La nostalgie des Mille et une nuits
1Nombreux sont désormais les travaux critiques de référence concernant les Mille et une nuits, notamment depuis que l’on a commémoré, en 2004, les Contes arabes traduits par Antoine Galland1. Aussi bien en amont (dans la tradition des manuscrits arabes) qu’en aval de cette traduction en bien des aspects pionnière, les Mille et une nuits défient toute catégorisation générique, et forment un objet bon à penser pour les théoriciens de la fiction et de la littérature2. Ce succès critique témoigne d’une fascination pour ces Nuits, fabuleuses étrangères pour l’imaginaire occidental, bien au-delà du seul champ de la littérature.
2Dominique Jullien se propose d’étudier cet imaginaire que suscitent les Mille et une nuits, en particulier dans les effets produits sur la littérature de langue française. Selon elle, seules des catégories souples, métaphoriques, comme la « mémoire des œuvres » de Judith Schlanger3, pourraient rendre compte de ce rapport fait de séduction et d’étrangeté. C’est d’autant plus vrai, pourrait-on ajouter, que ce rapport est un rapport réciproque, puisqu’il a nourri la création littéraire mais aussi métamorphosé les Mille et une nuits arabes4. D. Jullien propose une autre métaphore critique, en étudiant des écrivains « amoureux » des Nuits et de leur héroïne Schéhérazade, et les fondements et les effets de cet « amour » proprement littéraire, au sens où c’est avant tout un mode de composition que les écrivains aimeraient dans les Mille et une nuits, où c’est un double idéal d’eux-mêmes qu’ils aduleraient dans la figure de Schéhérazade.
3Pour rendre compte de cette relation, l’auteur construit une démarche originale et expérimentale, qui combine et dépasse les études de l’intertextualité et de la réception, en tenant compte de la « multiplicité intertextuelle des Nuits »5 et de la sensibilité propre aux auteurs individuels, mais surtout des différents supports historiques de cette relation, notamment les traductions et l’apparentement générique qu’elles produisent dans le champ littéraire6. C’est d’ailleurs une autre métaphore, celle de la « variation », qui donne au livre son sous-titre, pour définir les objets étudiés. Cette posture l’amène à varier à son tour, dans le choix de ses objets, les échelles et les méthodes. Aussi cet ouvrage se présente-t-il, de l’aveu même de l’auteur, comme un « essai » en quatre chapitres, à partir d’œuvres jugées représentatives des quatre formes de la « liaison » que les écrivains français entretiennent avec les Nuits, depuis les premiers romans-feuilletons jusqu’aux architectures en trompe-l’œil de Butor, en passant par les fastes de la traduction Mardrus et les ombres que dénonce Assia Djebbar.
4On pourra reprocher à l’auteur ce parti-pris d’une collection d’objets d’époques et de natures différentes. Mais à partir de ces cas, étudiés en tant que tels, et sans chercher à élaborer une synthèse définitive sur la question, D. Jullien offre une réflexion sur ce que la littérature fait aux Mille et une nuits, et, en retour, sur ce que les Mille et une nuits font à la littérature, tout en menant en filigrane, de façon plus discrète, une réflexion sur ce que les Mille et une nuits font aux canons des théories critiques.
5D. Julien commence ainsi par exposer dans son introduction une thèse globale : les Nuits présenteraient le fascinant principe d’une éducation indirecte, par la fiction littéraire. Cette idée est pour elle au cœur des Nuits arabes, mais aussi et surtout à l’origine de leurs descendantes modernes. Ce principe est figuré par la tactique dilatoire de Schéhérazade, qui raconte pour sauver sa vie et celle de ses semblables.
6On peut avoir des réserves sur l’adéquation de cette thèse avec les originaux arabes, que D. Jullien évoque rapidement dans l’introduction, en se concentrant sur l’intrigue du récit‑cadre comme matrice littéraire de récits. Les multiples variantes de ce récit‑cadre et la difficulté à cerner leurs conditions de production et de circulation rendent difficile une telle interprétation symbolique.
7Cependant, D. Jullien se concentre sur les reprises littéraires modernes des Mille et une nuits, et ce principe de l’éducation lui permet d’articuler, non sans un certain artifice, les quatre études de ce livre, qui explorent quatre tendances dans l’interprétation et la réception moderne des Mille et une nuits.
8Elle analyse tout d’abord comment, dès la fin du XVIIIe siècle, les écrivains font une lecture « politique » des Nuits, à partir du motif du calife justicier qui sert, selon elle, de matrice à de nombreux récits, notamment chez Restif de la Bretonne et dans les romans-feuilletons de Sue et de Dumas. Le deuxième chapitre s’intéresse à une relation plus « esthétique » aux Nuits, dont l’instigateur serait Joseph-Charles Mardrus, qui pense et construit sa traduction des Nuits pour faire sensation dans le Paris de la Belle Époque. Le troisième chapitre étudie la lecture « féministe » des Nuits en consacrant un long développement au roman Ombre sultane d’A. Djebar. Enfin, l’ultime chapitre se consacre à ce que D. Jullien nomme une lecture « introspective » des Mille et une nuits, chez quelques auteurs du XXe siècle, et surtout à partir de la façon dont Michel Butor s’approprie les Mille et une nuits dans son Portrait de l’artiste en jeune singe (1964). Notons que ce dernier chapitre prolonge, plus nettement que les précédents, les analyses que l’auteur avait auparavant consacrées à l’influence des Mille et une nuits sur Marcel Proust7.
9Ce thème de l’éducation est suffisamment vaste pour permettre des écarts parfois spectaculaires dans le temps et dans les enjeux de chaque exemple choisi. D. Jullien ne revient d’ailleurs à cette thèse globale que ponctuellement, et la conclusion offre quelques points de synthèse sur les études menées, présentées comme des « échantillons » des effets des Mille et une nuits sur la littérature moderne8.
10Au-delà de ce symbolisme, ces quatre aspects figurent également quatre étapes dans l’évolution globale de la réception des Mille et une nuits comme modèle pour les écrivains, en tant qu’allégorie de l’écriture fictionnelle. Dans un premier temps, le roman-feuilleton et ses héros justiciers feraient des Mille et une nuits un modèle pour la production massive de récits destinés à satisfaire un public toujours plus exigeant. Puis la traduction de Mardrus marquerait un effort pour retrouver dans les Mille et une nuits un mode naturel, quasi-originel, de narration fabuleuse et esthétiquement forte. Ensuite viendrait le temps du doute, où les femmes revendiquent la figure de Schéhérazade, d’abord comme championne de l’émancipation par la fiction, puis comme victime d’une oppression qui l’oblige à des moyens de lutte détournés et dérisoires. Cette mise à distance du modèle des Nuits trouverait son point culminant dans le quatrième temps, où les écrivains qui s’interrogent sur leur propre activité marqueraient une forte nostalgie pour ce modèle hors de portée.
11Cette vision assez schématique, allant d’écrivains confiants dans les pouvoirs de la fiction à des écrivains qui doutent de ces pouvoirs, se retrouve aussi bien à l’intérieur des chapitres que dans le mouvement général du livre. Elle est sans doute influencée par la posture désabusée de Proust et de Butor, écrivains qui ont manifestement la faveur de l’auteur. Malgré les objections que l’on pourrait opposer à cette perspective un peu téléologique, cette lecture permet des parallèles intéressants entre les modes de production de la fiction moderne et celui qui est représenté dans la fiction des Mille et une nuits.
12D. Jullien place le thème de l’éducation au centre des réécritures des Nuits, en insistant sur la portée critique de plusieurs motifs symboliques, dès la traduction de Galland. Ainsi, dans le premier chapitre, elle montre comment l’action héroïque de Schéhérazade face à Schahriyar, tyran qui redevient juste en se mettant à l’écoute de son royaume, est redoublée par les aventures attribuées au calife Haroun al-Raschid, qui se promène masqué, de nuit, accompagné de son vizir, et assiste à toutes sortes de scènes étranges qui l’amènent à faire œuvre de justice, lui aussi.
13Cette figure du calife masqué servirait de modèle, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, pour une nouvelle tradition de récits à épisodes, qui donnent à voir les injustices dont le peuple des villes est victime, jusqu’à ce qu’un justicier masqué intervienne, ce qui permet au récit de porter un propos politique. D. Jullien analyse ainsi ce schéma relancé par Restif de la Bretonne dans les Nuits de Paris, et le compare de façon nuancée avec plusieurs romans-feuilletons du XIXe siècle qui imitent, recyclent ou critiquent la même figure du justicier masqué. C’est d’ailleurs cette dimension politique qui vaut au héros des Mystères de Paris d’Eugène Sue d’être nommé par Marx un « Haroun al-Raschid allemand9 ». L’analyse démontre surtout que ce motif, qui devient rapidement un cliché, est profondément lié à la mémoire des Nuits et du calife Haroun al-Raschid, comme en témoignent à la fois les paratextes de ces œuvres10 et les commentaires qu’elles ont suscités.
14C’est là une problématique importante pour les études de ce genre, et la grille politique permet de distinguer les postures des différents écrivains qui s’y illustrent11. D. Jullien mentionne ainsi d’autres fictions qui utilisent cette figure du justicier masqué, mais qui remettent en cause la teneur politique du message, au profit d’un plaisir de la déambulation urbaine et du travestissement social. C’est que ces analyses soulignent surtout l’influence du modèle énonciatif des Mille et une nuits.
15Ce rapport entre le roman-feuilleton et les Mille et une nuits ne se limite pas à un symbolisme politique : il en va de l’histoire des formes mais aussi de la légitimité de la production narrative fictionnelle dans le champ littéraire. D. Jullien montre ainsi que les Mille et une nuits sont pensées, dans la culture de l’époque, à la lumière de l’écriture du roman-feuilleton, dont la parole à suspens de Schéhérazade devient l’ancêtre. Dans la querelle littéraire et politique que cette forme du roman-feuilleton a suscitée12, D. Jullien montre que les Nuits sont immédiatement convoquées pour penser la relation entre l’auteur et son public, aussi tyrannique que Schahriyar. Les Mille et une nuits aident donc à penser les conditions de production du roman moderne.
16Mais D. Jullien propose aussi une réflexion plus formelle sur le dispositif énonciatif des Mille et une nuits, qu’elle compare à celui de ces romans-feuilletons. Dans les Mille et une nuits, les aventures liées au calife ont pour effet de distraire le sultan Schahriyar, autant que de lui faire rendre justice. Ce fonctionnement des récits est proche, d’après l’auteur, du scénario des Nuits de Paris de Restif de la Bretonne et des Mystères de Paris d’Eugène Sue. Les premières sont racontées à la première personne par un spectateur nocturne qui parcourt les rues afin de débusquer les injustices, mais il insère ces récits dans une situation d’énonciation précise : il les a composés originellement à l’intention d’une Marquise, pour la distraire de sa langueur. Bien plus, elle l’aide à faire le bien en lui fournissant des ressources. Le récit est donc inscrit dans un processus d’échange, une « symbiose13 » qui symbolise le fonctionnement de la littérature, dans la mesure où le récit est à la fois garantie de plaisir et de justice, et qu’il est légitime, comme une réponse efficace à une demande d’un public désireux d’écouter des histoires dont il reconnaît la valeur morale.
17Or, cette efficacité symbolique des récits, telle qu’elle est représentée dans les Mille et une nuits, peut être considérée comme la raison principale de la fascination de la modernité pour cette œuvre. La configuration du rapport entre auteur et lecteur tend, avec le développement de l’édition, et encore davantage avec la forme du feuilleton, vers une impersonnalité croissante : l’auteur écrit pour un public de plus en plus massif et exigeant, sans que son discernement lui soit prouvé par un retour direct, comme il était postulé dans les pratiques de salon, par exemple. On relit donc de façon critique la posture de Schéhérazade et du calife : l’auditeur tarde à se laisser distraire, il exige de la nouveauté, et le « conteur » est épuisé par l’ampleur de la tâche. Cette représentation, D. Jullien la trouve chez les acteurs de la querelle du roman-feuilleton, parmi les opposants : la production des romans-feuilletons est dégradée par la tyrannie du public et du rendement, et le modèle harmonieux des Nuits a été bafoué. On la retrouve également chez Gautier, dans sa Mille et deuxième nuit : Schéhérazade est en panne d’inspiration, d’autant que le sultan n’a pas renoncé à la faire raconter chaque soir ; elle demande donc à l’auteur de lui fournir une histoire, lui qui écrit dans la presse, et cette exigence est l’occasion d’une réflexion désabusée sur les rapports de l’écrivain et de son public. D. Jullien associe cette réécriture des Nuits aux débats contemporains sur la valeur morale, pédagogique et politique du roman, et des récits de fiction en général : la représentation interne de l’échange des récits semble une donnée indispensable du genre des récits d’aventure de l’époque. Or, la littérature de fiction s’éloigne rapidement de l’idéal de symbiose représenté par les Nuits, et manifeste au contraire l’impossibilité d’une relation de confiance entre l’émetteur des récits et son destinataire : dans les romans-feuilletons de Dumas (Le Comte de Monte-Cristo, Les Mohicans de Paris), l’enchâssement se multiplie comme un exercice virtuose sans atteindre la même nécessité dramatique.
18Cette interprétation est sans doute largement inspirée par les réécritures ultérieures : c’est la question même de la nécessité du récit qui est posée dans des réécritures plus récentes des cadres énonciatifs des Nuits, comme chez John Barth14. Par ailleurs, certains aspects de cette analyse, fort intéressante, posent problème. Ainsi, D. Jullien compare l’assignation du roman‑feuilleton au peuple et donc à l’enfance et au féminin, avec la figure de Schéhérazade comme énonciatrice des Nuits15. Mais elle ne précise pas si cette analogie a été explicitement établie à l’époque. Par ailleurs, il est parfois difficile de savoir si ce sont les Nuits qui fournissent un modèle à ce type de récits, ou si c’est la diffusion de plus en plus large de la presse et des histoires à épisodes qui explique pourquoi les Mille et une nuits ont été considérées comme un tel modèle16.
19C’est que l’analyse multiplie les pistes de comparaison, sans se limiter exclusivement à celles qui furent explicitement formulées à l’époque. Au contraire, l’analyse s’arrête parfois là où l’on attendait davantage : ainsi, elle suggère des rapprochements au niveau des pratiques, en étudiant la façon dont les romans-feuilletons sont lus, souvent à haute voix, et touche ainsi un public fort large17 ; un rapprochement avec certaines lectures oralisées attestées des Nuits en arabe aurait été intéressant.
20Par ailleurs, cette analogie entre les Nuits et le roman-feuilleton, telle qu’elle est faite au XIXe siècle, et telle qu’elle associe encore fréquemment les Mille et une nuits à la littérature « populaire » ou aux « paralittératures », montre bien que la traduction de Galland a fait passer les Mille et une nuits à un régime de fonctionnement propre au champ littéraire moderne, début d’une série de distorsions par rapport à la tradition arabo-persane. Mais aussi, que les Nuits et leurs redécouvertes successives ont influencé les débats sur la production littéraire, non sans heurts, bien avant la mode des « enchantements du Dr Mardrus »18.
21La publication de la traduction de Mardrus, sous l’égide de la Revue Blanche, est un coup de tonnerre dans le champ littéraire de la fin du XIXe siècle, qui entre en résonance avec les bouleversements des canons esthétiques de l’époque. D. Jullien consacre l’essentiel de son deuxième chapitre à situer cette traduction dans les débats littéraires et esthétiques de son époque, mais aussi à décrire les effets immédiats de cette traduction sur les milieux mondains et intellectuels. La personnalité de Mardrus, qui s’est bâti une identité quasi mythique d’esthète oriental, et celle de son épouse Lucie Delarue-Mardrus y ont une grande part, ainsi que le jeu des relations artistiques et poétiques de ce couple. D. Jullien analyse ainsi les dédicaces de chaque tome des Mille et une nuits, dédiées dans leur ensemble à Mallarmé, mais aussi le reste de l’encadrement paratextuel de cette traduction, de la main du traducteur (préfaces, lettres, déclarations d’intentions) ou de ses relations (lettres de Gide, comptes-rendus de Jarry et de Montesquiou…). Elle met ainsi en évidence les deux effets les plus importants de cette traduction : d’une part, la confirmation de tendances récentes dans le champ littéraire, d’autre part, un renforcement de la mode de l’orientalisme fin-de-siècle.
22Au niveau du champ littéraire, la traduction de Mardrus confirme une rupture dans la représentation des rôles respectifs des artistes et des savants. La traduction se présente en effet comme un retour aux sources des Mille et une nuits, se prévalant certes d’un mystérieux manuscrit original arabe, mais aussi et surtout d’une conformité avec l’esprit original des conteurs et de la tradition orale. Les artistes et poètes proches de la Revue Blanche et du couple Mardrus approuvent ces choix de traduction, en soulignant que le respect de l’authenticité a pour corollaire une nécessaire étrangeté, dépaysante, qui crée de la beauté. Bien plus, l’érotisme et la couleur locale outrancière sont des signes de cette authenticité, que le traducteur a le droit d’accentuer. C’est le « paradoxe de la littéralité »19, et D. Jullien prend soin de rapprocher cette conception et la poésie fin-de-siècle, ainsi que les traductions de Leconte de Lisle et de Mallarmé. Au contraire, les savants, orientalistes de profession, reprochent à cette traduction de trahir l’esprit des contes en rendant exotique, érotique et inconvenant ce qui n’est pas du tout transgressif dans la langue arabe. D. Jullien restitue la place de cette traduction dans les débats contemporains sur l’origine, le corpus des Mille et une nuits, et leurs traductions en langue européenne. C’est en effet la grande époque où sont éditées des versions arabes des Nuits, où l’on traque avec ferveur les manuscrits.
23Au nom de deux légitimités différentes, l’une esthétique, l’autre scientifique, les acteurs de la vie intellectuelle, artistique et mondaine se divisent en camps opposés. Il y a d’un côté ceux qui croient aux Nuits de Mardrus, ou jouent à y croire, et qui se retrouvent dans les revues et les soirées mondaines, et ceux qui la rejettent comme pure affabulation, et représentent l’institution académique : on le voit, c’est moins une affaire d’individus (certains savants sachant apprécier le style de Mardrus) que de positions respectives dans les institutions et pratiques du littéraire. Et D. Jullien restitue avec une grande précision ce « dialogue de sourds20 ».
24La grande force de Mardrus fut de créer une véritable « mode » des Nuits, dans un milieu mondain déjà en plein orientalisme, moins au sens d’une quête de savoirs (l’essentiel est connu pour ce qui intéresse ces mondains depuis les voyages de Chateaubriand), que d’une passion largement fantasmatique pour un exotisme subversif. En cela, l’érotisme présent dans la traduction trouve un écho dans les jeux mondains sur les identités sexuelles, au cours de fêtes à l’orientale, de spectacles et d’expositions, dont le catalogue Les Mille et une nuits et les enchantement du Docteur Mardrus donnaient déjà un recensement, utilisé et approfondi ici par l’auteur.
25Mais cette mode entre aussi dans la quête spirituelle de cette époque, où sont écrites les Nourritures terrestres de Gide, car on perçoit également dans les Nuits une image d’une vie heureuse sans la conscience du péché, sorte d’état pré-adamique qui fait écho aux préoccupations de la Belle Époque.
26Ainsi, les Mille et une nuits quittent non seulement le domaine du cliché et de la fable usée, mais elles s’éloignent aussi du domaine de l’infantile et de la morale bien-pensante : c’est l’érotisme de ces nouvelles Nuits, leurs images crues et choquantes, qui leur donnent une valeur, confirmée aux yeux des plus érudits parmi les mondains, par les traductions précédentes de Burton et Lane. L’entreprise de Mardrus est ainsi reçue comme une émancipation, comme un retour de justice envers un patrimoine omniprésent dans les mémoires de tous, mais occulté par une censure pudibonde. Les Mille et une nuits sortent de leur réputation de contes pour enfants, et reviennent à leur statut de littérature adulte : le plaisir du merveilleux retrouvé, avec ce qu’il faut de scabreux pour que la régression puisse être assumée, est notamment démontré chez Proust dans plusieurs textes dont D. Jullien analyse le témoignage21.
27Cette libération de l’imaginaire et du discours littéraire trouve cependant un pendant plus contrasté dans les lectures féministes du recueil arabe22. D. Jullien montre dans son troisième chapitre comment, dans les premières interprétations féministes, le message politique des Nuits tire sa force du fait qu’il est avant tout incarné par une héroïne féminine, qui exerce ses talents chaque nuit dans la chambre conjugale. Ce sont donc les pouvoirs émancipateurs de la parole féminine qui seraient représentés dans le récit-cadre et les récits qui en dépendent. D. Jullien replace cette grille interprétative dans un double contexte : d’une part, elle ne peut s’élaborer qu’après la traduction de Mardrus, qui présente le récit-cadre comme un roman psychologique et érotique, et développe notamment les effets des récits sur le roi et sur Doniazade, la sœur de Schéhérazade. Cette présentation rejoint le second élément du contexte, c’est-à-dire l’émergence d’une élite intellectuelle sensible à la condition des femmes, et influencée par les théories psychanalytiques. C’est parce que Schéhérazade initie son époux à une autre forme de pensée que leur relation se transforme en une union harmonieuse. Les Mille et une nuits sont donc aussi reçues comme une œuvre éducatrice grâce à leur structure initiatique.
28Les féministes ultérieures ne peuvent occulter les limites de cette représentation. Elles accentuent tantôt la misogynie des textes originels, tantôt les apories de la condition de Schéhérazade : D. Jullien passe sur ces lectures critiques (elle rappelle que cette question est « aujourd'hui une industrie critique florissante23 ») pour se concentrer sur les conséquences de ce problème sur les réécritures romanesques des Nuits.
29Elle consacre une longue analyse au roman Ombre sultane d’A. Djebar, comme variation sur le récit-cadre des Nuits : le sultan est un époux tyrannique, qui a répudié une première épouse, Isma, nouvelle Schéhérazade, au profit d’une seconde épouse, jeune, naïve et presque illettrée, Hajila, qui va devenir une sœur symbolique de la première épouse. Ici, l’homme souverain est aveugle et sourd, et la parole féminine ne peut que travailler à l’émancipation de la femme‑sœur, dans un projet politique à long terme. Le choix de ce roman d’A. Djebar n’est pas neutre, puisqu’il pose à la fois le problème de l’influence esthétique des Nuits sur le roman moderne, et celui du rapport du monde arabe moderne à cet héritage problématique. Les Nuits sont un patrimoine arabe, mais transplanté dans le monde arabe par l’Occident qui l’a redécouvert, ce qui lui vaut la méfiance d’A. Djebar, point crucial dans sa position d’écrivain de langue française. Cette méfiance a un corollaire social et politique : les Mille et une nuits posent comme une évidence la toute-puissance des hommes en général, et celle des dirigeants en particulier. A. Djebar se dit incapable d’écrire des Nuits aussi innocentes, et cette réflexion littéraire sur son identité de femme écrivain annonce les problématiques du quatrième chapitre du livre.
30La reprise des Nuits comme structure initiatique se retrouve dans un autre exemple étudié par D. Jullien dans ce quatrième chapitre. Michel Butor choisit, dans le Portrait de l’artiste en jeune singe, un autre récit des Nuits, celui du deuxième calender, pour figurer son initiation littéraire, mais aussi son initiation d’individu pris dans les méandres de l’histoire. Le récit initiatique à l’orientale est présenté comme un archaïsme, mis à distance puisque le récit le cite dans la version de Galland et de façon fragmentaire, dans un réseau textuel à plusieurs niveaux. Mais il est pourtant une représentation fascinante du parcours du jeune Butor, qui est confronté à l’hostilité de la culture traditionnelle et de ses institutions, et se voit menacé de n’être que le singe de modèles littéraires hors de portée, dans la bibliothèque d’un château allemand après la Seconde Guerre mondiale. L’initiation est trouble et chaotique, la réécriture met le modèle des Nuits à distance : là encore, le XXe siècle n’a plus le rapport enthousiaste des premiers modernes avec les Nuits, et leur structure initiatique et politique n’est plus utilisable qu’avec distance.
31L’innocence attribuée aux Mille et une nuits pose un problème à la modernité. À l’époque de Mardrus, on stigmatise la mièvrerie des Nuits pour enfants, pour rendre aux Mille et une nuits leur « vraie » nature, émancipée de toute censure morale. Elles constituent un modèle de récit innocent, immémorial et euphorique, qui propose une mise en abîme des pouvoirs de la parole et du récit sous une forme idéale. Mais ce retour supposé à un état de nature du récit merveilleux n’a qu’un temps, et l’étrange innocence des Nuits devient, selon D. Jullien, de plus en plus suspecte pour les écrivains modernes.
32La redécouverte des Nuits par la traduction de Mardrus avait semblé ressusciter une pratique ancestrale du conte : Mardrus avait rendu la saveur de l’oralité aux contes, et les fêtes à l’orientale prétendaient faire revivre un Orient fabuleux où Mardrus parlait comme un saltimbanque arabe.
33Avec la fin d’une certaine mondanité littéraire, que D. Jullien situe à l’après Seconde Guerre mondiale, la vanité de cette feintise semble insurmontable à un auteur comme Michel Butor. L’auteur replace sa posture dans un courant plus large qui interprète les Mille et une nuits comme une allégorie de l’acte d’écriture, qu’elle fait remonter au romantisme. Mais elle montre aussitôt que cette allégorie est illisible, ou éloignée, des auteurs de romans modernes, depuis Woolf et Proust. On peut dès lors se demander si ce n’est pas une caractéristique de la littérature, telle qu’elle existe comme institution où l’énoncé fonctionne hors contexte, avec pour seul support le livre, que d’entretenir un rapport nostalgique, et fantasmé, avec des pratiques plus anciennes de récits, et avec des mises en scène énonciatives comme celle du récit-cadre des Nuits.
34Deux lectures de ce récit-cadre coexistent en fait, dans cette perspective réflexive : d’un côté, une nostalgie pour une efficacité immédiate du récit, et de l’autre, une assimilation entre la tyrannie de Schahriyar et l’exigence aveugle du public moderne pour des récits faciles. Cette dernière tendance, déjà présente chez Gautier, est présente également chez Woolf, comme D. Jullien le rappelle. Du côté des nostalgiques, l’efficacité du récit sur son destinataire est problématisée, mais on continue à considérer certains récits des Mille et une nuits comme des modèles de récits de soi, décrivant les errances d’un individu avant qu’il ne trouve une résolution de ses conflits internes. C’est ce que D. Jullien qualifie de lecture introspective des Nuits. Or, l’introspection est toujours critique quant aux moyens de sa représentation, et à la légitimité de sa publication : double raison d’un rapport nostalgique aux Nuits, qu’elle retrouve en particulier chez Proust.
35Le roman de Butor utilise l’intertexte des Nuits dans cette double dimension introspective et réflexive. Il insère en effet des fragments de l’histoire du deuxième calender dans la version de Galland, à l’intérieur d’une intrigue discontinue, qui évoque à la première personne le séjour d’un personnage dans un château allemand, et en particulier dans la bibliothèque de ce château. Or, ce séjour annonce la conversion du jeune homme au métier d’écrivain. Décrit comme le récit d’un rêve, l’histoire du deuxième calender est donc interprétée comme un récit initiatique. D. Jullien rappelle à cet effet une autre tendance importante de la critique des Nuits : la lecture psychanalytique. Et c’est notamment à une lecture psychanalytique du roman qu’elle se livre, en commentant l’utilisation par Butor de cet intertexte.
36L’intertexte est fragmenté et représenté comme un rêve, donc mis à distance : Butor ne peut écrire un récit initiatique continu, et supposer un lecteur qui adhère à ce récit, ni au premier degré comme les auditeurs orientaux supposés, ni au second degré comme les lecteurs de contes littéraires. Il utilise donc une technique de montage de citations, qui met en parallèle l’intrigue du calender, transformé en singe et rendu borgne par une curiosité déplacée avant de se faire ermite par pénitence, et l’histoire du jeune homme qui est puni de son orgueil de prétendu intellectuel. Un troisième type de citations est intégré, celles des ouvrages de la bibliothèque, notamment des ouvrages d’alchimie. On le voit, par sa technique de montage, l’auteur essaie de suggérer l’idée d’initiation plus qu’il ne la confie à une logique narrative linéaire. D. Jullien analyse l’allusion à l’alchimie comme une image de la création : Butor essaierait de changer ces fragments en œuvre, mais l’alchimie est imparfaite. Le résultat est déceptif, l’essentiel est à venir. Le récit n’amène pas d’initiation définitive, et décrit plutôt l’éloignement progressif d’un modèle d’écriture traditionnel et d’un idéal personnel d’écrivain classique, qu’une épiphanie du moi créateur.
37Le choix de l’intertexte des Nuits est crucial dans cette entreprise, « ce livre qui n’en est pas un, dont il n’existe que des versions, des manuscrits, des traductions, des interpolations ou des imitations, des éditions dont aucune n’est définitive. Le livre illustre donc de manière idéale la conception que se fait Butor de la littérature comme un vaste répertoire de textes où l’on peut puiser à loisir24 ». S’il n’est pas clair que cette représentation des Nuits comme phénomène paradoxal ait été largement perçue avant Borges, c’est sans doute à une telle réflexion que doit nous amener à la fois l’étude des versions arabes, mais aussi celle des réécritures et des interprétations. Cependant il faudrait les penser comme un phénomène plus large que textuel ou littéraire, surtout si l’on pense à l’amont de la traduction de Galland.
38Pour l’aval en revanche, le cas de Butor montre un autre point : D. Jullien rappelle que, bien souvent, derrière les citations évidentes, l’essentiel est caché chez cet auteur. Elle démontre que, bien plus qu’une référence au seul intertexte de la traduction de Galland, la citation de l’histoire du deuxième calender fait allusion à l’utilisation que fait Proust de cette même histoire. La mise en question du modèle initiatique est donc double : d’un côté, apparent, on cite textuellement la traduction de Galland en la fragmentant, de l’autre, on s’inscrit dans une conscience du modèle proustien, ce qui fait un écho formel aux réflexions sur l’impossibilité d’une table rase en matière de création littéraire. La situation dans un château allemand acquiert ainsi un double sens : il est impossible de s’isoler dans un château intérieur, comme il est impossible de se fermer aux horreurs de l’histoire, et aux apories de la littérature traditionnelle. L’initiation n’est pas anodine, comme le montre la perte de l’œil du calender, et le renvoi du jeune homme loin du château.
39Malgré cette mise en question du modèle des Nuits, ces dernières restent une source d’inspiration pour de nombreux auteurs, même très contemporains. Plusieurs ouvrages et recueils d’articles ont commencé à faire état de cette influence, et l’un des derniers en date pose lui aussi les ambiguïtés de cette relation25. Cyrille François y utilise une autre métaphore critique, celle du « don » de Schéhérazade, pour définir la reprise contemporaine des Nuits. Il construit ce concept à partir du symbolisme de la parole émancipatrice de Schéhérazade, pour rassembler des contributions qui se concentrent essentiellement sur des réécritures du récit‑cadre, mais on pourrait aussi considérer que, finalement, les Mille et une nuits sont données comme un héritage complexe, à un imaginaire moderne et contemporain qui ne peut ni le reprendre tout à fait, ni lui tourner le dos.
40Là où ces études de réécritures continuent à considérer les Mille et une nuits comme œuvre vivante, le regard de D. Jullien est plus nuancé, et prend acte d’une distance irréductible du modèle, loin de l’engouement d’une modernité désormais dépassée. L’amour des Nuits est voué à être un unrequited love.
41Ainsi, l’initiation que les Mille et une nuits sont réputées transmettre reste largement mystérieuse ; bien qu’elles fassent partie d’une mémoire des formes et des thèmes, au point de fournir mille et une formules stéréotypées, leur étrangeté n’a pas été réduite. En revanche, il serait intéressant d’explorer en quoi les réécritures les plus récentes, et les traductions de R.R. Khawam et de J.-E. Bencheikh et A. Miquel, manifestent un changement supplémentaire du champ littéraire. En effet, ces traductions ont suscité des réactions bien différentes de celles qu’ont connues les traductions de Galland ou de Mardrus. Elles ont remporté un grand succès auprès du public cultivé, et la dernière a eu les honneurs de la Pléiade. La référence aux manuscrits ou aux éditions publiées gagne notamment en sérieux. Mais aucune découverte réelle, et aucun bouleversement esthétique n’ont eu lieu, et en tous points ces traductions sont moins bouleversantes, bien qu’utiles et importantes. Faut-il y voir une victoire des savants ? Quoi qu’il en soit, ces traductions, mais aussi les réécritures récentes, ne peuvent plus se comprendre dans le seul contexte français, ou européen : les textes arabes se sont institutionnalisés comme partie de la littérature mondiale, voire d’un patrimoine immatériel d’une humanité universalisée.