Repenser l’oralité
1Le jeu de mots du titre qui, par paronymie, rappelle la « sœur lumineuse des blancs ruisseaux de Chanaan » chère à Apollinaire, n’est pas une simple facétie. Outre que l’expression « voix actée » dit parfaitement en deux mots le projet du GREP (Groupe de Recherche en Ethnopoétique), ce volume, destiné à illustrer les travaux de cette équipe, propose effectivement une voie aussi lumineuse que la voie lactée dont le lecteur est effectivement invité à suivre « [le] cours vers d’autres nébuleuses ». Et le « nébuleux » apollinarien convient ici fort bien puisque, comme l’indique Florence Dupont dans son introduction (p. 17), il est revendiqué par le GREP comme un choix et une force théoriques (« ensembles flous, air de famille, catégories solubles… ») par opposition à ces écoles de pensée en sciences humaines, proches des sciences dures, qui se donnent « des règles et des cadres d’analyse théoriques fixes ».
2Qu’apporte donc cette « nouvelle ethnopoétique » annoncée par le sous-titre ? Cette science (si c’en est une, puisqu’elle se définit davantage comme un empirisme), disons plutôt ce courant de pensée, entend en finir avec le dictat de l’énoncé érigé en « texte » prétendument objectif et autonome, doué en lui-même d’un sens intangible. En fait, depuis longtemps, le sens présumé d’un texte n’est plus conçu par la critique comme un gisement qui s’y trouverait enfoui a priori, un filon qu’une herméneutique aurait à mettre au jour, mais comme une construction qui se fait à la réception (audition, lecture), ce qui laisse déjà un certain espace à la subjectivité. Mais cette critique a néanmoins continué à donner la priorité à l’énoncé, qu’il soit écrit ou oral, l’ensemble des paramètres de l’énonciation, éléments paraverbaux, lorsqu’ils sont au mieux pris en compte, n’étant alors conçus que comme un « con-texte », subordonnés au verbal et mis à son service pour la production du sens.
3C’est cette hiérarchie convenue que proposent de bouleverser les études de ce livre en plaçant au centre de leur recherche du sens non plus le verbal mais le vocal, entendu selon l’acception extensive d’expression physique du corps et faisant une large place à l’expression musicale.
Perspective performative & nouvelles approches théoriques de l’oralité
4Sans doute n’est-ce pas un hasard si huit des dix-huit auteurs de cet ouvrage collectif viennent du champ de l’ethnolomusicologie et si plusieurs autres ont, d’une manière ou d’une autre, une pratique musicale ; pas par hasard non plus si beaucoup de performances analysées dans le volume font intervenir le chant et l’accompagnement musical, qui confèrent à l’événement sa signification culturelle au même titre que les mots et parfois davantage. C’est ce que montrent plusieurs contributions, notamment celle de Bernard Lortat-Jacob, portant sur quelques études de cas en Sardaigne et en Albanie, qui traite d’énoncés vocaux dont une bonne partie peuvent être dépourvus de signifié, au sens strictement linguistique du terme, sans que cela les empêche le moins du monde de prendre une signification culturelle parfaitement identifiable pour les intéressés. D’une façon générale, une telle recherche se veut interdisciplinaire et c’est pourquoi les auteurs viennent s’enrichir les uns les autres, en provenance de plusieurs horizons disciplinaires : anthropologie, linguistique et poétique, littérature comparée…
5Selon une telle perspective, priorité est naturellement donnée à la performance plutôt qu’à l’énoncé et du même coup l’oralité devient souvent privilégiée même si elle est parfois à repenser à partir de traces écrites, comme c’est le cas à propos des textes antiques ici convoqués (contributions de Claude Calame sur la Grèce classique, de Pierre Letessier ou Maxime Pierre sur la Rome ancienne et de Tristan Mauffrey sur la Chine ancienne).
6Ce nouveau type d’approche oblige du même coup à sortir de plusieurs cadres auxquels une approche critique plus classique nous avait habitués, en particulier :
7– le cadre communicationnel selon lequel il y aurait des producteurs et des consommateurs (ou des émetteurs et des récepteurs). Ici les participants à la performance sont au contraire à considérer comme des co-énonciateurs contribuant tous à leur manière à la signification culturelle de tel ou tel événement énonciatif ;
8– le cadre générique selon lequel il y aurait des genres bien établis existant en amont de leur énonciation. Plusieurs auteurs reprennent à leur compte ce que certains ethnolinguistes avaient déjà depuis longtemps noté à propos des littératures orales : en régime culturel d’oralité, un énoncé verbal ne saurait à lui seul constituer un genre. C’est son exploitation à l’occasion d’un événement rituel donné (lieu et temps où il est énoncé, statut des co‑énonciateurs, occasion ayant motivé cette énonciation, modalités selon lesquelles elle se déroule — parlée, chantée, dansée, musicalement accompagnée, etc.) qui le constitue éventuellement en un genre reconnu par la communauté. Et un même énoncé verbal peut ainsi participer de plusieurs genres : d’un événement énonciatif à un autre, son signifié, même s’il reste identique, est alors susceptible de prendre des significations tout à fait différentes en fonction de ces contextes.
9L’ouvrage est constitué de trois parties. La première, « Traversées critiques », composée de sept chapitres, interroge, à partir des cas de figure convoqués, certaines catégories analytiques traditionnelles des études en littérature et sciences humaines. En premier lieu, le « genre » (Katell Morand à partir d’un poème chanté éthiopien, Cl. Calame d’après certaines performances rituelles de la Grèce classique, Carole Boidin à partir de berceuses au Yémen) ; en second lieu, la relation « texte/contexte » telle qu’elle fonctionne dans la culture berbère, (Miriam Rosving Olsen) ou dans les cultures indienne et française (Christine Guillebaud) ; enfin, la relation « tradition canonique/performance ponctuelle » (P. Letessier à propos du théâtre de Plaute). Pour clore cette première section, John Leavitt déroule quant à lui dans le chapitre 7 une histoire de l’ethnopoétique dont il retrace les étapes théoriques jusqu’à aujourd’hui, en soulignant, très pédagogiquement, les nouveaux acquis.
L’énoncé ritualisé
10La deuxième partie, « La douleur est une fête » regroupe des études qui, en différentes cultures, s’intéressent toutes à un même type d’événement énonciatif, lorsqu’un rituel donné est l’occasion de déplorations et/ou de lamentations chantées. Le cas le plus représenté est celui de chants exécutés lors de rituels funéraires : l’aurost occitan (Francis Marmande), les kilamê ser des Yézidis d’Arménie (Estelle Amy de la Bretèque), les chants funéraires des femmes épirotes (Hélène Delaporte), ou des Tsiganes de Transylvanie (Filippo Bonini Baraldi). On comprendra aisément pourquoi ce genre de rituel a été privilégié. C’est par excellence celui pour lequel le sens de la manifestation n’est pas dans le signifié des énoncés. En certains cas, celui-ci peut être proche du degré zéro (cris, pleurs, interjections, invocations de noms propres). Par ailleurs, il serait naïf de s’imaginer que les chants funèbres ont systématiquement pour thématique des motifs relatifs au deuil et à la déploration. H. Delaporte (chap. 11) exprime sa surprise lorsque, enregistrant des femmes se lamentant chez elles, elle constate que les chants qu’elles interprètent à cette occasion sont, pour certains d’entre eux, exactement les mêmes que ceux qu’elle avait enregistrés auparavant lors de fêtes patronales (paniyiria) et qu’elle se trouve par conséquent en présence « d’énoncés transversaux appartenant à des situations d’énonciation bien différentes entre elles » susceptibles, selon ces situations, de prendre des significations distinctes. F. Bonini Baraldi observe de même (chap. 12) que les Tsiganes peuvent, lors d’un enterrement, faire pleurer l’assistance avec des mélodies de danse et, à l’inverse, utiliser la musique d’une chanson de deuil à l’occasion d’une cérémonie festive.
11La seule contribution de cette deuxième partie qui ne porte pas sur un rituel funéraire est celle de Sandra Bornand. Elle s’intéresse quant à elle (chap. 9) au marcanda, un rite des Zarma du Niger, propre aux noces polygames, qui s’exécute lorsqu’un homme prend une nouvelle épouse. Le marcanda est l’occasion de performances chantées, obéissant à plusieurs étapes, dans lesquelles les femmes expriment leur souffrance d’appartenir à un foyer polygame avant de finir par « prêcher l’acceptation d’une situation sur laquelle elles n’ont aucune prise ». Dans une analyse de trois chants de ce rituel où elle examine de façon très fine les différentes instances énonciatives qui prennent successivement en charge les énoncés, l’auteur montre, là encore, comment la prise en compte des enjeux de l’énonciation permet à ces chants de dire bien autre chose que ce que pourrait laisser supposer le simple contenu verbal de leur énoncé.
Parler, chanter, écrire : des frontières mouvantes
12La troisième partie, « Parler, chanter, écrire », composée de six chapitres, décline chacune des modalités évoquées par son titre, mais en mettant l’accent sur la perméabilité des frontières entre ces différents modes d’expression.
13Frontières floues et mouvantes entre le « parler » et le « chanter », comme le montre la contribution de M. Pierre (chap. 16) d’après la langue latine d’une part (dont les termes ne recouvrent pas les mêmes champs sémantiques que les nôtres pour penser cette distinction) et d’après les usages culturels de la Rome antique d’autre part. Il en va de même pour celle de Jocelyn Bonnerave (chap. 17) qui se penche sur le cas de deux musiciens français pratiquant le parler-chanter à l’occasion d’improvisations de jazz ; une situation comparable peut encore s’observer dans les performances de slam enregistrées par Maria Manca (chap. 18) dans un bar parisien. Le pont entre les deux modes, pouvant être celui de l’affect comme le suggère Bernard Lortat-Jacob (chap. 14) dans son étude sur les chants de compagnie pratiqués dans les bars en Sardaigne et en Albanie.
14Frontières mouvantes de même entre « oralité » et « écriture ». On sait bien, au moins depuis la querelle homérique, que certains textes écrits peuvent relever d’une logique de l’oralité et qu’à partir de ces objets matérialisés, il est tentant de chercher à repenser la performance orale (réalité ou mythe ?) et les rapports entre oralité et écriture. C’est ce à quoi s’essaie Tr. Mauffrey (chap. 15) avec l’exemple du Shijing, ou « Livre des Odes », premier recueil d’écrits versifiés de l’Antiquité chinoise et l’un des textes canoniques de la tradition lettrée.
15A l’inverse, certaines performances orales peuvent devoir beaucoup à la rhétorique de l’écriture ou à tout le moins partager avec elle un certain nombre de traits. Ainsi, les performances de « l’hymne aux bovins » exécutées par les pasteurs peuls du Mali à la cérémonie du retour de transhumance où l’on passe en revue les troupeaux (Christiane Seydou, chap. 13) ont-elles fait l’objet d’une création individuelle antérieure. Loin d’être une improvisation ou la reproduction d’un objet patrimonial répertorié, elles ont été peaufinées et retouchées au cours des longs mois de transhumance pour viser à la perfection formelle, distanciation que, toutes orales qu’elles soient, elles partagent avec la création littéraire écrite. L’auteur montre toutefois que ce type de poésie ne prend toute sa signification qu’en situation puisque celle-ci tient essentiellement à l’analogie du défilé des troupeaux d’une part et du défilé des mots de l’autre : la succession des mots qui s’enchaînent par paronymie étant à l’instar de la succession des robes des bovins à la fois semblables et différentes. De même, M. Manca note que le texte des performances de slam « est rarement improvisé », qu’« il est écrit et peut être dit une ou plusieurs fois ». Il s’agit donc d’un mode d’expression mixte « qui associe étroitement l’oral et l’écrit et invite à s’interroger sur le rapport entre les deux ».
16Cette dernière section illustre donc comment « parler, écrire, chanter, musiquer » forment un continuum où chaque culture détermine des découpages contingents en fonction de la pragmatique de [ses] performances énonciatives » (p. 230). Apparaît alors clairement l’importance des taxinomies indigènes érigées en systèmes dont la cohérence interne aboutit à de véritables « arts poétiques ».
17Le seul petit reproche qu’on pourrait faire à ce livre et qui, en fait, vaut surtout pour l’introduction, par ailleurs exemplaire, de Florence Dupont, est une légère tendance à « ringardiser » un peu vite l’ethnolinguistique et les « anciennes ethnopoétiques », pour reprendre une expression de John Leavitt. Plusieurs études issues de ces courants de pensée antérieurs, notamment dans le domaine de l’africanisme, avaient déjà, parfois depuis assez longtemps, formulé des principes qui semblent donnés ici comme des nouveautés : priorité des critères émiques, non transitivité culturelle des taxinomies génériques locales, primauté de l’énonciation et du vocal dans la construction du sens en régime d’oralité… Il est vrai cependant qu’aucun ouvrage ne semble avoir jusque-là présenté une synthèse aussi radicale et cohérente d’une pragmatique des actes de parole ritualisés par des traditions culturelles.
18La richesse et la complexité des propositions théoriques de ce volume, mises en œuvre dans des applications concrètes, sous forme de nombreuses études de cas dont la diversité culturelle est un atout supplémentaire (pas moins de quinze cultures différentes y sont représentées), en font un ouvrage très pédagogique. En effet, les réflexions abstraites trouvent toujours des appuis concrets où s’illustrer. En outre, les apports interdisciplinaires qui se combinent subtilement dans les études proposées lui confèrent un champ de réception très étendu qui intéressera aussi bien le linguiste, le musicologue, le littéraire que l’anthropologue souhaitant avoir un point de vue panoramique sur l’approche pragmatique des événements énonciatifs dans leurs modalités à la fois attributive et affective. L’exemple de ce livre est aussi pour eux une invitation à collaborer, ce qui n’est pas son moindre mérite, car les cloisonnements disciplinaires sont hélas encore trop souvent la règle dans la recherche en sciences humaines.