteur, et dont le modèle est sans doute, dans la critique française, le chapitre consacré à la Recherche dans Forme et Signification de Jean Rousset, existe assurément de longue date, mais il existe aussi toute une partie de la critique proustienne qui, depuis toujours, s’emploie à insister sur les tensions irrésolues de l’œuvre, que le Temps retrouvé ne vient clore qu’artificiellement, sans que l’on puisse dire qu’il l’achève. Sans doute, l’interprétation est ici surdéterminée par une ontologie de l’œuvre, et le débat entre les tenants de l’achèvement et les tenants de l’inachèvement (sans compter ceux qui estiment que l’œuvre est inachevée, non par la fin, mais par le centre7, ce dont Auerbach ne pouvait pas se douter…) a quelque chose du dialogue de sourds, au sens que Pierre Bayard a pu donner à cette formule.
11En tous les cas, pour qui s’intéresse à la réception de l’œuvre de Proust, le texte de 1925 fournit un nouvel élément dans ce débat, dont j’ai tendance à considérer qu’il est le débat essentiel, et ceci pour une raison qui est à mon avis d’ordre métacritique plutôt que critique : l’opposition entre l’œuvre fragmentaire et l’œuvre organique renvoie de fait aux deux opérations fondamentales de la critique, la fragmentation et l’organisation de l’œuvre, de sorte que le débat est en réalité un débat sur la légitimité des gestes de la critique, qui sous couvert de commenter une œuvre commente d’abord ses propres opérations.
12On voudrait conclure en reprenant la note, décidément très suggestive, de Philippe Hamon, qui écrit : « Auerbach en vient à comparer la technique de certains écrivains modernes (Woolf, Proust) à sa propre “méthodeˮ de va-et-vient entre le détail et le tout. » Philppe Hamon fait ici allusion au passage suivant : « On peut comparer cette technique de certains écrivains modernes avec la démarche de quelques philologues modernes qui pensent que d’une interprétation de quelques passages de Hamlet, de Phèdre ou de Faust on peut tirer plus de choses, et des choses plus essentielles, sur Shakespeare, Racine ou Goethe et leur époque que d’études qui traitent systématiquement et chronologiquement leur vie et leurs œuvres ; le présent ouvrage peut aussi être cité à titre d’illustration8. » Un métaphilologue encore plus moderne s’amuserait sans doute de voir avec quelle innocence le romaniste vend ici la mèche en affirmant sans ambages que la méthode à l’aide de laquelle il envisage l’ensemble de la littérature mondiale passée, présente et à venir, est de fait adossée à une esthétique historiquement située et par là même hautement relativisable. Il faut se souvenir néanmoins, comme y invite l’avant-propos de Paolo Tortonese (p. 7-13), combien Auerbach était conscient de sa « situation » : son historicisme et son relativisme le conduisent, notamment dans les « Epilegomena pour Mimésis », à l’auto-historicisation et à l’auto-relativisation. Il est néanmoins intéressant de voir comment s’articule l’ethos du philologue modeste et prudent, qui n’hésite pas à recourir au topos de l’excusatio propter infirmitatem (« Jamais je n’aurais été en mesure d’écrire quelque chose comme une histoire du réalisme européen… »), qui se laisse guider par les détails, et un présupposé d’ordre esthétique et herméneutique entièrement fondé sur une visée systématisante et totalisante. Dans le roman moderne, écrit encore Auerbach dans Mimésis, « on croit (…) que n’importe quel fragment de vie, pris au hasard, n’importe quand, contient la totalité du destin et qu’il peut servir à le représenter. » Dans la philologie romane, on croit à peu près la même chose : on peut prendre au hasard (ou presque) un élément de l’œuvre (justement parce que celle-ci ne doit rien au hasard) et retrouver la totalité de sa genèse et de sa composition.
13La plus longue citation de la Recherche que fait l’article de 1925 est d’ailleurs intéressante. Il s’agit encore une fois d’un célèbre passage de La Prisonnière, sur lequel se sont arrêtés de nombreux critiques :
Pendant quelques instants, et sachant qu’il me rendait plus heureux qu’Albertine, je restais en tête à tête avec le petit personnage intérieur, salueur chantant du soleil et dont j’ai déjà parlé. De ceux qui composent notre individu, ce ne sont pas les plus apparents qui nous sont le plus essentiels. En moi, quand la maladie aura fini de les jeter l’un après l’autre par terre, il en restera encore deux ou trois qui auront la vie plus dure que les autres, notamment un certain philosophe qui n’est heureux que quand il a découvert, entre deux œuvres, entre deux sensations, une partie commune9.
14Auerbach ne s’attarde pas sur ce petit philosophe, et préfère consacrer un paragraphe au personnage barométrique, symbole selon lui de la supériorité du je narrant sur le je narré. On notera que ce petit personnage qui a la « passion des ressemblances » se retrouve aussi au début du Temps retrouvé, et c’est à lui que l’on doit, sans aucune doute, la synthèse finale où le narrateur réorganise les faits survenus durant son existence afin d’en créer une matière narrative, mais surtout les leçons d’esthétique de La Prisonnière. Dans un texte recueilli dans Contre Sainte-Beuve, on rencontre de même un « garçon » qui a « l’oreille fine et juste pour sentir entre deux impressions, entre deux idées une harmonie très fine que d’autres ne sentent pas », et prend vie quand « entre deux tableaux d’un même peintre il aperçoit une même sinuosité de profils, une même pièce d’étoffe, une même chaise, montrant entre les deux tableaux quelque chose de commun : la prédilection et l’essence de l’esprit du peintre10. » Or ce petit personnage semble bien être autant philosophe que philologue : la passion des ressemblances, entre deux détails, entre le détail et la totalité, la mise en œuvre systématique des ressources de l’analogie qui est au principe de la Recherche, sont également au principe de la philologie romane. L’œuvre de Proust (on le constate encore plus nettement chez Curtius et Spitzer) autorise ainsi les gestes de la critique en les ayant au préalable thématisés. Une analogie plus fondamentale existe donc entre l’œuvre et la méthode, et par là entre l’auteur et son critique. Le Proust d’Auerbach est un portrait d’Auerbach en Proust, un roman du romaniste devenu romancier.