Trois vies, une seule mort : Roberto Rossellini & la conversion
Les choses les plus belles sont celles que souffle la folie et qu’écrit la raison. (André Gide, Journal)
1Nous sommes en 1955. Jacques Rivette, dans le sillage des écrits d’André Bazin, signe un article remarquable pour les Cahiers du cinéma : « Lettre sur Rossellini ». Parmi les nombreuses qualités d’analyse du futur réalisateur de La Belle noiseuse, on retient une chose en particulier : la modernité de Rossellini. Il est le cinéaste le plus moderne qui soit. L’exemple de la modernité cinématographique. Rivette écrit entre autres :
Il me semble impossible de voir Voyage en Italie sans éprouver de plein fouet l’évidence que ce film ouvre une brèche, et que le cinéma tout entier y doit passer sous peine de mort1.
2Avec ce film, Rossellini se défait des obligations du récit et fait passer, peut-être pour la première fois, le septième art du côté de l’essai. Et c’est aussi bien un essai métaphysique, un journal intime, une confession, qu’un carnet de voyage. Or, soutient le critique, « [p]ar l’apparition de Voyage en Italie, tous les films ont soudain vieilli de dix ans2 ». Ce n’est pas rien. De surcroît, une trentaine d’années plus tard, c’est Gilles Deleuze qui sera touché par la modernité de l’œuvre rossellinienne. Cette dernière est un des fondements des ouvrages célèbres que sont Cinéma 1. L’image-mouvement et Cinéma 2. L’image-temps. Le philosophe lui donne une place centrale dans l’histoire du cinéma en cela qu’elle instaure ou du moins permet d’imaginer un nouveau régime d’images, caractéristique de l’après-guerre. Là où Rossellini parlait de néoréalisme, Deleuze amène l’idée d’image-temps. Pour faire court : c’est un cinéma de voyant, non plus d’action. L’esthétique ou la poétique du cinéaste, toutes deux annonciatrices d’une découverte, pourraient se résumer ainsi :
Voilà que, dans une situation ordinaire ou quotidienne, au cours d’une série de gestes insignifiants, mais obéissant d’autant plus à des schémas sensori-moteurs simples, ce qui a surgi tout à coup, c’est une situation optique pure3.
3Du cinéma de Rossellini est née une pureté nouvelle que les critiques ont su reprendre, qu’ils soient journalistes, réalisateurs, ou philosophes.
4En espérant que ces quelques exemples suffisent, ce que nous voulions démontrer c’est l’importance et la récurrence du cinéma de Rossellini dans la polyphonie des discours sur le septième art. Pourquoi ? Parce que c’est un cinéma qui pense, un cinéma qui nous fait réfléchir. L’indéniable modernité de son œuvre convoque la pensée. On vient de le voir : que ce soit avec Bazin et ses recherches sur l’ontologie cinématographique à partir des « blocs » de réel que contiennent les fragments inégalés de l’œuvre rossellinienne4, ou encore avec Rivette et les autres futurs cinéastes des Cahiers qui firent de Rossellini l’un des principaux auteurs de leur politique, ou avec Deleuze qui lui attribue une place charnière dans sa taxinomie des signes et des images filmiques. Et il est certain que cette modernité continue de dialoguer avec la critique, même la plus contemporaine.
5C’est un livre qui est long (plus de 400 pages et autant de notes), souvent difficile, mais en même temps c’est un livre généreux, consciencieux et, à dire vrai, incroyablement stimulant. C’est que sa complexité est doublée par sa générosité, qui en assure la richesse. De la lecture émane un plaisir qui n’est pas univoque : pour l’amateur c’est la découverte et le déploiement du monde en constant mouvement qu’a bâti Rossellini, film après film, entrevue après entrevue, conférence après conférence ; pour le spécialiste c’est l’érudition quasi absolue d’une grande œuvre que l’on croyait connaître, mais qui est alors présentée sous un jour nouveau et par un éclairage scintillant. Cet éclairage, c’est bien sûr celui de la conversion.
6De chapitre en chapitre, P. Werly travaille cette notion particulière. Il la sculpte, lui donne diverses formes. Il ne faut donc pas croire qu’il s’agit seulement d’une étude d’un thème religieux, car ce n’est qu’une dimension d’un prisme bien plus imposant. Aussi, la cinétique de l’analyse épouse celle qui rythme la vie et l’œuvre de Rossellini. La conversion, « il faut l’envisager dans sa dynamique, au moment où le travail est en train de se faire, au moment où il est encore un acte dans la vie du réalisateur, un acte qui prend sens dans une situation personnelle et historique particulière et contingente, car il répond à certains des problèmes que se pose l’auteur et que lui pose le cinéma à ce moment-là » (p. 7-8). Il s’agit en effet d’une question centrale qui se moule à différents moments sociaux, historiques et politiques, et qui, pour Rossellini, recoupe toutes les périodes de sa vie comme de son œuvre — celle, néoréaliste, de la trilogie sur la guerre, celle, plus biographique, des films tournés avec sa nouvelle femme Ingrid Bergman, puis celle historique, documentaire ou télévisuelle, caractérisée par un abandon de la fiction et de ses procédés au profit d’une entreprise encyclopédique et didactique. Là où bon nombre de critiques, et parmi les plus importants, voient coupures et paradoxes, P. Werly préfère défendre la continuité de l’œuvre. Cela dit, c’est une continuité qui ne peut se concevoir sans ce qu’il définira en tant que conversion. Elle est à la base de la cathédrale rossellinienne, pour ensuite s’élever et rejoindre chacun des trois grands paliers de sa cinématographie qui, on peut le dire, n’est pas toujours des plus évidentes. On ajoute que, et P. Werly s’exprime à merveille là-dessus, la valeur de la conversion chez Rossellini n’est pas seulement psychologique ou religieuse, comme certains commentateurs, italiens pour la plupart, ont pu l’affirmer. On remarque en effet chez le cinéaste que la conversion est une idée ou un phénomène multiforme, qui se manifeste souvent de façon autre, plurielle. D’œuvre en œuvre, Rossellini altère le rôle de la conversion dans le film. Par exemple, elle a toujours son importance lors de la dernière période de l’œuvre, alors que le cinéaste, suite à la mort de son fils, à sa rupture avec Ingrid Bergman et à son retour de voyage en Inde, se déclarait ouvertement athée. C’est pourquoi, afin de rendre la polysémie propre à ce concept de conversion telle qu’on la trouve au cœur des plus grands opus rosselliniens5, le critique orchestre son étude en quatre mouvements prédominants. De la conversion, donc, il faut « indiquer d’abord qu’elle peut prendre un sens laïc et conserver une valeur éthique dans l’immanence, au seul plan de l’existence terrestre et sociale ; ensuite qu’elle peut prendre une valeur politique ; dans un troisième temps, […] elle reste encore tributaire des mythes personnels ou culturels, […] avant de montrer qu’en définitive, ce qui lui conserve une valeur pour nous, c’est sa qualité poétique » (p. 9-10). Chez Rossellini, la conversion fait sens, et même plusieurs. C’est un thème qui transparaît à même la structure narrative des films, qui en influence la temporalité, en plus d’y imposer une poétique novatrice. Il faut aussi savoir que conversion, selon ce qu’en dira P. Werly, est également synonyme d’épiphanie, de rencontre. Et c’est justement ce que nous propose son livre : d’une part une rencontre, au sens fort du terme, avec le grand projet cinématographique rossellinien, une rencontre globale, totale, qui émane du foyer privilégié qu’est la conversion ; d’autre part une épiphanie, une révélation, qui nous donne à voir et à revoir une des œuvres les plus singulières de l’histoire du septième art avec un œil neuf et alerte.
7Pour la suite, nous respecterons le découpage choisi par P. Werly, à savoir les quatre « horizons », c’est le mot de l’auteur, de la conversion chez Rossellini : le premier est éthique, le second politique, le troisième mythologique et le dernier, somme des précédents, poétique. Ils incarnent les différents chemins que parcoure la conversion rossellinienne, fer de lance de sa cinématographie, peu importe la période. Compte tenu de la densité et de l’ampleur du Rossellini de P. Werly, on s’en tiendra à une présentation des grandes lignes de chacun de ses quatre chapitres, qui épousent tour à tour les possibles de la conversion chez le réalisateur.
8Premier chapitre, c’est l’horizon éthique de la conversion. P. Werly s’interroge sur le destin des personnages rosselliniens : que l’on pense à Karin dans Stromboli, à Irène Girard dans Europe 51 ou encore à Katherine Joyce dans Voyage en Italie (tous trois interprétés par Ingrid Bergman, ce qui aura son importance comme nous le montrera plus loin l’auteur), on remarque que le film a pour but de les mener vers une sorte de crise existentielle où le personnage n’est plus en mesure de suivre ce qui semblait être le cours normal de sa vie. Arrive une rencontre avec quelque chose de nouveau. Puis un choix s’impose. Dans ces moments de crise, P. Werly perçoit avec justesse un schéma qui n’est pas sans rappeler celui de bon nombre de récits religieux ou encore la logique des récits d’initiation. Pourtant, et c’est une des forces de son livre sur laquelle on doit à nouveau insister, P. Werly se demande quels sens peuvent avoir ces récits sans leur dimension ouvertement catholique, c’est-à-dire dans la perspective athée qui sera celle de Rossellini à la suite de son retour de l’Inde vers 1957. En d’autres termes, un sens ne doit pas avoir le dessus sur l’autre, mais il faut se demander s’ils peuvent se compléter. C’est l’ouverture théorique prônée par l’ouvrage qui ressort ici : accepter d’emblée le fervent catholicisme que l’on remarque dans les films de Rossellini, comme dans sa biographie, jusqu’au milieu des années 1950, puis mieux le faire dialoguer avec la quête du savoir laïque et athée qu’il mènera lors de sa vie nouvelle. On comprend mieux alors le terme d’« horizon » choisi par l’auteur pour la division de ses différents chapitres sur la conversion rossellinienne, car il s’agit bel et bien de voir jusqu’où cet enjeu rayonne dans l’œuvre. Or, dans ce premier chapitre, étant donné que l’on est encore en début d’analyse, P. Werly se concentre sur un film en particulier pour démontrer cette tension entre deux pôles opposés que l’on ressent dans la cinématographie du réalisateur. Ce film c’est Stromboli, que Rossellini a également sous-titré Terre de Dieu. Le dualisme s’exprime déjà : Stromboli, Terre de Dieu. On ne peut choisir de meilleur point de départ. C’est « le film de Rossellini le plus riche pour aborder l’étude de la conversion et de la vocation. Il inaugure la série de films entrepris avec Ingrid Bergman, dans laquelle la conversion sera inlassablement réexaminée » (p. 26). Stromboli sous-tend le potentiel de l’œuvre rossellinienne. Avec ses nombreux textes et entretiens, le cinéaste lui-même y reviendra souvent pour le réinterpréter suivant ses nouvelles orientations esthétiques. Par ce film, P. Werly pourra du coup atteindre ce que l’on nommerait les sous-thèmes de la conversion, soit la séparation, la vocation, le sacrifice et l’interprétation allégorique (sur laquelle P. Werly tient d’ailleurs un discours très érudit, se frottant entre autres à l’allégorèse médiévale et biblique). L’horizon éthique traite donc du statut chrétien, ou non, de la conversion dans l’œuvre de Rossellini prise comme un tout, mais éclairée à partir de Stromboli, une des étoiles les plus brillantes de la pléiade rossellinienne. La question qui revient tel un leitmotiv est la suivante : « le modèle chrétien de la conversion peut-il avoir un sens laïc ? » (p. 98). C’est alors qu’une grande partie de ce chapitre sera également consacrée à la religion de Rossellini. Ici, on s’éloigne quelque peu du cinéma pour se tourner vers la biographie — ce qui ne représente en rien un choc pour le lecteur car la transition est parfaitement orchestrée par P. Werly, et on saluera aussi l’exactitude avec laquelle il a mené son enquête biographique dont en témoigne la luxuriance de documents épitextuels desquels son livre se nourrit. Cet alliage entre étude thématique, analyse filmique, enquête sur le biographique est caractéristique de Roberto Rossellini, une poétique de la conversion. À partir de ce dialogisme théorique, P. Werly tient un « discours parfait » (le mot est de Philippe Sollers) sur Rossellini. Et au prochain chapitre, l’auteur ajoutera un autre niveau…
9Chapitre deux. On passe maintenant à l’horizon politique de la conversion. Du drame solitaire de la Karin de Stromboli analysé finement lors des cent quelques dernières pages, on arrive à un phénomène plus global. L’intime donnant accès au collectif. De la crise qui s’abat sur les principaux protagonistes rosselliniens (principalement les femmes), P. Werly prolongera son regard critique en se tournant vers une problématique plus générale : « Il est temps de montrer maintenant que ce drame solitaire ne concerne pas seulement des individus prédestinés par un caractère psychologique hors du commun : dans le destin de ces individus apparaît celui de toute une société et l’horizon de Rossellini est le plus souvent l’Europe, sinon l’Occident ou le monde » (p. 111). « C’est à la cime même du particulier qu’éclôt le général », a pu également écrire Proust dans une lettre célèbre à Daniel Halévy. Il s’agit bien sûr d’une invitation à revisiter le vieux thème du réalisme rossellinien, car ses films, et pas seulement sa trilogie sur la guerre, sont en rapport étroit et privilégié avec notre monde. Sans nécessairement parler d’œuvres engagées, on peut y déceler un message politique, une invitation à une ouverture d’esprit qui nous incite à toucher le monde comme le réel. L’horizon s’éclaircit. Il devient politique. À titre d’exemple, le problème de la rencontre qui rythme le mécanisme de la conversion dans ses films accède alors à un autre niveau. Ainsi, pour reprendre le cas de Stromboli, ce n’est pas seulement Karin, une femme réfugiée du Nord, qui rencontre et marie Antonio, un pêcheur du Sud, c’est aussi la rencontre entre ce que Rossellini appelle les civilisations « cousues » et les civilisations « drapées ». Du coup, c’est un entrechoquement :
L’histoire que reprend Rossellini dans nombre de ses films, c’est celle d’un personnage dont l’identité psychologique et sociale vacille dans un moment où deux identités culturelles, souvent liées à des nations différentes, entrent en conflit pour lui de façon décisive. (p. 112)
10Une rencontre, souvent fortuite, qui provoque la pensée pour faire naître une vérité nouvelle. Un constat original qui garde sa valeur individuelle (la complexité de l’idylle Karin/Antonio), tout en y ajoutant une dimension collective (la complexion du choc des cultures et des civilisations, dans la grande Europe de l’après-guerre). C’est alors sans surprise que P. Werly, profitant du sillage du cinéma de Rossellini pour agrandir la portée de son étude, développe ici une théorie sur le concept de nation — et ce n’est pas une tâche aisée, tellement les définitions en sont nombreuses. En d’autres termes, le cinéma rossellinien, éclairé comme le fait P. Werly, peut nous instruire sur la nébuleuse des nations et sur les effets de leur entrecroisement. Au cours de ce deuxième chapitre, et notamment avec Paisà (l’arrivée des troupes américaines en Italie) et Voyage en Italie (les époux britanniques Joyce ayant à se rendre à Naples pour ce qui ne devait être qu’un voyage d’affaires), ce qui intéresse le critique chez Rossellini c’est « le mouvement répété qui, dans ses films, tend à émanciper certains personnages de leur représentation de la nation, avec ce qu’elle avait de réducteur et de séparateur » (p. 116). De l’autre côté du miroir, donc. Mais la conversion là-dedans ? Comme l’auteur l’a montré avec le précédent chapitre, la conversion doit occuper une place de choix dans la crise existentielle des personnages : par elle seulement ils peuvent voir le monde sous un autre jour, et leur destin en est changé à jamais. Lorsqu’on conjugue la conversion avec le concept, certes plus vaste, de nation, c’est le même mouvement qui se produit. La conversion, selon la pensée de Rossellini, a un rôle à jouer dans la crise que traverse l’Europe de l’après-guerre : ancrée au cœur de ce macrocosme, elle entrouvre de « nouvelles relations entre les nations » (p. 116). Lors du moment fort de la rencontre, rencontre entre les êtres qui allégorise celle entre les nations, un schème de la décision s’impose. C’est ce qui intéresse Rossellini, car la décision rejoint, par le biais d’une conversion, l’épiphanie. Après 1945, l’Europe a des choix à faire pour à nouveau arriver à vivre ensemble. Avec Paisà, Voyage en Italie, et même Stromboli, le cinéaste d’une part tente de nous conscientiser sur l’importance de cette décision, pour d’autre part nous guider sur le choix qu’il convient de mettre en œuvre. La conversion est alors indissociable de sa dimension politique, et le destin des personnages s’imbrique dans celui de leurs nations respectives à la recherche de nouvelles possibilités d’échanges, d’une autre façon de coexister :
La conversion éclaire la psyché du personnage, son inconscient, les plis caducs de ses rapports pervers avec les autres, sa séparation d’avec le monde et la dimension politique de l’existence, qui s’ouvre à des rapports moins hiérarchisés entre les êtres et entre les nations. (p. 212)
11Or, ce qui ressort ici, c’est encore une fois la modernité du cinéma de Rossellini, car ces enjeux, tels que présentés puis interrogés par P. Werly, ne peuvent que nous en apprendre sur la situation actuelle de notre monde.
12Avec le troisième chapitre, l’auteur se penche sur la question des mythes qui traversent, d’une manière souvent souterraine ou inconsciente, l’œuvre rossellinienne, en particulier son cinéma des années 1950 puisqu’elle semble ne plus avoir de place dans la période historique et télévisuelle du cinéaste. Encore une fois, c’est la continuité de l’œuvre qui est mise à l’épreuve. Une œuvre qui n’est pas seulement vue et jugée comme un amalgame de thèmes ou comme une répétition de procédés de mise en scène mais plutôt comme un projet, une pensée, que Rossellini ne cessera de peaufiner, de retravailler, revenant sur des discours antérieurs et explorant souvent l’inconnu. Trois enjeux majeurs sont abordés dans ce chapitre : le catholicisme — italien — de Rossellini, la femme et le sacrifice, puis le péché. D’abord, lorsqu’il est question du catholicisme rossellinien, au final davantage culturel que spirituel, P. Werly revient sur la question des peuples « drapés » et « cousus ». Cette distinction, forgée par le cinéaste, est un élément fondateur de l’esthétique de Rossellini, puisque bon nombre de ses films orchestrent une rencontre entre les deux peuples, ordinairement suivie par une conversion de l’un à l’autre. Avant d’expliquer avec P. Werly la nature de cette polarisation, donnons la parole à Rossellini :
Je me permettrais de diviser les civilisations en deux catégories : celle des hommes « drapés », qui sont toujours habillés d’une toge, et qui continuent à s’en revêtir (moralement bien entendu), et celle des hommes « cousus », c’est-à-dire de ceux qui ont été obligés de se coudre sur le dos des peaux de bêtes pour pouvoir subsister. Cela fait deux types d’hommes totalement différents. Il est parfaitement logique que l’homme « cousu » soit un individu vraiment efficient, et que l’homme « drapé » ait une conception différente de la vie, plus douce, plus relâchée. (entretien cité par P. Werly, p. 218-219)
13Dit simplement, l’homme cousu est dans une logique de l’action, là où l’homme drapé préfère l’attente. Le mouvement contre le temps. Karin dans Stromboli ainsi que les époux Joyce dans Voyage en Italie et les soldats américains dans Paisà sont des hommes cousus confrontés à une civilisation drapée. La crise existentielle qui habitera tôt ou tard leur personnage les fera pencher du côté du drapé, au profit d’une nouvelle vision, épiphanique, du monde. En somme, c’est une conversion. Étant donné que le drapé est le propre des peuples latins, c’est sous cet angle bien singulier mais particulièrement riche que P. Werly approche le catholicisme rossellinien. On l’a dit : un catholicisme culturel, ethnographique, profondément humain. Et justement, ce qui intéresse le cinéaste, c’est l’homo catholicus, avec ses imperfections et sa possible inefficacité (que l’on pense aux moines franciscains dans le François d’Assise qui ressemblent davantage à des fous du roi qu’à des hommes d’Église), aux dépens de l’homo oeconomicus, fils de la révolution industrielle née en Angleterre, trop axé vers la performance. Par l’insistance de cette ritournelle mythologique dans ses films, on ne peut qu’en conclure que Rossellini désire, à l’image de sa vision du catholicisme, une civilisation « drapée » totale, rendue possible pour chacun par la conversion : « La civilisation dont il rêve est accessible à tous et ne dépend pas d’un héritage culturel ou biologique, comme la nationalité ou la race dans le discours de la droite traditionaliste » (p. 230). On en arrive au rôle de la femme, à l’importance des personnages interprétés par Ingrid Bergman, alors épouse de Rossellini, au cours des années 1950. En effet, écrit P. Werly, « cette conversion de la civilisation cousue à la civilisation drapée est le plus souvent le fait d’une femme, c’est une femme qui la subit, qui en fait l’épreuve, ou pour le dire plus exactement, le point de vue privilégié sur cette conversion est celui de la femme » (p. 232). La femme, chez Rossellini, fait littéralement le sacrifice de la civilisation cousue au profit de la civilisation drapée, et le film se termine généralement par cette apothéose de la conversion où le personnage féminin accepte une vie nouvelle (qui ne sera toutefois pas montrée, puisque ce qui intéresse le cinéaste c’est justement toute la question du choix). Or, et P. Werly l’a bien remarqué, on ne peut passer à côté de la dimension autobiographique — au-delà de l’anecdote — qui se trame dans cette exemplification du sacrifice féminin vécu par les alter ego filmiques d’Ingrid Bergman. Ici, la vie et l’œuvre se recoupent parfaitement, « la vie imite l’œuvre et en écho, l’œuvre imite la vie » (p. 247). Rappelons ceci : vers 1948, au sommet de sa gloire, Ingrid Bergman fait le « sacrifice » de quitter Hollywood afin d’aller en Italie pour tourner avec Rossellini. La grande star de Notorious et de Casablanca est maintenant entourée de non-acteurs, filmée de manière volontairement pauvre par Rossellini qui rejette les procédés mensongers du cinéma de fiction et de studio. Et le sacrifice va plus loin. Rossellini est extrêmement exigeant envers Ingrid, comme c’est le cas lors du tournage d’Europe 51 où il lui demande seulement de marcher des heures et des heures le long des routes, afin que la caméra capte quelques secondes d’un plan de désespoir. Ingrid Bergman fait alors le sacrifice d’une position confortable pour aller tester ses limites en Italie avec Rossellini, exactement comme le font les héroïnes de Stromboli et des autres films. Et aussi, de la rencontre du drapé et du cousu, il y a une mythologie de la femme et du sacrifice. P. Werly, développant du coup certains archétypes féminins, en dit qu’« [o]n ne peut donc douter que le scénario sacrificiel de Rossellini aille de la femme égocentrique (tournée vers sa propre survie, ses relations mondaines, son activité professionnelle) à la mère, et que le passage se fait par un sacrifice de soi qui décide d’une conversion (ou dont décide une conversion) » (p. 269). Or, à travers tout cela, Rossellini, dans la veine des plus grands cinéastes (Cukor, Fellini, Truffaut, Godard, Ingmar Bergman, entre autres), laisse libre cours à la voix féminine en lui. Ses films les plus importants sont ceux qui savent « donner la parole à cette voix féminine » (p. 279). Finalement, grâce à ce discours, Rossellini, comme P. Werly, en vient au péché, mais au péché dans tout ce qu’il a de plus humain. Rossellini, en ne donnant aucune contrainte à la voix féminine qui règne dans ses meilleurs films, élabore également un traité où le péché serait un des fondements les plus importants de l’homme, car « [l]e péché, c’est la faiblesse humaine qui rend possible l’histoire » (p. 290). Pas d’histoire si on est une femme parfaite, en somme. Et puis, dans cet horizon mythologique de la conversion qui passe du cousu, au drapé, du sacrifice, au péché, à la femme, puis au devenir-femme des hommes, se pointe Dieu, puisque « [c’]est dans l’imperfection que s’instaure un dialogue entre Dieu et l’homme. Sans elle, l’homme croit trop en ses moyens pour se tourner vers Dieu » (p. 294). Reste seulement à regarder ce qui peut bien surgir de l’horizon poétique de la conversion.
14Ainsi, on arrive au quatrième et dernier chapitre de l’ouvrage. Comme on a pu le voir, la conversion rossellinienne n’est pas que religieuse, elle est aussi éthique, politique, mythologique et humaine. Après le retour de l’Inde, c’est encore plus évident. Même ses films les plus chrétiens, en apparence, le cinéaste les conçoit alors de façon athée. C’est ainsi que P. Werly propose l’horizon poétique de la conversion, c’est-à-dire qu’il se concentre sur une question essentielle : « en quoi est-ce que cette conversion concerne le cinéma ? » (p. 336). En un mot, elle en est indissociable. La conversion chez Rossellini est inséparable de la valeur poétique de son cinéma, de son esthétique filmique, peu importe la période ou le moment. Ne filmant jamais ce qui suit la conversion, la vita nova du personnage, ce qui intéresse par-dessus tout le réalisateur, c’est l’infini. Le problème du temps. La vie nouvelle des protagonistes prend place dans une temporalité tout aussi novatrice : « un usage nouveau de la durée, un rapport nouveau des personnages et du spectateur au temps » (p. 339). Le personnage, grâce à la conversion de laquelle il est épris, prend conscience d’une autre temporalité.
La temporalité est au centre des films de Rossellini […] et cette distinction entre deux temporalités a des effets et des correspondances sur d’autres plans du film, voire dans toutes les dimensions du film. (p. 342)
15Temporalité nouvelle est alors synonyme d’idéologie nouvelle. Ce que cherche Rossellini, à l’aide de la conversion et de la temporalité nouvelle qu’elle propose, c’est un nouveau langage, un autre rapport au réel, une autre façon de parler du monde. Un langage poétique, à l’image de celui des poètes (tel Yves Bonnefoy nous prouve P. Werly de manière éloquente). De là, encore, la modernité de sa poétique cinématographique, qui introduit dans l’histoire du cinéma une nouvelle forme de réalisme. Un réalisme phénoménologique, une étrangeté, non pour autant inquiétante, de la réalité. C’est ce qu’il cherche lorsqu’il fait marcher Ingrid Bergman pendant des heures pour illustrer le sacrifice auquel doit se plier le personnage féminin, et par conséquent l’actrice. Pour Karin, Irène, Katherine, et pour Ingrid, c’est la révélation d’une autre façon de quadriller l’espace, de ressentir le temps à l’état pur et de ressentir le réel. Et même si c’est ce que cherche Rossellini d’une façon tout à fait consciente, il ne peut en trouver le résultat que par hasard. Le hasard, la rencontre avec le nouveau, est au cœur de sa poétique. Le réalisateur doit provoquer le hasard (et on sait que Rossellini tournait sans scénario et sans horaire fixe) pour créer un réel brut. La conversion unit le personnage au paysage, à l’espace et au temps, sous le regard méticuleux du cinéaste. Le style, comme la couleur en peinture, comme la ligne en architecture, est une question de vision. Mais pour que le nouveau surgisse, il faut attendre. C’est ce que fait Rossellini, et c’est ce qu’il nous montre dans ses films. Sa poétique en est une de l’attesa : « Toute solution naît de l’attente. C’est l’attente qui fait vivre, l’attente qui déverrouille la réalité, l’attente qui — après la préparation — donne la libération […] L’attente est la force qui produit tous les événements de notre vie : il en va de même au cinéma », nous dit-il dans « Colloquio sul neorealismo » (cité par Werly, p. 357). L’attente dans l’espoir, en vue d’une expérience totale du monde. Une image poétique du réel. Rossellini attend, au sens noble du terme, ce dérèglement de tous les sens — la conversion de tous les sens —, qui est aussi un discours nouveau sur un monde qui alors paraît neuf. Le lecteur aussi attendait cette révélation, qui vient donc au dernier chapitre de l’ouvrage. Et P. Werly a su nous la livrer.
16« L’œuvre de Rossellini est l’une de celles qui sont difficiles à caractériser et à classer » (p. 401) nous dit P. Werly au début de sa conclusion. De la quadruple focale que sont les horizons de la conversion dans l’œuvre du cinéaste, on déploie la multiplicité de l’œuvre, les divers parcours du cinéaste. P. Werly recherche une sorte de fil rouge rossellinien : la continuité dans la discontinuité. Il finit par la trouver dans la conversion, qui, somme toute, n’est pas plus religieuse, spirituelle que athée, voire matérielle. Pourquoi ? Elle est avant tout une quête humaniste, une recherche de la vérité. Malgré l’apparente contradiction de son cinéma, il y a une grande unité dans l’œuvre de Rossellini. Sa folle ambition de construire un monde nouveau au moyen d’une esthétique filmique aussi novatrice qu’ambiguë (rares, en effet, sont les cinéastes de l’attente), a parfois échappé à la critique, et bien souvent au public. Mais, et c’est ce que l’on apprend à la lecture de Roberto Rossellini, une poétique de la conversion, ce n’est non pas la folie mais la raison qui rythme la carrière du réalisateur. Et c’est une des plus belles choses que le cinéma a à nous offrir.
17L’ouvrage de P. Werly aurait pu s’appeler Roberto Rossellini, le temps retrouvé. Mais pour retrouver ce temps, il faut parfois bien des détours.
L’intérêt de l’œuvre de Rossellini, c’est qu’elle passe d’une période où la conversion […] est dramatisée à une période où elle est dialectisée, toujours remise en chantier au sein d’un projet de connaissance, de dialogue entre les cultures, d’orientation lente et progressive de chacun dans le désordre du monde. (p. 407)
18En questionnant de la sorte l’unité de l’œuvre rossellinienne sous le signe de la conversion, P. Werly revêt plusieurs capes : celle de l’historien, de l’économiste, de l’homme politique, du philosophe, de l’exégète chrétien et du cinéphile. Le critique de cinéma se fait du coup enquêteur. Il va sur le terrain et en revient avec des conclusions nouvelles. De la disparité, il crée l’unité. D’un paradoxe, il fait sens. Des trois vies de Rossellini, il n’y a donc qu’une seule mort, à savoir une seule finalité. La conversion est chez lui un éternel retour, une épiphanie qui, sur son passage, fait tout refleurir. Pour bien comprendre et vivre la valeur heuristique de la conversion au sein du cinéma de Rossellini, il faut lire l’ouvrage de P. Werly. Un compte rendu ne peut, à juste titre, que rendre l’intérêt de son analyse, mais les dividendes sont ailleurs. Dans le plaisir du texte.