Leiris : un « je » de massacre
1« Rares furent les écrivains du XXe siècle à avoir, comme Michel Leiris, pratiqué l’écriture autobiographique avec aussi peu de complaisance pour soi-même » note dès la première phrase de son avant-propos, l’auteur du présent essai. Si l’opinion commune se représente l’autobiographe comme un Narcisse amoureux de son image, contemplant son reflet dans les pages qu’il noircit avec bienveillance, Leiris doit alors être considéré comme l’incarnation même de l’anti-doxa, tant son écriture constitue « un véritable jeu de massacre contre ce qu’il fut ».
2Gérard Cogez s’interroge, dans la première des six parties qui composent son étude1, sur les raisons qui expliquent l’acharnement qu’aura mis l’auteur à dresser un autoportrait aussi accablant. C’est sur la figure maternelle qu’il se penche plus précisément dans ces pages puisqu’elle est à l’origine de ce « cadeau empoisonné » qu’est la vie. « Le fruit des entrailles de la mère » note Gérard Cogez, « est engeance maudite ». S’il est l’indésirable, c’est que Leiris considère la naissance comme une « mise au rebut » et qu’il conçoit la vie comme la mort en puissance : c’est « le deuil qu’une fois conscients de l’existence de la mort nous devons porter de nous-mêmes ». La responsable en est la mère qui devient par là une « mauvaise mère », figure qui occupe une place très importante dans la production poétique de l’auteur. Chacun de ses gestes affectueux, chacune de ses paroles n’est en fait que ce qui cache une alternative inéluctable et douloureuse « quant à notre rapport à la mère : ou elle nous mettra en bière ou c’est nous qui déposerons son cadavre au cercueil ». Alors il semble préférable de mourir soi-même en premier. Ainsi, l’écrivain, dans sa poésie, dans les rêves qu’il rapporte — finement analysés ici —, identifie-t-il souvent la puissance mortifère qui le hante à la figure maternelle. Et de cette puissance naîtrait — tout au moins le critique se questionne-t-il justement à ce sujet — l’incapacité « de donner une tournure plus désirable à la vie ». Toute sa représentation du monde sera marquée par cette image et aucune de ses lointaines pérégrinations ne l’éloignera de ses fantômes. L’écriture autobiographique sera la pratique qui permettra à Leiris « un lent aménagement de soi pour y créer des parcelles où il soit possible de vivre ».
3Lorsqu’il s’embraque, en 1931, pour une expédition ethnographique en Afrique, Michel Leiris n’a de ce continent qu’une vision enfantine, nourrie notamment de spectacles tels que Malikoko roi nègre ou la Revue nègre donnés à Paris avant son départ. Son imaginaire a aussi été alimenté par des écrivains tels que Joseph Conrad ou Raymond Roussel, auteurs en partie à l’origine de l’intérêt de l’écrivain pour l’Afrique.
4Le critique, à partir d’un article sur les masques que Leiris écrivit avant son départ, détermine la motivation secrète de ce voyage :
Tout se passe comme si […] Leiris se rendait en Afrique pour y régler aussi quelques comptes personnels et obscurs, avec lui-même avant tout, avec la part indésirable de lui-même.
5En effet, l’image clé précédant l’expédition, semble être, dans la lignée des travaux de Georges Bataille « sur les caractéristiques éventuellement mortifères du désir », celle d’une femme dont « on usera, “avec quel plaisir sacrilège !” ». Or, nous dit G. Cogez, « l’Afrique est femme et Leiris s’est rendu sur place pour en découvrir les secrets ». Mais lorsque l’imaginaire se confronte à une femme véritable, Leiris s’applique à se rendre indésirable car comme le note G. Cogez, « on ne couche pas avec une image, c’est-à-dire avec un motif d’enchantement ».
6L’étude des zar (esprits qui s’emparent des corps des vivants pour se manifester à eux) permet au futur autobiographe d’explorer les tourments, les « conflits virulents » qui hantent chacun de nous. Il arrive, grâce à cette approche, à rêver de « prostitution rituelle » qui aurait la faculté de n’engendrer aucune culpabilité, de soulager le sujet dans ce qui relève d’une catharsis. Il envisage ces cérémonies de possession comme une pratique quasi théâtrale faisant accéder le sujet à ses démons intérieurs. On comprend que ces rites aient eu une résonance particulière pour Leiris dont le rêve fut sans doute de « changer de peau à coup sûr et peut-être de civilisation et de langue ». En Afrique, s’il n’aura pas changé de peau, au moins réussit-il à se distraire de lui-même et à échapper à « un système de préoccupations dans lequel il étouffait ». Dans le chapitre IV, lui aussi consacré à l’Afrique, le critique se penche sur la forme de guérison attendue par l’écrivain, tout au moins sur le changement qu’il est venu y chercher, « dans un contexte encore proche de la psychanalyse ».
7L’« objet » dont il est ici question est le corps. Leiris — il l’écrit lui-même dans Biffures — vivait en « mésintelligence » avec lui : il le considérait comme un territoire étrange, source de conflit, de tourments. L’écriture va alors devenir « un expédient pour se soustraire […] à une réalité corporelle ressentie comme un obstacle ». Dans un article, Leiris ira jusqu’à s’interroger sur les moyens de mener une exploration de cette « réalité obscure » qu’est le corps. Il s’appuie alors sur des planches anatomiques, devenues dans son texte des images « d’une extrême beauté » pour instaurer l’éthique même de son écriture autobiographique : « Pas de réalisation esthétique qui vaille pour l’autobiographie, si elle n’est pas en même temps la mise en œuvre d’un dévoilement […]. » Mais la réciproque s’impose alors aussi d’elle-même : l’écriture de soi n’est acceptable que si « les éléments rebutants » sont entourés « d’une élémentaire précaution métaphorique ». L’image que se fait Leiris de son corps est à l’origine de ce que nous pourrions appeler une fracture identitaire au sens où elle « coupe » l’écrivain « de lui-même et des autres ». Il incarne, au sens propre du terme, une des angoisses qui hante le sujet dans la mesure où le corps, dans les expériences où il est engagé, menace constamment de le trahir. Le critique analyse, dans les dernières pages du chapitre, une des images que Leiris aura donné à cette angoisse, celle de « la grotte mangeuse d’hommes ».
8Leiris considère son corps comme un obstacle. Il est le signe d’une faiblesse, d’une infériorité. Il va alors chercher ailleurs, chez sa tante, la cantatrice Claire Friché, plus précisément dans sa voix, un vecteur par lequel peut s’opérer un transfert d’énergie. À travers les différents portraits qu’il dresse de cette figure, nous dit G. Cogez, c’est un autoportrait qu’il vient à décliner. C’est la trajectoire de cette voix dans l’œuvre et la vie de Leiris, la manière dont elle devint finalement une réparation symbolique à sa propre voix perdue lors de la trachéotomie que subit l’auteur suite à sa tentative de suicide, que le critique analyse dans ce chapitre.
9Leiris, on l’aura compris, ne s’épargne guère dans ses différents textes autobiographiques. Dans le dernier chapitre de cette étude, l’analyse porte sur les réticences de l’écrivain à s’engager, à prendre des risques autres que ceux qu’il prit avec les mots. Le critique se penche alors sur la manière dont Leiris appréhende l’idée selon laquelle il n’aurait vécu son « existence que par procuration ». S’appuyant sur plusieurs anecdotes rapportées par l’auteur, anecdotes en relation avec ses voyages en Afrique, il révèle comment Leiris dut se peindre comme indésirable pour dire l’altérité et « pour lutter contre la discrimination des différences chez l’autre et contre le regard déshumanisant qui en découle ».
10À travers les différentes études ici réunies, Gérard Cogez met finalement à jour, de manière claire, toujours riche et fine, ce en quoi aura consisté l’écriture leirisienne : tenter de révéler une autre vision de lui-même et faire de l’indésirable qu’il se considéra être toute sa vie « un acteur capable de tresser des liens souhaitables avec ceux qui croisaient son chemin ».