Bossuet, chef de lobby ?
1L’ouvrage que Fabrice Preyat consacre à la petite société de dévots regroupés autour de Bossuet, connue sous le nom de « Petit Concile », représente un moment important pour la critique bossuétienne et l’histoire des idées. Fabrice Preyat démontre, avec beaucoup de justesse, qu’en instrumentalisant les écrivains, le Petit Concile a joué un rôle majeur dans la vie intellectuelle de la France moderne. De la fin du XVIIe siècle au début du XVIIIe siècle, ce pôle du catholicisme a en effet contribué à la christianisation des mœurs et des pratiques littéraires.
2Dans une première partie, F. Preyat se propose de situer ce groupe (ou réseau) dans la problématique plus vaste de la réforme catholique française.
3En raison de l’aspect informel de sa structure et des multiples appartenances de ses membres, il est certes difficile d’envisager avec précision la composition du Petit Concile. C’est précisément en raison de son caractère « évanescent » que F. Preyat considère d’emblée que le Petit Concile doit être envisagé comme une « collectivité ».
4Au sens strict, le Petit Concile est d’abord un cercle d’études bibliques créé par Bossuet dans les années 1670. Il mobilise des membres du clergé, des laïcs dévots et des érudits dont le but recherché est de renouveler l’exégèse des écrits testamentaires, de définir une nouvelle apologétique et, au-delà, de déboucher sur l’avènement d’une société plus chrétienne. Le cénacle se rassemble tour à tour à Fontainebleau, à Saint-Germain-en-Laye, à Versailles, au gré des déménagements de la cour où Bossuet occupe la charge de précepteur du Dauphin, et parfois à Germigny, dans la villégiature de l’évêque. Parmi les membres fondateurs qui gravitent autour de Bossuet, figurent Pierre de la Broue, Louis d’Espinay de Saint-Luc, Claude Fleury, Géraud de Cordemoy, Paul Pellisson, Eusèbe Renaudot. D’autres personnalités rejoignent le groupe dont la mouvance interne reste fluctuante : Jean Gallois, Louis-Géraud de Cordemoy, Fénelon, Langeron, Esprit Fléchier, Charles-Claude Genest, Pierre-Daniel Huet, Feydeau de Brou, l’abbé de Brianville, le maréchal de Bellefonds, le comte de Troisville. On remarque aussi des spécialistes des idiomes de l’Orient et des hébraïsants comme Barthélémy d’Herbelot, Nicolas Toinard, les frères de Veil, Louis de Compiègne, Charles-Caton de Court.
5Si l’appellation de « Concile » a été décernée par les courtisans à la petite société, elle entre en concurrence avec une seconde dénomination, celle d’« Allée des Philosophes », en référence aux amateurs de sciences et de littérature qui suivent Bossuet dans les jardins de Versailles. F. Preyat n’y voit pas un groupe détaché du Petit Concile, mais bien plutôt l’indice d’interactions constantes entre littérateurs et théologiens, unis dans un rapport de symbiose.
6On voit bien que F. Preyat souligne la nécessité d’une prise en compte large des collaborations. Jean Mabillon, François-Timoléon de Choisy, Paul Tallemant et bien d’autres méritent ainsi d’être mentionnés au cours de l’ouvrage. Selon F. Preyat, les membres du Petit Concile forment une « nébuleuse », des « auréoles concentriques ». Pour cerner l’hétérogénéité (notamment sociale) et la cohérence du Petit Concile, il s’agit d’étudier tout un « réseau de clientèles et de fidélités », que fédère l’imaginaire topique de l’amitié.
7Après avoir évoqué les entretiens initiaux, sans doute dispersés, du Petit Concile, F. Preyat entre dans les détails de son institutionnalisation sous l’aspect de véritables « conférences » planifiées, au rythme soutenu, proches du schéma académique. Bossuet est proclamé « président », Claude Fleury désigné « secrétaire ». Les notes de chaque séance figurent dans les marges d’un exemplaire de format in-folio de la Bible de Vitré, aujourd’hui disparu.
8En dépit du climat de concorde qui semble le caractériser de prime abord, comme l’attestent la forme des réunions (la promenade dans les jardins, à Versailles) et la sérénité affichée des échanges, la petite société, dans son fonctionnement et ses recrutements, n’a rien d’égalitaire. Sans reprendre les analyses anciennes qui plaçaient le Petit Concile sous l’emprise absolue de Bossuet, F. Preyat démontre que les membres du cénacle entretiennent des rapports de dépendance, voire de subordination. Le Petit Concile ne tolère pas l’« altérité ». C’est après avoir abjuré le protestantisme que Paul Pellisson accède à de riches bénéfices ecclésiastiques. Et les « acolytes » de Bossuet orchestrent la répression de Fénelon après sa rupture avec le Petit Concile.
9F. Preyat décrit aussi bien l’état d’esprit du cénacle que sa structuration. Le concept d’hybridité lui permet de penser la complexité du Petit Concile au croisement du cercle dévot et de l’académie de philosophes. Proches des organisations dévotes et de diverses institutions ecclésiastiques, comme la Compagnie du Saint-Sacrement, les membres du Petit Concile ambitionnent de christianiser la société. « De façon toute salésienne », face aux ordres qui préconisent le refus du monde, ils désirent « un nouveau modèle de gentilhomme chrétien ». Ils prêtent également leur secours « au développement exponentiel » du petit monde de la dévotion féminine. D’un autre côté, ils entretiennent des relations étroites avec les sociétés de gens de lettres. Les échanges avec les académies officielles, les mécènes, les bibliothèques religieuses et la Bibliothèque du roi sont continuels.
10F. Preyat explique de manière très convaincante comment l’activité philosophique du cénacle découle « d’une référence identitaire collective » à la figure de Charlemagne et à l’académie d’Alcuin. Le cénacle trouve dans l’idéal de la renaissance carolingienne un moyen original de récupérer le cartésianisme en affirmant sa volonté de « faire école philosophique ». Dans son épopée Charlemagne (1664-1666), Louis Le Laboureur tente de concilier la philosophie de Descartes avec la religion en plaçant un « cours de philosophie naturelle » dans la bouche d’un ange envoyé par Dieu pour enseigner l’empereur, dont la figure se confond avec celle du prince de Condé, rentré en grâce, à qui l’œuvre est dédiée. Considérée comme la matrice de la monarchie chrétienne, l’époque carolingienne entre symboliquement en résonance avec le siècle de Louis le Grand. En incorporant le cartésianisme au sein d’une idéologie patriotique et d’une apologétique rationaliste, la renovatio de Charlemagne permet de justifier la politique institutionnelle louis-quatorzienne de conquête du savoir.
11Il apparaît que le Petit Concile est donc « vecteur d’une idéologie ». Afin de mener à son terme la christianisation de l’État et de la société, le Petit Concile vise essentiellement les élites, à travers le clergé séculier et la noblesse. La moralisation de la fonction cléricale et la conversion de la cour se trouvent au centre d’une exigence d’exemplarité, en vertu d’une véritable théorie de la mimesis sociale. Au passage, F. Preyat réserve des pages éclairantes sur l’instrumentalisation de Mme de Maintenon.
12Au-delà de l’exemplarité morale et religieuse, le Petit Concile met l’accent sur un programme de réformes politiques et sociales, en posant les problèmes dans la perspective du salut. À l’opposé du machiavélisme et de la philosophie de Hobbes, le Petit Concile élabore une pensée sociale catholique à partir de l’exemple du soldat chrétien, proche du modèle utopique du soldat-laboureur, vertueux, charitable et frugal.
13D’après F. Preyat, le Petit Concile déploie ses réformes selon trois axes : 1) l’unification religieuse du territoire par la constitution d’un réseau d’information tissé autour des désignations épiscopales, et par l’harmonisation de la politique à l’égard des nouveaux convertis, dont F. Preyat dévoile les dessous politiques et sociaux ; 2) la réquisition des cercles érudits, des villes académiques de province et la « colonisation » des sièges de l’Académie française ; 3) l’enrôlement de la librairie et des ateliers d’imprimerie, la censure des ouvrages et le contrôle du lectorat, et plus globalement de l’opinion, par la publication d’ouvrages missionnaires, l’abandon du latin et l’embrigadement des périodiques. Au centre des efforts du Petit Concile pour la sujétion des consciences se trouve la caisse des conversions, financée par la caisse des économats.
14Mais c’est l’éducation qui représente une préoccupation constante du Petit Concile, ce dont témoigne la gestion des préceptorats princiers par l’activation d’un réseau de collaborateurs nommés par cooptation.
15Au terme de cette première partie, on peut faire le constat que le Petit Concile fonctionne comme une petite collectivité, voire comme un « appareil idéologique » complexe, formant un tout organique dont les rouages concourent à un même but, l’évangélisation de la France.
16Dans une seconde partie, d’un grand intérêt pour la contextualisation des genres littéraires (contes de fées, pastorale, tragédie) et la compréhension de la carrière d’auteurs de premier plan (La Bruyère, Perrault, Racine), ainsi que pour l’étude des représentations de l’écrivain, F. Preyat démontre que le champ littéraire constitue un « domaine privilégié » par le Petit Concile pour lutter contre la sécularisation de l’État. Le but est de priver les activités intellectuelles et artistiques de toute autonomie, et de leur assigner une fin sociale sous tutelle théologique. Le Petit Concile dénonce la dépravation du goût mondain, symbolisé par l’œuvre de Voiture. Déterminées par les valeurs évangéliques, les catégories esthétiques de politesse et de galanterie doivent donc converger vers le « paradigme de l’honnête homme chrétien », situé « à l’intersection des catégories de philosophe, d’écrivain et de théologien ». Le Petit Concile théorise « l’osmose entre christianisme et mondanité », qui trouve dans le siècle plusieurs réalisations notamment dans la figure de Pellisson et le portrait de Fénelon par Saint-Simon.
17Les membres du Petit Concile éprouvent une prédilection pour la poésie, qui est d’origine divine et qui doit retourner à Dieu. Fléchier rime son opposition au quiétisme dans son poème Sur la béatitude. Charles-Claude Genest compose un poème sur les Principes de philosophie, ou preuves naturelles de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme. Perrault offre au public son épopée chrétienne Saint Paulin de Nole.
18Certaines stratégies du Petit Concile visent à faire appel à des acteurs du champ littéraire capables de superposer succès littéraire et conversion spirituelle. Fabrice Preyat analyse le cas de Mlle de Scudéry, dont la carrière subit une « inflexion morale », mais aussi de Perrault et de Jean-Baptiste Santeul au regard de la querelle du merveilleux chrétien, ainsi que de l’abbé de Choisy, auteur des Histoires de piété et de morale. Mais c’est l’Athalie de Racine, à laquelle Fabrice Preyat consacre un chapitre magistral, qui reste l’emblème de la christianisation du Petit Concile.
19Au fil de l’ouvrage, il appert que, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, un glissement s’opère de « la sphère des lettres chrétiennes » à la « sphère chrétienne des lettres ». L’originalité du Petit Concile ne réside pas seulement dans ses multiples ancrages institutionnels, mais aussi dans sa façon d’envisager un plan de réformes global « qui implique la transformation » non de l’individu, mais « des représentations politiques » et l’émergence d’une évangélisation nationale. Au fond, par l’instrumentalisation de la littérature et de ses pouvoirs, le Petit Concile rêve d’instaurer une royauté chrétienne idéale.
20Cet idéal ne va pas sans une conception réductrice du rôle des littérateurs, et plus particulièrement de l’écrivain catholique, au sein de la société. F. Preyat réussit à faire dialoguer la part sombre et la part lumineuse du Petit Concile, caractéristique de la semi-clandestinité qui en est la marque. À la fois groupe utopiste et machine coercitive, le Petit Concile impressionne par son « emprise tentaculaire » sur l’État et sur les principaux « relais » de la politique monarchique. F. Preyat démontre avec précision que le Petit Concile est en effet l’organe efficace d’une « mise au pas idéologique ».
21Chemin faisant, F. Preyat réussit à proposer des interprétations riches et diversifiées. Son ouvrage réévalue la place des femmes dans les interventions du Petit Concile. Il corrige l’imprécision des analyses qui se contentent, par exemple, de recourir à la formule vague de « cabale des dévots ». Il établit un lien logique entre les préoccupations religieuses et morales du Petit Concile et l’élaboration d’une pensée sociale catholique. Il réexamine l’histoire de l’opposition de Bossuet à Richard Simon. Il fonde une nouvelle approche des œuvres de Claude Fleury. Somme toute, l’ensemble témoigne d’une maîtrise complète de compétences méthodologiques transversales, disciplinaires et interdisciplinaires, en théologie, en histoire, en sociologie, en esthétique, en sémiostylistique et en sociopoétique.
22Par ailleurs, l’ouvrage de F. Preyat ouvre des perspectives intéressantes à la réflexion sur la poésie d’idées, une poésie d’idées chrétienne qui vise à réconcilier la poésie avec la philosophie, c'est-à-dire la morale et la piété, comme l’affirme Claude Fleury dans son Discours sur la poésie, mais aussi avec la science, notamment cartésienne ou post-cartésienne. Pour qui s’intéresse aux relations de la littérature avec les savoirs, il invite à redécouvrir le Charlemagne de Louis le Laboureur et les Principes de Philosophies de l’abbé Genest.
23Hormis quelques coquilles résiduelles, le texte est agréable à lire, les développements sont clairs, solidement étayés de références précises. L’imposante bibliographie de 63 pages aurait pu être classée. Les différents index (des noms, des matières, biblique) sont fort utiles.
24Une seule réserve pourrait être faite au sujet de la construction conceptuelle du Petit Concile en objet historique cohérent. À vouloir « décrypter » les intentions des affidés de Bossuet, les « calculs », les « stratégies motivées », le « militantisme gallican », les « programmes », on n’évite pas, d’une façon ou d’une autre, une sorte de téléologie rétrospective. Conçu comme « système », le Petit Concile pourrait être pris en mauvaise part, du côté de la cabale, de la machination, de l’intrigue, voire de la conspiration ou du complot, ce que dénote parfois le champ lexical récurrent de la réquisition, de l’enrôlement ou de l’instrumentalisation. Fabrice Preyat a évité cet écueil. Il aborde les échecs du Petit Concile, ses « contretemps », ses « paradoxes », ses « tensions », ses « revirements » et sa « décrépitude ». Mais de même que Fabrice Preyat a mis au jour le caractère « évanescent » de la structure du cénacle, on aurait souhaité une étude plus poussée des hésitations, des doutes, des mouvements d’indécision du Petit Concile. Dans un contexte de querelles théologiques, de débats sociaux et politiques, le Petit Concile n’était-il pas contraint de naviguer à vue ? Cette notation toute subjective n’enlève rien à la validité de la démonstration de Fabrice Preyat, dont l’ouvrage constitue une référence en terme de qualité.