Au bonheur des mots
1Si Walter Pater (1839-1894) est une figure incontournable du paysage de la critique victorienne, force est de constater que bien peu d'ouvrages se sont jusque-là intéressés en France à cet auteur autrement que par le biais de la décadence et de sa célèbre formule « art for art's sake ». Or, comme le souligne plusieurs fois Bénédicte Coste en introduction de son ouvrage, « la littérature a été un intérêt constant pour Pater et mérite d'être étudiée en elle-même. » (p. 11)
2C'est donc à un stimulant et savant portrait littéraire que nous invite l'auteur dans son livre, Walter Pater, critique littéraire: the excitement of the literary sense. Pour saisir l'originalité de la pensée de son auteur, B. Coste n'hésite pas à s'attaquer aux idées reçues sur les écrits de l'auteur et à examiner un corpus varié, partant de l'idée que « penser la littérature chez Pater et avec Pater n'est pas se cantonner à Appreciations [son texte le plus connu aujourd'hui] mais parcourir l'ensemble de son oeuvre. » (13) Les quatre chapitres qui jalonnent l'ouvrage invitent d'ailleurs d'emblée à considérer la critique littéraire de Pater dans son ensemble et à tenter de discerner le mouvement qui anime sa pensée en termes de relief, au sens architectural et même géologique du terme.
3Ainsi, la première moitié de l'ouvrage s'attache-t-elle à une analyse fine des notions fondatrices de la critique littéraire de Pater — le romantisme, la décadence, l'euphuisme, le style — tandis que la seconde partie démontre la pertinence de portraits littéraires particuliers, en en révélant le ciselé et en en commentant les traits les plus saillants, mais aussi les plus subtils. Portrait d'un portraitiste, l'étude ne manque pas de faire appel aux outils de l'analyse critique moderne, convoquant çà et là la psychanalyse, toujours à bon escient, et jamais autrement que comme un complément naturel à une analyse à la fois précise et nuancée. L’originalité de l’ouvrage tient ainsi non seulement à ce qu’il éclaire les textes de Pater d’un jour nouveau, mais qu’il n’hésite pas à établir dès les premières pages un cadre théorique indispensable à cet éclairage.
4Le premier chapitre convoque d’emblée tous les sens du mot « romance », de « la pointe littéraire en regard du stylus », du stylet » (p. 24) et montre comment Pater envisage cette notion comme un principe transhistorique qui traverse les époques, les formes d’art et les nations : « Pour Pater, le romantisme est la manifestation d’un “tempérament”, un mélange du “désir [qui] est un élément fixe dans chacun des arts”, avec la “curiosité”. » (p. 30) En France, le romantisme renvoie par conséquent à la fois au passé — celui de la poésie provençale — et à une renaissance future. Contrairement à l’idée d’un romantisme allemand, Pater insiste sur le caractère français du romantisme, né de la romance. À la fois retour vers le passé et annonciateur de l’avenir, le mouvement romantique est intimement lié à la renaissance entendue comme « une expérience de la traversée de l’être dans l’instant extatique d’une venue en présence dont l’époque dite renaissante est le paradigme » (p. 37). Plus simplement nous dit plus loin B. Coste, la Renaissance, selon Pater, est « le « ressouvenir en avant » d’une origine qui n’apparaît jamais que dans son retrait dès lors qu’elle renvoie à la Grèce antique fondatrice de la culture européenne. » (p. 37)
5Dans cette première partie, certes, on l’aura compris, ardue, l’auteur explicite, décortique et finalement saisit la pensée de Pater en exposant des paradoxes qui tout à coup font sens : le romantisme est écart, transition, et bien sûr symptôme d’une époque où l’on passe du romantisme à la modernité. Dès lors, le mouvement littéraire de la Décadence, souvent mal compris par les contemporains de Pater tout autant que par la critique littéraire, se trouve replacé dans le contexte d’une réflexion sur la répétition ou le ressassement « dont la Décadence littéraire est l’épitomé » (p. 47).
6Les chapitres qui suivent explicitent cette notion de décadence en s’appuyant sur de très belles citations de Jankélévitch où B. Coste fait entrer en résonance les voix des deux penseurs : « La décadence c’est une civilisation qui se recueille » (p. 57) écrit Jankélévitch, et B. Coste de commenter :
Ce sont ces deux versants qui n’en font qu’un, celui d’un rapport au temps qui métamorphose l’instant en intervalle devenant lui-même objet poétique façonné par l’art « fin de siècle » qui sont à l’œuvre chez Pater. (p. 58).
7Un examen de Marius l’Epicurien puis de La Renaissance vient à l’appui de l’analyse de la notion de décadence chez Pater et de son versant linguistique.
8C’est l’euphuisme, cette préciosité de langage très prisée en Angleterre au XVIe siècle, qui est placée sous la double loupe de Pater et de B. Coste. Ici, l’auteur relie de manière convaincante les analyses de Pater sur Shakespeare et ses idées sur la romance : dans les deux cas souligne B. Coste, « l’euphuisme est un mouvement revenant nécessairement animer toute l’histoire littéraire sur le mode d’une tension. Il est un trait permanent qui s’oppose à toute décadence tout en étant produite par elle, il constitue une véritable résistance à la dégradation linguistique. » (p. 68) Ce qui ressort clairement de ces deux chapitres, qui constituent à eux seuls à peu près la moitié de l’ouvrage, c’est la façon originale dont Walter Pater aborde la littérature et revisite les notions d’originalité, de sincérité et de tradition en faisant fi des contradictions apparentes. Ainsi Rossetti peut-il apparaître au miroir de Pater comme à la fois sincère et artificiel, et se servir d’émotions propres et subjectives pour faire partager des expériences universelles.
9Dès lors, il n’est pas surprenant que B. Coste ouvre le deuxième chapitre de son ouvrage sur une réflexion sur le style, pierre d’angle de l’art poétique de Pater. Après avoir rappelé le contexte de cet article majeur, l’auteur en explicite les idées majeures, non sans les reformuler de manière élégante et imagée. C’est, en effet, dans ces passages que l’on reconnaît la plume de la traductrice. Évoquant le caractère indissociable entre l’idée et son expression, B. Coste se rapproche ici de ce que Pater décrit, et son propre style se fond dans celui de son objet :
Tel un joaillier enlevant la dernière parcelle superflue à son œuvre, l’écrivain purifie son dire de ce qi l’alourdit. Tel l’infatigable sculpteur, il procède par tailles successives pour libérer l’œuvre contenue dans le bloc de marbre. (p. 90)
10Passant de la théorie à l’exemple, du corps du texte à l’âme qui s’exprime à travers elle, l’auteur adopte ici un regard résolument moderne sur la pensée de Pater et interprète ses écrits à l’aune de la psychanalyse. La notion « d’âme », pourtant assez floue chez Pater comme chez ses contemporains, prend alors tout son sens comme « l’intime du sujet que le langage défaille à dire » (p. 94). À la lumière de ces analyses suivies de remarques sur les analyses de Flaubert par Pater, l’on voit la pensée de Pater se déployer et prendre forme : avec l’émergence du sujet sous ses différentes facettes (de Freud à Lacan), c’est au cœur de la pensée de Pater que l’on pénètre, et par le filtre de sa vision de la subjectivité que l’on aborde les célèbres portraits littéraires qu’il a écrits.
11Nul besoin de résumer ici les chapitres que B. Coste consacre aux portraits littéraires de Pater, car ce serait là gâcher le plaisir avec lequel le lecteur découvrira ces pages où défilent des figures connues. Mérimée, Charles Lamb, Giorgione, Wordsworth, Coleridge ou Rossetti apparaissent ici comme autant de reflets du sujet écrivant, Pater, et c’est à travers eux que se résout peu à peu l’énigme de son art littéraire, « une technique, un art, un position qui contribuent à l’élaboration de son portrait littéraire comme « reflet », chôra des signifiants du sujet soigneusement agencés par le portraitiste talentueux » (p. 169).
12Étude après étude, émaillant ses analyses de citations bien choisies, B. Coste nous conduit peu à peu dans l’intimité d’une sensibilité littéraire originale, au plus près d’une plume anglaise que l’on sent parfois affleurer au détour d’une phrase ou de mots archaïques ressuscités (« controuvée », « enformé », 238). Ce faisant, l’auteur réussit un remarquable tour de force : saisir à son tour d’un trait de stylo aussi aiguisé qu’un stylet la physionomie d’un critique littéraire au talent et au style singuliers. Ouvrage érudit, ambitieux, le livre de Bénédicte Coste est un juste hommage à la sagacité littéraire de Walter Pater et la preuve que la critique littéraire peut encore aujourd’hui constituer cette « pause exquise » que l’auteur victorien revendiquait pour ses propres écrits.