La Fontaine, en papillonnant
1À première vue, ce n’est pas tant sous l’image bien connue du papillon que Jean-Pierre Collinet place ce nouvel hommage rendu à La Fontaine que sous le signe de la dualité, du double, voire de la dissonance légère. La courte préface de cet ouvrage qui rassemble des articles publiés de 1991 à 2010 explicite en effet le pluriel du titre en attirant l’attention sur les contradictions d’un poète-Janus dont les écrits parviennent à moduler les aspirations parfois antagonistes. Et c’est bien cette « double face » de l’auteur, cette mise en tension de son écriture que se propose de débusquer J.-P. Collinet dans ses analyses. Une telle ambivalence peut certes s’expliquer par les impératifs de la prudence ou par les conventions d’un genre discursif : lorsqu’il compose une épître ou qu’il loue un grand, La Fontaine prend volontiers les accents enjôleurs du renard transformant le corbeau en Phénix pour tendre à son destinataire un portrait en demi-teintes et mêler la parole flatteuse à la remontrance voilée. Mais le critique signale que cette dualité essentielle provient sans doute avant tout d’un tempérament porté également à la gaieté et à la mélancolie, à l’inquiétude et à la désinvolture, à la gravité et au badinage. On connaît le fameux refrain, « Diversité c’est ma devise », qui rythme Le Pâté d’anguille, ou encore le caractère instable que La Fontaine revendique lui-même dans son Discours à Madame de La Sablière. Familier de la biographie de l’auteur, J.-P. Collinet montre que cette inconstance fut d’abord celle d’une vie ponctuée de belles rencontres et de malchances. Elle a fini par constituer un ethos qui ne se limiterait pas à une convention rhétorique mais qui participerait pleinement d’une identité, qui expliquerait même ses accointances, son amitié pour « Iris » qui goûtait à la fois « la bagatelle, la science, les chimères »1.
2La dualité de La Fontaine est dès lors révélatrice d’une éthique personnelle qui ne saurait être dissociée de ses choix esthétiques. On la retrouve par exemple dans son rapport à la mort que J.-P. Collinet aborde à plusieurs reprises : elle peut inspirer au poète des vers pathétiques lorsqu’il évoque la séparation irrémédiable de Vénus et d’Adonis blessé ; mais elle est surtout prétexte à démasquer malicieusement les veuves éplorées qui retrouvent goût à la vie après avoir juré d’y renoncer. Elle est aussi l’occasion de dire son attachement à l’existence en dépit de ses misères et de ses déceptions. La relation que La Fontaine entretient avec la religion n’est pas moins ambiguë : l’ancien élève des Oratoriens n’hésite pas à opérer un syncrétisme entre sa culture chrétienne et ses sources païennes. Mais on a moins affaire alors à des contradictions qu’à une complémentarité que le critique met en lumière en repérant les occurrences du thème de la Genèse ou en confrontant Adonis à Psyché : du poème au roman, on glisserait d’une conception de l’amour d’où la conscience de la faute est absente à la figure du dieu caché (Cupidon) imposant à son épouse trop curieuse une nécessaire rédemption. Le traitement de l’illusion et des vertiges de l’imagination donne lieu au même constat. Renouant avec le discours traditionnel des moralistes, La Fontaine dénonce l’aveuglement de chacun. J.-P. Collinet en profite pour distinguer le point de vue que le fabuliste porte sur l’amour propre et celui de La Rochefoucauld. C’est peut-être parce qu’il prête plus de lucidité et de mauvaise foi à l’homme que le poète accorde tant d’importance au goût pour les chimères. Ses propres fictions exploitent cette ambivalence pour mettre le lecteur en garde contre les charmes vains et nourrir dans le même temps les divagations amusées des honnêtes gens.
3Au fil de ses études, J.-P. Collinet confirme finalement que cette dualité, promue au rang de principe d’écriture, cherche moins à opposer des tonalités ou des sources différentes qu’à jouer de leurs contrastes, à ménager un équilibre délicat et sans cesse renouvelé entre des postulations contradictoires, tant morales qu’artistiques. Sans doute est-ce pour cette raison que l’on ne peut pas séparer durablement cette « double face » du poète de la notion de tempérament déjà mentionnée. La Fontaine n’y recourt-il pas lui-même dans la préface des Fables pour désigner l’apologue poétisé qui constituerait un moyen terme entre le vrai et le faux, la vérité morale et la fiction ? Ce tempérament, qui relève aussi du registre musical2, aurait ainsi partie liée avec « l’art de la transition », que Léo Spitzer présente comme le secret de la création poétique et l’enseignement moral de La Fontaine3. Sans se référer explicitement à ce concept, J.-P. Collinet analyse le « burlesque léger » qui sous-tend les Amours de Psyché et qui procède bien d’ajustements et de décalages successifs, propres à marier le sourire moqueur aux raffinements de la culture mondaine. Ce spécialiste de La Fontaine, qui a consacré une large partie de sa recherche à sillonner l’œuvre variée du fabuliste et qui en connaît manifestement les moindres recoins, fait émerger pourtant l’image d’un auteur insaisissable, se cachant derrière ses doubles infinis et ses sources non moins diverses. La métaphore du mosaïste qui combine des matériaux et des couleurs différents pour créer un effet de trompe-l’œil est en cela particulièrement bien choisie pour caractériser la poétique des Fables mais aussi la personnalité louvoyante de leur auteur enveloppé dans son habit d’Arlequin (« La Fontaine mosaïste : une lecture des Deux Pigeons »).
4Il s’ensuit que cette dualité appelle un certain type de lecture : il convient d’ajuster son point de vue aux décalages permanents de l’auteur afin de repérer les récurrences thématiques, les modulations, les écarts qui finissent par constituer une forme de cohérence intégrant la diversité. La facture même du livre de J.-P. Collinet est un exemple de cette démarche sinueuse, minutieuse et « papillonnante » : la première partie traverse les écrits de celui qui s’est essayé à tous les genres pour proposer des analyses thématiques (« La Fontaine et la mer », « La Fontaine devant la mort », « La méditation de La Fontaine sur la fuite du temps »), génériques (« La Fontaine et le journalisme épistolaire ») ou plus largement poétiques (« La Fontaine et son musée imaginaire »). C’est déjà l’occasion de montrer l’intérêt du poète pour tous les arts : la poésie, la musique (« La Fontaine mélomane »), le dessin (« La Fontaine artiste : ses coups de crayon et sa palette »). Mais aussi sa constante propension à brouiller les frontières entre les genres, à tisser des liens parfois ténus entre ses écrits. Les deuxième et troisième parties, respectivement consacrées aux Fables et à Psyché, reviennent sur certaines pistes pour les approfondir. Par une sorte de mimétisme, J.-P. Collinet agit de même et privilégie la méthode comparative qui est la sienne pour opérer un va-et-vient entre les textes et les faire dialoguer. Ce peut être en suivant le personnage du loup au fil des Fables et substituer à l’image du prédateur cruel celle d’un animal famélique bien souvent victime des nantis (« La Fontaine et la peur du loup ») ou celui du bûcheron qui se prête aussi à tout un jeu de parallélismes et de contrepoints (« Les trois bûcherons de La Fontaine ») ; ce peut être encore en observant l’émergence d’une écriture burlesque dans Le Songe de Vaux qui s’affirme dans les Contes pour s’épanouir dans le 2e recueil des Fables (« Dieux et déesses de Psyché : le burlesque léger selon La Fontaine »). Ce peut être enfin en relisant, parfois de façon légèrement décalée, une même fable. « La Cigale et la Fourmi », texte liminaire dans lequel on peut voir une mise en pratique du pacte de lecture annoncé dans la préface, retient particulièrement l’attention de J.-P. Collinet. Il inaugure à son propos une méthode d’analyse, une « spéléologie » littéraire qui le conduit à explorer le filon des sources, à rapprocher la fiction du contexte historique (l’épisode Fouquet) ou à observer les « visages », les caractères parfois très différents que prennent les insectes dans d’autres textes. Cette méthode de fourmi met indéniablement au jour la cohérence cachée des Fables, dans ses moindres inflexions.
5Ce nouveau volume de la collection « Lire le XVIIe siècle » présente donc le mérite de réunir des études éclairantes qui s’inscrivent dans la droite ligne du Monde littéraire de La Fontaine dont on retrouve l’érudition et la méthode précise, attentive aux échos et aux renouvellements textuels. On pourrait regretter néanmoins l’insuffisance de l’appareil critique. Si l’ouvrage comporte bien un index, il ne propose pas de bibliographie qui aurait permis de rapprocher ces analyses de celles d’autres auteurs. Jean-Pierre Collinet s’en justifie d’une certaine façon lorsqu’il salue les travaux de Patrick Dandrey, de Jean-Charles Darmon ou Marc Fumaroli et avoue préférer tenir La Fontaine à l’écart de la philosophie pour l’aborder dans une perspective peut-être plus intimiste.