Kaléidoscopes du réel
1La notion de réel se trouve à nouveau au centre de la réflexion de Clément Rosset, autour de cinq variations (« L’idée fixe », « Que suis-je », « Juan Rulfo et la cruauté du regard », « Le retour éternel », « Le souverain bien ») présentés par leur auteur comme « inspirés partiellement » de conférences prononcées au Collège de Mexico et à l’Université de Zacatecas. On aurait pu s’attendre à ce que cet ouvrage fût centré sur la culture mexicaine — tel L’Empire des Signes de Barthes, où le Japon avec son système de valeurs et ce qu’il renvoie de/à l’Occident est au cœur de chaque page. Il n’en est rien. Le Mexique apparaît peu dans ces textes ; il semble — à première vue — conforter tout aussi bien la mise en regard de la notion de réel avec l’identité (ou bien encore avec les textes de Juan Rulfo), que le retour éternel et l’obtention du bonheur considéré comme le « Souverain bien ». Toutefois, en y regardant plus avant, on prête attention aux multiples postures, mouvantes, exponentielles et transitoires, de l’écriture de Cl. Rosset qui articule son regard sur le Mexique à sa pensée sur le réel. Quasi indépendants les uns des autres, cette compilation de textes devient alors le prétexte à un cadre de travail spécifique reprenant différents aspects de sa réflexion.
2Tout comme on ne se défait pas du monde, on ne se défait pas du réel, ni de l’ailleurs qui l’habite, nous signale Cl. Rosset. Le réel ne peut être fui car il se retrouve en permanence ; il constitue le monde et demeure au-delà des croyances et des affects humains mais également de la répétition : « Le réel est ce dont il n’est pas de duplication ; ou plus exactement pas de duplication qui ne soit un leurre, suggérant l’idée d’un double alors qu’il s’agit du réel en personne. »1 écrivait Rosset dans L’école du réel. Dès son premier texte de Tropiques. Cinq conférences mexicaines, « L’idée fixe », le philosophe aborde son rapport au réel tout en se défendant de ne pas l’expliquer davantage :
Alors que le réel dont je me recommande n’est pas séparé de la réalité immédiatement sensible et perceptible, pas plus qu’il ne constitue un principe interprétatif ou explicatif mais laisse au contraire le réel à son opacité (d’être rebelle à toute explication humaine) et à son mystère (d’exister)2.
3Cl. Rosset supprime toute dimension affective au réel qui ne doit pas être pour lui subjectivé ; il va à l’encontre de Kant qui place le réel du côté de « l’homme qui s’y projette »3 et non à l’intérieur du monde. Or, l’efficacité de la notion de réel réside dans son incompressibilité. Le réel impose sa présence à l’homme et non le contraire.
4Cl. Rosset appuie sa conception du retour éternel par « l’intuition d’un passé immémorial »4 resurgissant dans le présent grâce à certains airs de musique. Il se fonde sur Schelling pour distinguer deux sortes de temps :
Au premier de ces temps appartiennent le présent, le passé et l’avenir. Au second appartiennent un passé d’avant le passé et un futur d’après le futur : passé antérieur (à notre passé) et futur ultérieur (à notre futur)5.
5Pour Cl. Rosset, une « antériorité primordiale de la musique par rapport au monde »6 renseigne sur un réel repeuplé dans lequel la musique, tout en témoignant de ce qui est, amène également à « susciter le sentiment d’une réalité originelle et extra-temporelle qui n’est, dans l’hypothèse la plus probable, que le double hallucinatoire de notre présent7. »
6Le recueil de nouvelles de Juan Rulfo, El llano en llanas illustrent ce que Rosset entend par réel : il s’agit, pour Juan Rulfo, dans ses fictions, de mettre à distance l’aspect cruel du monde pour les décrire sans état d’âme. Si « le regard photographique a précédé chez Rulfo le regard tout court »8, dans les textes de cet écrivain le tragique ambiant est affiné par la recherche omniprésente de l’exactitude au milieu du burlesque et de l’égarement.
7Vivre dans le réel implique d’y prendre position sur le plan personnel comme sur le plan social. Faisant appel, entre autres, à Pascal, Hume, Sartre, Montaigne, Octavio Paz, mais aussi au Capitaine Haddock, Cl. Rosset examine différentes réflexions sur l’identité dans son rapport au public et au privé. Il démonte la tradition d’une différenciation constante entre l’identité personnelle et l’identité sociale :
L’idée que chacun de nous possède une identité personnelle, impliquant une unité psychologique et caractérielle qui se maintient au cours de notre vie et constitue une sorte de fait permanent, si inaltérable qu’aucun aléa de notre existence n’est capable de la modifier en profondeur, est une croyance dont aucune réflexion critique ne paraît pouvoir ébranler l’évidence9.
8Sans aller jusqu’au déterminisme de Bourdieu, Cl. Rosset avance que l’identité de l’être humain se construit selon un processus où ce qui relève de l’intime et du social, malgré leurs fragmentations respectives non seulement ne s’opposent pas mais sont interdépendants. L’identité rejoint le réel en se situant dans un entre-deux, un non-lieu qui n’abrite pas de frontières spécifiques. Comme le réel, l’identité travaille à partir d’un intervalle, d’une absence qui les rend poreux et réceptifs à d’autres acceptations. Cl. Rosset indique alors comment le réel se situe au-delà de l’identité, dans une altérité fonctionnant à partir des subjectivations dans lesquelles l’immédiateté construit l’altérité en présence. Le réel, en ce qu’il est réel, ne pose pas de frontière entre les aspects du monde.
9Lieu et place des conférences prononcées, le Mexique devient un lieu de tropisme dans la mesure où des aspects importants de la pensée du philosophe y sont exposés. La subjectivité, dans ce contexte, devient plus active, plus agissante sur l’écrit car l’altérité est exacerbée du fait de la dimension interculturelle inhérente à la situation d’écriture de l’ouvrage. Le Mexique s’inscrit dans l’image d’un double identitaire de l’ici et maintenant implicitement nommé par Cl. Rosset comme la parabole d’un réel situé ici mais également plus loin. Nous convoquerons ce passage provenant de L’École du réel :
Ici n’a pas de lieu parce qu’un lieu ne se reconnaît que de l’extérieur, qu’à partir de hors d’ici. L’ici réel est un non-lieu, un peu comme l’ailleurs utopique : pas exactement dans le même sens (car l’ici, à la différence du lieu utopique, existe), mais en ceci qu’il est également impossible de leur assigner un site. Ici ne manque pas à sa place, comme l’objet symbolique selon Lacan, mais manque de place, manque quant à sa place10.
10Cl. Rosset s’attache à indiquer l’idée d’une orientation transverse de sa pensée au-delà de la culture française. L’ailleurs existe dans la subjectivation mais aussi dans le réel de l’auteur au moment de son écriture.
11Le Mexique finit par être évoqué au tout début du dernier texte, « Le souverain bien » : « Les Mexicains adorent les danses, les flonflons, les trompettes, les guitarrones11. » On passe ensuite, par l’intermédiaire des affinités électives de Cl. Rosset, des coutumes de ce pays à la philosophie occidentale avec l’idée sous-jacente de retrouver une unité perdue. Le temps cède d’ailleurs la place à l’émotion que le philosophe reprend avec l’idée de la joie considérée, d’après Aristote, comme le « souverain bien »12 mais aussi à la manière d’une « intuition de l’existence perçue comme occasion de réjouissance infinie et impersonnelle »13. La joie est étroitement liée à une pleine adhésion au réel, pour le meilleur comme pour le pire.
12En clôture de cet ultime texte, la réalité reprend le dessus sur la pensée, mais aussi, comme Cl. Rosset le précise lui-même, sur les « rêveries »14 qui sont hors du réel, et du présent immédiat. Comme s’il y avait un point d’orgue, une acmé où le réel assigne à participer au présent. La figure de l’absence qu’est le Mexique, se situe dans le mode d’une disparition : ce que nous pouvons en connaître correspond à ce qu’il n’est plus. Le Mexique, placé en post-scriptum, oriente et conclut la pensée. Mais il fonctionne aussi comme une spécificité montrant un réel objectivé dans l’événement du ça a eu lieu. En clôturant l’ouvrage sur l’évocation de la circulation mexicaine, Rosset place le lecteur dans une temporalité qui l’oriente directement vers cette portion concrète de réel mexicain. Car, comme il l’a été montré, le réel ne connaît pas de raison spécifique.
13Avec bonheur, Clément Rosset offre une pensée paradoxale et décomplexée, à mi-chemin entre la réflexion et le songe, aux références foisonnantes et diverses mais toujours abordées avec pertinence. En même temps, à travers ces textes construits de manière autonome bien que mis en regard les uns des autres, Rosset installe le lecteur dans une incertitude raisonnée. Le Mexique fonctionne comme la parabole d’un réel qui se constitue à l’intérieur d’une subjectivation. Il est implicitement indiqué que ce qui n’a été vu qu’une seule fois, ne peut être pérennisé. Nous évoquerons à ce propos cette phrase de L’École du réel :
Or rien n’est si « rapide », si je puis dire, que le réel ; lequel advient si vite qu’il réclame pour être perçu, comme une partition musicale compliquée, un déchiffrage virtuose. Et rien n’est non plus si proche : il est la proximité même15.
14La singularité du réel implique sa transformation constante.
15Dans Tropiques. Cinq conférences mexicaines, l’altérité du Mexique s’inscrit en filigrane montrant la confrontation asymptotique du réel et du présent : rien n’est à trouver ailleurs qu’ici, sans « accommodements »16 aucun. Un bel appel à la prise de conscience.