Les avatars du genre pamphlétaire
1Depuis la synthèse proposée par Marc Angenot en 1982 sur la typologie du discours pamphlétaire1, il faut constater que peu d’analyses sur le pamphlet ont été produites, en dehors d’essais portant spécifiquement sur un auteur2. Marc Angenot avait déjà constaté la relative rareté des études consacrées aux pamphlets, et indiqué que son travail n’abordait pourtant qu’un aspect de la question3 (excluant une étude exhaustive de la fonction sociale et politique du pamphlet dont il ne parlait qu’en conclusion, de même qu’il écartait l’approche historique et chronologique4). Le livre de Frédéric Saenen relève plusieurs défis : tout d’abord, produire une réflexion d’ensemble sur un genre extrêmement difficile à circonscrire, éminemment polymorphe, et constitué d’un très vaste corpus. L’ouvrage passe ainsi en revue les « avatars du genre pamphlétaire », pour reprendre les propres termes de l’auteur. Le deuxième défi a consisté à réaliser ce travail de synthèse et de présentation pour une édition de vulgarisation (qui n’excède pas 200 pages), destinée à être lue et comprise par des non-spécialistes. Enfin, l’auteur a choisi la forme inattendue du dictionnaire. Avec honnêteté, qualité qui s’applique à l’ensemble de l’ouvrage, Frédéric Saenen annonce d’emblée que son livre n’a pas de prétention à l’exhaustivité. Celui-ci déploie 100 entrées, la majorité par auteur, mais certaines également par thème ou par titre de pamphlet. Trente des entrées sont illustrées d’un extrait de pamphlet, le livre se présentant aussi comme une petite anthologie. Il se lit d’ailleurs volontiers de façon continue, comme une « promenade » à la fois personnelle et argumentée, un parcours au cœur de la production pamphlétaire française, ses thèmes récurrents, ses grands noms et ses moments-clés, chaque entrée s’attachant à présenter brièvement à la fois l’auteur, le contenu du pamphlet et son contexte. Il ne s’agit naturellement pas d’un dictionnaire littéraire scientifique tel qu’on en a produit beaucoup ces dernières années5, et le modèle formel de ce livre serait plutôt à aller chercher du côté du Dictionnaire philosophique de Voltaire. Le titre « Un dictionnaire du pamphlet », voire « Mon dictionnaire du pamphlet » conviendrait sans doute mieux à l’entreprise. Les entrées du dictionnaire semblent livrer en effet les goûts et les dégoûts de son auteur, et renvoient aussi à sa propre pratique du genre pamphlétaire, puisque Frédéric Saenen a dirigé pendant plusieurs années la revue Jibrile, qui frappait par la virulence des attaques portées contre la post-modernité, attaques qui traversent tout autant les nouvelles de l’auteur6.
2Quoi qu’il en soit, ce livre nous permet de revenir sur la question du genre pamphlétaire, à une époque où celui-ci prend un nouveau visage avec la démocratisation d’Internet et la sur-médiatisation frappant l’industrie du livre. Dictionnaire du pamphlet réserve ainsi une place à des figures ultra contemporaines, et pour certaines médiatiques, comme celles de Marc-Édouard Nabe, d’Alain Soral ou d’Éric Naulleau. Frédéric Saenen poursuit ainsi la construction de l’immense corpus pamphlétaire français, qu’avaient commencé à réaliser Pierre Dominique7 ou Marc Angenot. Grâce à la vaste connaissance du genre de son auteur, le dictionnaire permet aussi d’exhumer des textes qui eurent leur heure de gloire (ceux d’Eugène de Mirecourt, de Laurent Tailhade ou Zo D’Axa par exemple). On sent ici la volonté de brasser des domaines assez larges, du plus sérieux au plus ludique (l’illustre l’entrée cocasse « Faut-il brûler Sardou ? »), du plus connu au plus obscur, du plus littéraire au plus anecdotique, et le livre offre en ce sens un échantillon de tout ce que peut produire le genre pamphlétaire. Ce faisant, il soulève de nombreux questionnements sur ce genre. Ces questions sont celles-là mêmes que posait l’ouvrage de Marc Angenot, que le Dictionnaire vient renouveler et réactiver, tout en proposant de nouvelles pistes d’analyse. La première nous ramène à la forme même du livre : est-il possible, eu égard au caractère protéiforme du pamphlet, de le définir (puisque telle est la fonction d’un dictionnaire) autrement que par le seul critère du discours ? Peut-on catégoriser le pamphlet avec d’autres repères, il est vrai fort efficaces et commodes mais justement peut-être restrictifs, que ceux d’Angenot ? Il y a dans le livre de Frédéric Saenen une tentative pour rassembler le contenu, le contexte et la forme, et de restituer ainsi toute leur chair à ces textes. Une définition en 8 points inaugure le livre, posant le pamphlet comme :
31. un genre littéraire à part entière, 2. dont le support serait la brochure ou le livre, 3. écrit par un seul auteur (plus rarement par un groupe), 4. auteur qui, en réaction à l’actualité ou une situation vécue, 5. déploie pour défendre ses arguments un ensemble de techniques rhétoriques et stylistiques, 6. et adopte un ton allant de la fermeté péremptoire à la violence verbale pure, 7. soit contre un adversaire qu’il cherche à mettre à mal, voire à éradiquer par la parole, soit en faveur d’une cause qu’il estime être vraie et juste, 8. à ses risques et périls. (p. 18)
4L’un des partis pris est de placer au centre la figure du pamphlétaire (à partir de la réflexion initiée en introduction sur « l’émergence d’une figure », p. 33), avec toutes les difficultés méthodologiques que ce choix implique (certaines entrées du dictionnaire ne se font pas par auteur, ce qui d’emblée problématise cette question). Frédéric Saenen choisit aussi de ranger résolument le pamphlet dans la catégorie des genres littéraires, et le définit comme tel et à part entière, au même titre que le roman, le théâtre et la poésie. En même temps, dissocier radicalement le pamphlet de ces trois catégories soulève ici encore des questionnements. Vient enfin la question de la forme éditoriale, par le choix que fait l’auteur de limiter le pamphlet à un texte paru « sous la forme d’un livre ou d’une brochure ». L’ouvrage déploie ici des exceptions qui alimentent la réflexion. Il nous semble que le Dictionnaire de Frédéric Saenen soulève fondamentalement trois questions autour desquelles nous souhaiterions centrer notre recension : celle du genre, de la méthodologie pour aborder le pamphlet, de la littérarité de celui-ci enfin.
5La question du genre pamphlétaire.
6La difficulté à délimiter les contours du genre pamphlétaire (Angenot parle d’un impossible archétype, qui ne nous autoriserait qu’à définir quelques invariants typologiques) est affirmée dès l’introduction. Est-il possible dès lors de rassembler des textes aussi différents les uns des autres autrement que par le seul critère rhétorique, au-delà des seuls phénomènes discursifs fondant une « parole pamphlétaire » (et qui ne constituent dans l’étude de Frédéric Saenen qu’un aspect parmi d’autres) ? La diversité de la terminologie témoigne à elle seule de cette difficulté. Les vocables qui traversent le livre rendent compte du caractère extrêmement vaste du champ notionnel qu’englobent le pamphlet et le pamphlétaire : il est question d’ « écrits de combat » (terminologie notamment utilisée par Gallimard pour définir en Pléiade les essais polémiques de Bernanos), Gilles Châtelet est désigné par la locution « philosophe-pamphlétaire », Urbain Gohier par le terme de « polémiste », etc. Frédéric Saenen propose des frontières, en excluant notamment le roman, le théâtre et la poésie du genre pamphlétaire ; en écartant aussi l’article de presse isolé et en privilégiant la forme « livre ou brochure publiés ». Mais son livre témoigne aussi d’une diversité de formes dont ces frontières ne suffisent pas à rendre compte. La Grande Peur des bien-pensants de Bernanos est d’abord une biographie de Drumont ; le texte anticlérical Le Parti noir d’Anatole France est la préface d’un ouvrage d’Émile Combes ; La Belgique déshabillée de Baudelaire forme un texte constitué de notes et de fragments, qui devaient s’intégrer dans une entreprise autobiographique. Les pamphlets d’Albert Paraz témoignent d’une hybridité parfaite, dans lesquels s’entremêlent journal intime, coups d’humeur, réflexions personnelles et courriers échangés avec Louis-Ferdinand Céline. Le livre pose aussi la question des essais, que sont souvent les textes auxquels se réfère l’auteur, qui ne sont de ce fait ni nécessairement littéraires (question que nous aborderons plus loin), ni uniformément pamphlétaires (l’auteur use par exemple, pour l’un des textes, de la périphrase « bref essai aux accents pamphlétaires », p. 145). Marc Angenot en avait fait une sorte de sous-catégorie, elle-même subdivisée (« l’essai-diagnostic », les « pamphlets travestis en essais cognitifs », « l’essai-méditation », etc.) et l’ouvrage de Frédéric Saenen rappelle la difficulté à classer ces types d’écrits.
7Ce dictionnaire permet de dresser quelques constats qui pourraient être autant de pistes pour aller plus avant dans l’analyse du genre pamphlétaire. Tout d’abord, on constate l’importance fondamentale qu’occupe la presse dans la nébuleuse pamphlétaire. Une majorité des écrits évoqués sont des textes de presse, que l’on pourrait à leur tour classer en différentes catégories : article, chronique, lettre ouverte, compilation d’articles, etc. Ce dictionnaire rassemble les noms des organes de presse les plus créatifs et virulents dans le domaine des idées et/ou de la littérature pour la période concernée (Le Crapouillot, qui bénéficie d’une entrée, Gringoire, Rivarol, Europe, Le Mercure de France, L’Idiot international, Le Canard enchaîné, etc). Repris en volumes aux belles Lettres, de nombreux textes de Philippe Muray ont d’abord été des articles pour La Revue des Deux Mondes, L’Infini ou Marianne. Ce livre permet de dresser un tableau de l’origine et de la source éditoriale des textes pamphlétaires, que l’exemplier rhétorique de Marc Angenot effaçait. L’histoire du pamphlet s’inscrit intimement dans l’histoire de la presse, qui pourrait être en soi un fil conducteur. Le pamphlet, tel qu’il se dessine dans le dictionnaire, se définit également par des critères et des choix éditoriaux. Accède au statut de pamphlet le texte que l’on choisit de publier et de diffuser comme tel, souvent après avoir été un article de presse. C’est le cas de Refus d’obéissance de Giono, d’abord publié dans Europe, puis repris chez Gallimard, ou des recueils d’articles La Vérité en marche de Zola, Au-dessus de la mêlée de Romain Rolland. Le sous-titre « pamphlet » du texte de Robert Poulet, La Révolution est à droite, relève d’un choix éditorial des éditions Denoël. Les éditions au diable vauvert comptent une collection « Pamphlets », un Prix du Pamphlet a été crée en 2006 à l’instigation des éditions Anabet. Cette distinction ne fonctionne pas pour tous les textes du dictionnaire, puisque plusieurs d’entre eux sont restés des articles de presse, et n’ont pas reçu l’estampille éditoriale « pamphlet ». Frédéric Saenen propose plusieurs textes eux-mêmes définis comme « pamphlétaires » par leur auteur (Les Pamphlets atomiques de Jean Nocher, le Pamphlet des pamphlets de Paul-Louis Courier, Pamphlet contre les catholiques de France de Théophile Delaporte, etc.). Une direction d’analyse de dessine ici, et il faudrait peut-être aller chercher quelques réponses dans ce que les pamphlétaires disent eux-mêmes de leur production. Au fil des textes, Frédéric Saenen revient sur les points qui lui ont permis de délimiter les contours du pamphlet, et interroge à nouveau la pertinence de ces critères. Il est question de la violence du contenu, perçue à certains moments comme « étalon ». Sur le Lâchez tout anti neo-féministe d’Annie Le Brun : « Cet ouvrage est résolument pamphlétaire par la vigueur des saillies et des attaques » (p. 129). La notion de « prise de risque » nous semble inédite dans la façon de définir le pamphlet (et conduira Drumont au duel, Céline à l’exil), mais ne fonctionne pas systématiquement (quel risque encourait par exemple Bernard Charbonneau à fustiger la mythologie automobile en 1967 dans L’Hommauto ?). La posture du pamphlétaire est enfin une figure mouvante, dont on pourrait explorer les variations et les constructions, et on n’aurait alors davantage affaire à un dictionnaire des pamphlétaires ou à un essai sur ces derniers.
8La question de la méthodologie
9Dictionnaire du pamphlet invite à réfléchir sur les questions de méthodologie permettant d’approcher le genre pamphlétaire autrement que par le seul critère du discours. Il pose tout d’abord la question de l’histoire du pamphlet, à laquelle se sont essayés plusieurs auteurs. Le livre propose en effet des entrées par moments historiques ou par thèmes intimement associés à l’histoire : « Révolution française », « anticléricalisme », « antigaullisme », etc. Dans l’absolu, on pourrait imaginer voir un jour ces thèmes multipliés et rassemblés autour des moments fondateurs de l’histoire de France, ce qui exclurait le risque de tomber dans l’anecdotique et le circonstanciel. Les manques que pointe inévitablement ce petit dictionnaire se révèlent, à ce titre, stimulants. Dans le contenu des extraits du XXe siècle réapparaît notamment avec récurrence la période de mai 68, qui pourrait apparaître comme un motif pamphlétaire. Cette histoire du pamphlet par thème permettrait aussi de faire figurer l’affaire Dreyfus, par exemple, terreau de très nombreux textes pamphlétaires de la fin du XIXe siècle. L’entrée que Frédéric Saenen consacre au « Surréalisme » invite également à penser le pamphlet par champs et domaines. On pourrait ainsi envisager une étude des pamphlets s’articulant autour des arts et des écoles artistiques, dans laquelle l’impressionnisme ou le naturalisme trouveraient aussi leur place. N’entreraient dans le champ de l’analyse que des textes liés à des moments historiques, sociaux et esthétiques suffisamment importants pour entrer dans l’Histoire et la postérité, ce qui pose la question de la pérennité de ces textes, de qualité très inégale, souvent produits sur un mouvement d’humeur et en réaction à des événements d’importance extrêmement variable. Autant d’éléments qui ont pu faire dire à Marc Angenot que dresser l’histoire du genre pamphlétaire relevait de la gageure. Cette question de la pérennité et de la postérité se pose également dès lors qu’on s’interroge sur la littérarité du texte pamphlétaire.
10La question de la littérarité
11Frédéric Saenen choisit d’affirmer pleinement l’appartenance du pamphlet à la littérature, même s’il reconnaît la difficulté de cette entreprise, difficulté qui s’exprime tout au long du livre. Qu’est-ce qui fonde en définitive le caractère littéraire du pamphlet ? Le style bien sûr, mais ce critère ne suffit pas. Si l’on excepte peut-être l’art de l’injure (et encore, il reste bien au-dessous de se qui se joue dans les romans), il nous semble que Céline n’est jamais aussi peu créatif et innovant stylistiquement que lorsqu’il s’exerce à la logorrhée antisémite dans ses pamphlets. Il devient l’immense prosateur que nous connaissons lorsqu’il s’éloigne, dans ces pamphlets, de l’invective antisémite pour s’abandonner à la rêverie, au récit ou à la nostalgie. Parmi la profusion des pamphlets antisémites de la première moitié du XXe siècle, le fait que ceux de Céline aient accédé à leur sinistre postérité est davantage lié, pour nous, au fait qu’ils émanent d’un écrivain qu’à une hypothétique originalité rhétorique. Du point de vue de l’écriture et du style, on peut s’interroger également sur la marge d’inventivité et de création qu’autorise la parole pamphlétaire, dès lors qu’on l’isole de la fiction et de la poésie. Un pamphlet est-il littéraire à partir du moment où il est rédigé par un écrivain ? On exclut alors de nombreux auteurs, qui ont été avocats, magistrats, philosophes, mais n’ont jamais produit d’œuvres littéraires à proprement parler. Tout au plus peut-on les définir comme des hommes de plume, tels Régis Debray ou François Mitterrand dans ses pamphlets antigaullistes. A contrario, on fait entrer dans le domaine littéraire des textes qui, s’ils n’émanaient pas d’écrivains célèbres, rejoindraient l’anonymat (le cas encore de ceux de Céline, qui ne font que reprendre et compiler une prose abondante à l’époque). On pense aussi à ceux d’Albert Paraz connus et reconnus parce qu’ils sont constitués en partie de lettres de Céline. Frédéric Saenen propose des distinctions qui témoignent des embarras méthodologiques générés par la question des écrivains et du pamphlet. Il évoque notamment les « écrivains [qui] ne furent que sporadiquement pamphlétaires » (p. 9) et ceux qui ont pratiqué cet exercice de façon répétée et dans la durée : « certains écrivains pamphlétaires le sont par vocation : leur envie d’en découdre s’apprécie dans la durée » (p. 10). Aussi suggère-t-il, pour Bernanos ou Bloy, de ne pas désolidariser les pamphlets du reste de l’œuvre. Pour l’entrée « de Gaulle (Pamphlets contre », Frédéric Saenen parle d’un « antigaullisme littéraire » pour les textes rédigés par des hommes reconnus comme écrivains (Jacques Laurent et Roger Nimier). Il retient aussi Paul et Jean-Paul de Jacques Laurent « pour l’aspect littéraire de sa production polémique » (p. 128), ce qui est une façon de reconnaître que la prose polémique d’un écrivain n’est pas nécessairement littéraire. Le pamphlet est-il littéraire lorsqu’il parle de littérature et d’écrivains ? C’est le cas pour de nombreuses occurrences du Dictionnaire. Les querelles d’écrivains forment d’ailleurs une catégorie particulière, qui a pu faire l’objet de recherches et de travaux8. Marie-Hélène Larochelle s’est penchée sur l’invective et la violence s’exprimant exclusivement dans le discours littéraire9. Certains pamphlets canoniques sont entrés dans l’histoire littéraire dans la mesure où ils traitent fondamentalement de littérature, tel La Littérature à l’estomac de Julien Gracq. Enfin, il faut prendre en compte le caractère éminemment hybride de certaines œuvres, qui ont mêlé fiction et pamphlet. Frédéric Saenen se réfère aux textes critiques qui traversent la Philosophie dans le boudoir et sont insérés dans le corps même d’une œuvre littéraire. Ces textes ne sont pas des cas aussi isolés et pourraient être systématiquement signalés.
12Pour conclure, on saluera encore tout l’intérêt de cette entreprise qui propose et engendre des questionnements portant à la fois sur les frontières génériques et thématiques, le discours et l’histoire littéraires.