Sévigné, mère de l’autofiction ?
Je me suis laissée aller à la tentation de parler de moi à bride abattue, sans retenue et sans mesure.
Lettre à Bussy-Rabutin du 13 novembre 1687, cité p. 521
Cette œuvre qu’on voulut d’abord faire passer pour un avatar de la Gazette, trouverait peut-être davantage sa place parmi les grandes autofictions de notre littérature.
N. Freidel, p. 18
1Dès qu’on s’intéresse de près à Sévigné, il est presque impossible d’ignorer la fameuse querelle qui opposa d’un côté les tenants de la spontanéité absolue d’une épistolière ne pensant pas à publication, de l’autre les partisans d’un « système épistolaire » (B. Bray), d’une intentionnalité littéraire1. Épistolière contre auteur épistolaire, selon la terminologie de Roger Duchêne. Dès lors, plusieurs solutions : soit choisir son camp et lire Sévigné selon l’une ou l’autre de ces deux grilles, soit faire un pas de côté et décider d’ignorer, justement, une question à jamais sans réponse, soit, enfin, et c’est le partis pris par N. Freidel, tenter une réconciliation, proposer un compromis, rendant l’alternative non exclusive2.
2Pour ce faire, le choix d’une analyse des rapports entre public et privé est un angle d’approche pertinent, particulièrement fructueux dans le cas de cet objet littéraire complexe que sont les lettres de Sévigné (correspondance privée d’une personne privée, n’écrivant pas par ailleurs de livres publiés, devenue progressivement publique au XVIIIe siècle, traitant à la fois d’événements publics et connus et de réalités intimes). Ce champ d’études, par ailleurs en vogue3 est celui qu’a choisi Nathalie Freidel, dans sa thèse publiée aujourd’hui chez Honoré Champion, pour relire l’ensemble de la correspondance de Mme de Sévigné. Sa proposition initiale qui pourra surprendre, mais qui n’est pas sans intérêt dans la tentative de dépassement de la querelle critique est la suivante : on pourrait après tout considérer que la correspondance de Sévigné appartient au genre de l’autofiction. Non pas au sens genettien, et plus restreint, du terme4 mais sans doute au sens volontairement flou et contradictoire que lui donna son inventeur5, Serge Doubrovsky, en 1977 sur la fameuse quatrième de couverture de Fils. Cette création théorique récente elle-même instable permet de tenir l’équilibre toujours précaire entre la considération des sentiments déclarés par l’épistolière, leur prise en compte (et prise au sérieux) et l’analyse des stratégies discursives mises en œuvre dans la mise en scène de soi. L’autofiction permettrait de tenir ensemble la communication et l’écriture, l’idée d’une émergence de l’expression de la sensibilité, du sentiment intérieur et la recherche d’une langue adéquate à l’exprimer. Ce livre fait par ailleurs en permanence le choix du compromis, sur le modèle de l’alternance ou du mélange, du tantôt tantôt ou du à la fois. On en prendra deux exemples, en fin d’ouvrage :
le regard sévignéen est toujours double. Tantôt l’épistolière fait chœur avec le public et sa voix semble s’insérer dans un discours collectif, participer au consensus. Tantôt elle se tient à distance, esquisse un mouvement de recul qui suffit à donner à son point de vue une dimension critique et ironique, p. 667
Or l’ambivalence savamment entretenue par l’épistolière entre le proche et le lointain, la présence et l’absence, ainsi que le constant brouillage temporel et stylistique auquel elle se livre, sont les véritables conditions d’émergence du texte littéraire et ce qui lui permet de transcender les circonstances de sa composition, p. 681
3Cette « duplicité » (p. 668) attribuée à l’épistolière est ainsi pour Freidel le facteur permettant d’expliquer les désaccords de la critique à son sujet. Si personne n’est d’accord sur le statut à accorder à cette correspondance, c’est parce qu’elle revêt tour à tour plusieurs formes, qu’elle est en permanente métamorphose, qu’elle n’a pas d’unité. Ou plutôt si : son unité réside dans la recherche et la maîtrise progressive d’un discours de l’intime, le choix du titre laissant penser que pèserait sur l’épistolière un certain nombre de contraintes contre lesquelles elle aurait eu à lutter pour faire émerger, au sein de relations épistolaires privées et codifiées, une expression libre des sentiments les plus intérieurs. On pourrait aussi, en s’appuyant sur la définition que donne Furetière du mot « intime » (« Intime. Adj m. & f. & substantif. Amy particulier & à qui on descouvre son cœur & ses affaires plus confidemment qu’à tout autre »), que cette conquête n’est pas seulement celle d’un contenu de discours mais celle d’un interlocuteur privilégié : la correspondance comme recherche de l’ « amy particulier ». Si le livre ne fait que mentionner en introduction la question de l’autofiction, son propos est plus manifestement de retracer un parcours orienté par la privatisation progressive de la correspondance baptisée ici conquête, à la fois appropriation d’un discours sur soi et séduction de l’autre. Il est constitué de quatre grandes parties : 1. la ligne de fracture du public et du privé au XVIIe siècle, 2. espace public, espace privé, 3. individu et société à travers la correspondance et 4. écrire l’intime, d’une bibliographie, d’un (précieux) index des lettres et d’un index des noms. La première partie, La ligne de fracture du public et du privé au XVIIe siècle, s’appuyant sur les travaux de référence de Jürgen Habermas, Philippe Ariès et Hélène Merlin, explore les différentes facettes de la progressive distinction des domaines public et privé :
41. dans la sphère du pouvoir (chapitre 1). Y sont évoquées, entre autres, quelques affaires célèbres dont le procès Fouquet, les démarches pour l’obtention de charges, les déceptions politiques… Malgré cette « ligne de fracture », N. Freidel constate une porosité des ordres dans la correspondance sévignéenne : « dans la conception sévignéenne de la vie politique, les barrières entre la vie domestique et la vie publique ne sont en effet pas étanches » (p. 43). Elle remarque notamment qu’il n’y a pas de hiérarchie dans l’ordre des rubriques de la lettre, que le même terme, « nouvelle », est employé pour les deux types d’informations, publiques comme privées. C’est également dans ce chapitre que sont analysées les différentes évocations du roi dans la correspondance.
52. dans la sphère religieuse (chapitre 2). Freidel commence par lister les lectures pieuses de la marquise, puis elle rappelle son assistance à de nombreux sermons, ceux de Bourdaloue par exemple, avant d’étudier son usage du vocabulaire emprunté aux lectures, de Pascal en particulier et son rapport à la providence6. Concernant les lectures, ce chapitre a l’intérêt de ne pas se limiter à l’étude de la lecture de saint Augustin, et de rappeler l’importance des lectures des grands textes mystiques (p. 77).
63. Les deux derniers chapitres de cette première partie s’intéressent pour l’un à la littérature en voie de constitution, à la suite des travaux d’Alain Viala et d’Hélène Merlin notamment, pour l’autre au statut particulier de « la littérature épistolaire à la croisée des chemins », ) et à la question de l’émergence de la « lettre familière ». Un des points du débat critique évoqué plus haut concerne en particulier la question du public premier des lettres : y a-t-il eu circulation des lettres de la marquise et diffusion à un ensemble plus ou moins vaste de lecteurs ? N. Freidel se rallie ici à la position de l’éditeur de Sévigné : « Roger Duchêne a cependant raison de souligner la rareté de ces divulgations, quasiment accidentelles dans l’immense étendue de la correspondance » (p. 174), ou encore « les quelques courriers (environ une dizaine) semblant avoir bénéficié d’une circulation plus large en dehors du cercle familial, ne font que confirmer cette règle par leur caractère exceptionnel », (p. 187). Ce saut déductif est contestable : est-ce parce que les indices d’une telle diffusion sont rares qu’il faut en conclure à la rareté de la pratique de lectures à plusieurs ?
7C’est à la fin de cette première partie que N. Freidel propose trois critères pour définir la lettre intime :
81. Elle doit émaner d’un cadre privé et rendre compte de circonstances précises et personnelles, avoir un contenu intime (par différence avec la lettre humaniste, qui ne dépeint pas un cadre intimiste, ne contient aucune mention de réalités prosaïques)
92. Elle doit contenir l’expression subjective d’un destinateur particulier (par opposition à la lettre mondaine, qui comporte peu d’expression des affects)
103. Elle doit être adressée à un destinataire unique et fortement présent (par contraste avec la lettre amoureuse qui tend au monologue par effacement progressif de la présence du destinataire)
11La deuxième partie, Espace public, espace privé qui comporte également quatre chapitres s’intéresse aux espaces de la correspondance, ou plus exactement à différents types d’espace : les espaces de rédaction (soit les différents lieux de résidence de l’épistolière), les espaces d’évocation (la cour, le champ de bataille…), les espaces de destination (les déplacements de l’épistolière, ses visites à la cour, ses retraites…)
12Le chapitre 1 revient sur les rapports de Sévigné à la cour de façon chronologique et énumère ses différentes visites, la dernière étant la célèbre représentation d’Esther à Saint-Cyr en 1689. Il évoque ensuite ses différentes relations, lui permettant un accès si ce n’est à la cour, du moins à ce qui s’y passe : le duc de Chaulnes, Mme de Soubise, Mme de Vins. Une fois encore, N. Freidel se rallie à Duchêne : « À l’évidence, la fonction informative de ces relations est seconde » (p. 218). On trouve également dans ce chapitre une proposition intéressante dans les pages 220 et suivantes : « Mais plutôt qu’à des cercles concentriques, schéma dans lequel les nouvelles publiques se trouvent le plus éloignées des informations personnelles, il nous semble que nous avons affaire à un entrelacement beaucoup plus flou et moins hiérarchisé ». Est esquissée brièvement une comparaison avec une autre correspondance féminine, plus tardive, celle de Mme de Maintenon avec Mmes de Caylus et de Dangeau7, où la vie de cour est quasiment absente (p. 231). Cet exercice comparatif est pratiqué une seconde fois, cette fois avec les lettres de Mme de Villedieu ou de la présidente Ferrand (p. 600). Cet exercice mériterait d’ailleurs toute sa place et de plus longs développements dans les études sévignéennes.
13Par la suite, Freidel évoque les espaces de sociabilité de la ville, ses « micro-sociétés » : « Sa Ville est celle des hôtels particuliers, des portes closes et des jardins abrités, loin des foules » (p. 243). Le chapitre 2 étudie les influences du lieu sur l’écriture et tout particulièrement la correspondance lorsqu’elle s’écrit de Bretagne, de Provence… Le chapitre 3 revient sur les grandes retraites, les exilés, les déchus, les ermites célèbres (la retraite éclatante de Retz, Port-Royal, La Vallière...) Le chapitre 4 convoque les recherches historiques portant sur la décoration intérieure et sur l’habitat de l’époque (J.-P. Babelon, A. Mérot, L. Mumford), pour décrire le progressif repli de Sévigné sur les espaces intimes, qu’ils soient intérieurs (la chambre, le cabinet) ou extérieurs (le parc, les allées de la demeure des Rochers). Cependant, cette privatisation des espaces n’empêche pas, pour Freidel, le maintien d’« espaces hybrides » :
Loin de se réduire à une opposition fixe entre espace public et espace privé, la disposition en diptyques (la cour/la ville ; Paris/la province) met plutôt en évidence l’instabilité, la confusion qui caractérisent la condition de l’homme au XVIIe siècle, p. 374
14La troisième partie intitulée Individu et société à travers la Correspondance s’intéresse à la dimension sociale de l’épistolaire, et étudie successivement les différents « cercles concentriques de relations plus ou moins lâches » qu’entretenait Sévigné : d’abord la sphère mondaine (chap. 1) et le badinage inhérent à ce cercle, rattaché principalement aux premières lettres de Sévigné ; ensuite le cercle d’amis (chap. 2). C’est dans ce chapitre cependant que sont faites des propositions concernant les stratégies sociales :
Alors qu’on ne retient souvent de cette première correspondance que le badinage et les jeux galants, il nous semble qu’elle revêt également une dimension essentielle de justification de sa place dans le monde par la jeune marquise, privée des appuis familiaux nécessaires, p. 436
15C’est que l’amitié est aussi un métier8: « On voit ainsi, selon l’expression d’Éric Méchoulan, “osciller l’amitié sous les vents contraires du privé et du public“ » (p. 439). Ces fréquentations multiples, parfois stratégiquement entretenues, se répartissent sur différents lieux de sociabilité : l’hôtel de Rambouillet, l’hôtel de Condé, l’hôtel de Nevers… On pourra s’étonner que Mme de Grignan figure dans ce chapitre, alors que le suivant s’intitule « l’univers familial ». Cette partition des chapitres contrevient surtout, nous semble-t-il, au projet initial qui était de montrer plutôt les interférences entre sphères, le caractère fluctuant et mouvant des relations. Elle est d’ailleurs remise en cause par l’auteur elle-même au début du chapitre 3 : « La distinction est beaucoup moins nette chez Mme de Sévigné pour qui les deux sphères semblent souvent se confondre […] On retrouve la même superposition des liens amicaux et familiaux dans l’évocation du clan Grignan » (p. 471)
16Le chapitre 4 « La nébuleuse du moi » propose d’intéressantes analyses notamment sur les passages où le métadiscours de l’épistolière vient couvrir une transgression de fait de l’interdit de parler de soi. Il analyse également les différents autoportraits présents dans les lettres. Freidel remarque la multiplication des marques du je dans la chronique du procès Fouquet notamment, montrant ainsi comment la « relation » sévignéenne s’émancipe du modèle de la gazette par la primauté accordée à ses propres perceptions.
17La quatrième et dernière partie, Écrire l’intime, s’ouvre sur les rapports entre la lettre et le secret (chap. 1). Dans le chapitre 2, N. Freidel s’intéresse à l’expression de la sensibilité, notamment à la richesse et aux variations du vocabulaire sévignéen des affects. Le chapitre 3 revient sur les mouvements de la correspondance, temporels et spatiaux : rapport à l’éloignement géographique, multiples temporalités propres à l’épistolaire et discontinuité des échanges. Cependant l’affirmation selon laquelle les événements ne seraient jamais mis en rapport les uns avec les autres est sans doute à nuancer (p. 651) : il arrive fréquemment au contraire qu’un événement de cour en rappelle un autre, qu’un événement lie des lettres entre elles sous la forme du feuilleton à épisodes. En outre, dans un certain nombre de lettres l’impression de désordre et de transitions hasardeuses ne résiste pas toujours à une seconde lecture. Enfin, N. Freidel réexamine les rapports de Sévigné à la norme écrite, à la rhétorique, aux modèles d’écriture. Ce dernier chapitre est assez difficile à résumer, tant y abondent les mentions du paradoxe, de l’ambivalence, du brouillage, de la confusion, des fluctuations…
18La conclusion revient sur le fil conducteur de ce livre : la correspondance est le résultat d’un parcours de vie évolutif, des années d’apprentissage de la sociabilité (soit les premières lettres à Bussy, Ménage…) à l’âge de la maîtrise, de la création de nouveaux codes épistolaires, qui sont les siens propres et non ceux des secrétaires et manuels épistolaires. Sans tout à fait couper la vie de Sévigné entre un avant et un après le départ de Mme de Grignan pour la Provence, comme le faisait Duchêne, le travail de N. Freidel présuppose une conception linéaire et continue de l’existence9, progression directement reliée à la pratique épistolaire qui en donne l’image. Cette pensée de la correspondance comme progression est perceptible dans l’image qui revient le plus souvent, celle du « chemin parcouru ». On en donnera quelques exemples :
Heureusement, ce genre d’expressions, qui « frise la préciosité ridicule », et illustre les excès des combats de civilité, disparaît de la suite de la Correspondance et l’on peut mesurer le chemin parcouru lorsque, à peine deux années plus tard, Mme de Sévigné annonce à sa fille la mort du chevalier de Grignan, p. 398
À la mère dépouillée, la tragique Niobé des débuts de la Correspondance, succède une mère nourricière et épanouie, la prodigue Cérès, partagée non plus entre le désespoir des séparations et l’euphorie des retrouvailles, mais équitablement entre ses deux enfants, p. 499
Comme dans le « parcours héroïque » cornélien analysé par J. Rousset, l’épistolière semble être parvenue au terme de sa « métamorphose », p. 656
19Ce livre témoigne en outre de la difficulté à renoncer à la psychologie dans les études sévignéennes : même quand on la chasse par la porte, elle aura une fâcheuse tendance à revenir par la fenêtre. Ainsi N. Freidel, se déclarant résolument du côté de Roger Duchêne, mais faisant un pas de côté, de l’analyse des sentiments à l’analyse de leur expression10, ne s’interdit pas certaines interprétations psychologiques : « claustrophobie et claustrophobie semblent des caractéristiques également déterminantes du tempérament sévignéen » (p. 356) ; « cyclothimie sévignéenne » (p. 551) ; « obsession du camouflage » (p. 599) ; « obsession fluviale » (p. 628) ; « Il est difficile de ne pas faire le lien entre la détresse de la marquise à chaque nouvelle séparation, vécue comme un abandon, et la disparition précoce des figures parentales » (p. 514). Cette tendance prend aussi d’autres formes, dont certaines étaient déjà visibles dans les travaux de Roger Duchêne. Nous en donnerons deux exemples :
201. l’identification est parfois telle que lorsque l’épistolière écrit quelque chose qui choque le lecteur contemporain ou qui n’est pas à son honneur (son éloge de la révocation de l’édit de Nantes, son récit des révoltes de Bretagne…), le critique va avoir tendance à justifier le phénomène, à l’excuser. Une variante de cette pratique se décline aussi dans les corrections successives qui sont apportées aux jugements critiques antérieurs dès lors qu’ils étaient négatifs. Il s’agira alors de corriger une interprétation jugée erronée parce que négative :
cette préoccupation pour le sort réservé à ses petits-enfants, ce versant pédagogique de la Correspondance souvent interprété comme une ingérence excessive de la part de l’épistolière, p. 497
Sa fonction [le badinage], loin de la gratuité qu’on lui attribue généralement, n’est pas de camoufler le vide du message mais au contraire d’en atténuer la violence, p. 396
212. Autre tendance : prêter à l’épistolière des arrière-pensées, des sentiments qui seraient en fait les vrais mais que camoufleraient les déclarations épistolaires. Ainsi, pour N. Freidel, comme pour Duchêne, la plaisanterie sévignéenne est toujours le masque de la gravité, le badinage a toujours une fonction compensatoire (p. 402)
il semble que la marquise n’ait trouvé que le ton de la plaisanterie pour déclarer qu’elle ne plaisante pas, p. 395
une manière évidente de faire diversion plutôt qu’une marque infâme de manque de cœur, p. 490
22Pourquoi est-il si difficile d’accepter (mais est-ce d’ailleurs à « accepter » ?) qu’une plaisanterie est une plaisanterie, qu’elle peut être cruelle, qu’un auteur (si Sévigné en est un) n’a pas nécessairement à être aimable?
23Quoi qu’il en soit, ce livre constitue une synthèse sérieuse sur un grand nombre d’aspects de la correspondance, ainsi qu’une riche mise en contexte de celle-ci au sein des autres formes d’écriture et de communication de l’époque. Il convoque un nombre remarquable de lettres peu souvent lues ou commentées et prend en compte l’intégralité de la période d’écriture. Il resitue Sévigné dans les divers réseaux de sociabilité qu’elle fréquentait et met l’accent sur l’importance de la lettre dans la vie mondaine, familiale… Il rend visible surtout à quel point les rapports entre public et privé tels qu’ils se négocient en permanence dans la correspondance de Sévigné ne relèvent pas d’un partage en deux champs progressivement distincts mais d’un large spectre aux nuances multiples, à l’image de la richesse lexicale qui existait à l’époque : domestique, particulier, familier, secret, … Partant, les trois termes public/privé/intime se révèlent inadéquats à rendre compte de ces fameux espaces indécidables, hybrides. C’est cette porosité de frontières jamais tout à fait étanches qui constitue le cœur de l’analyse. À cet égard, la réception de Sévigné est riche d’enseignements : si on se penche aujourd’hui sur la dimension intime des lettres, les premiers éditeurs de Sévigné en revanche cherchèrent à l’escamoter, comme le montre cette déclaration de Perrin, à l’occasion de son édition de 1754 : « Je me crus autorisé à supprimer quelques détails ou purement domestiques ou peu intéressants pour le public ». La thèse de N. Freidel témoigne, s’il en était besoin, que l’on a bien changé de paradigme11.