Le devenir-épisodique de la littérature
1Les essais qu’Isabelle Daunais et Richard Millet ont récemment consacrés au genre romanesque1 proposent deux réflexions parallèles, voisines quant aux hypothèses de départ, divergentes quant aux conclusions, sur le devenir-épisodique de la littérature sous hégémonie romanesque.
2I. Daunais, professeur de littérature française à l’université McGill de Montréal, a élaboré, en une demi-douzaine d’ouvrages, parus pour partie au Canada, pour partie en France, une authentique pensée du roman, qui, dialoguant avec Thomas Pavel comme avec Milan Kundera, opposant Lukács et René Girard, cerne avec une grande netteté les enjeux de la crise actuelle du souci littéraire. Publiés chez des éditeurs universitaires, ses deux principaux livres, Frontière du roman et Les Grandes Disparitions, ne pouvaient guère espérer atteindre, par-delà les frontières du monde académique, les grands lecteurs cultivés, ceux que Paulhan appelait autrefois « le moyen public ». L’œuvre du romancier touche, quant à elle, peu ou prou, tous les publics : apprécié du « moyen public » et même d’une frange du « grand public », R. Millet figure, aux côtés de Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Pascal Quignard, ou encore Jacques Roubaud, parmi les écrivains auxquels les instances de légitimation universitaire ont commencé de réduire la littérature française des années 1990-2000. Si R. Millet est un romancier estimé, dont même les lecteurs les plus indifférents s’accordent à reconnaître que son œuvre est portée par une prose de haut style, il est aussi depuis quelques années une figure polémique. Ses essais sur la condition littéraire ont suscité de nombreuses réactions dans la presse, souvent très vives, voire injurieuses, mais ils ont échoué, somme toute, à créer autour d’eux un débat intellectuel. Tenus en suspicion, quand ils n’ont pas été d’emblée disqualifiés comme réactionnaires, pour leur dénonciation sans ambages de ce que R. Millet appelle le « Nouvel Ordre moral », l’hégémonie du « moralisme posthétique américain » (p. 132), ils n’ont pas été véritablement lus, au sens où, aucun écrivain n’y ayant répondu, leur réception se réduit, pour l’essentiel, à une rumeur journalistique, à quelques rares exceptions près, dont le dossier de la revue Fabula-LHT consacré aux « Tombeaux de la littérature » est certainement le plus notable3. À vrai dire, hérissés comme ils le sont d’éclats de misanthropie, on peut se demander s’ils avaient vraiment vocation à l’être, tant il est vrai que l’on croit deviner, au plus secret de leur élan guerrier, de leur âpreté, une sombre jubilation à se renfermer dans la pleine droiture d’Alceste pour faire face à l’opprobre. Quoi qu’il en soit, si on peut très bien être rebuté par l’écriture aphoristique de R. Millet, refuser ses raccourcis vertigineux, refuser sa donne, le champ de contradictions depuis lequel il écrit — « contradiction entre mon exécration de l’espèce humaine et mon amour pour l’individu, notamment ces renards solitaires que sont certains artistes, écrivains, mystiques ; entre mon catholicisme dissident et l’indifférence naturelle au mal ; entre mon consentement à la mort et le refus de voir mourir4 » —, on ne peut, sans injustice, refuser de voir dans un livre comme L’Enfer du roman, le seul de ses essais qui m’importe ici, une réflexion sur la littérature : essai polémique, sans doute, mais bien davantage méditatif, beaucoup plus proche d’un livre comme En lisant en écrivant5, auquel on pense de loin en loin, que de La littérature à l’estomac, texte difficile, obscur parfois, qui demande à être fréquenté, qui veut que l’on s’y cogne, qu’on pense avec lui, fût-ce contre lui.
3De fait, le lecteur est invité d’emblée à ne pas s’arrêter à la surface polémique du texte quand, à la première page de l’avant-propos, R. Millet rapproche les 555 fragments dont est composé L’Enfer du roman, des 555 sonates de Scarlatti. Fils d’Alessandro, l’un des fondateurs de l’opéra napolitain, Domenico a fait œuvre dans les palais princiers de la péninsule ibérique, loin de Naples et de ses théâtres, de Rome et de ses églises, dans le demi anonymat de ses fonctions de maestro de camera, au service exclusif de Maria Barbara, infante puis reine d’Espagne et musicienne accomplie. Domenico incarne les chemins de traverse, une œuvre, l’une des plus belles assurément de la musique pour clavier, construite en marge, sans souci des jeux de pouvoir et de la reconnaissance sociale, au défaut de la grande forme, née du refus de développer, comme un défi à la redondance. S’il est vrai, comme le pense R. Millet, que l’opéra a joué en Italie le rôle que le roman a assumé en France et en Angleterre, le recours à Scarlatti doit être compris comme une manière d’adieu au genre romanesque, à tout le moins l’amorce d’un repli en dehors du genre hégémonique, vers l’intimité pensive des petites formes.
4R. Millet confesse à plusieurs reprises au long des 555 fragments de L’Enfer du roman, donnés à lire, précise-t-il, « dans l’ordre de leur surgissement, au prix de quelques redites, ou contradictions, pour maintenir haute l’attention du guerrier comme celle du lecteur » (p. 12), sur le sentiment en soi d’une déprise, la reconnaissance progressive d’une indifférence envers les formules du genre cardinal. Le genre romanesque lui tombe des mains. Les modes de narration les plus anciennement associés au roman lui apparaissent désormais comme des conventions désuètes. Ainsi de la narration à la troisième personne :
Un lecteur me recommande Train de nuit pour Lisbonne, du Suisse alémanique Pascal Mercier. Je le feuillette ; le sujet ne me déplaît pas ; mais le livre est rédigé à la troisième personne du singulier, avec de lourds brodequins narratifs. Je ne lirai donc pas ce roman. Je n’accepte plus ce protocole narratif. La première personne seule m’est supportable, en tant qu’anonymat de l’énonciation (fr. 519).
5R. Millet revient à plusieurs reprises sur ce qu’il appelle la « fatigue du il » (fr. 257), remarquant par exemple que si, de tous les romans de Balzac, Le Lys dans la vallée lui semble « le plus musical », « le plus moderne », celui-ci le doit certainement à l’emploi de la première personne du singulier, qui lui donne « une sorte de grâce, à tout le moins un charme, une ampleur mémorielle, un rare déploiement de l’enfance, qu’une énonciation à la troisième personne eût gardé platement entre ses parapets narratifs » (fr. 279).
6Ce sentiment en soi d’une déprise, cette installation progressive dans l’indifférence, R. Millet l’interprète à la fois, dans une perspective autobiographique, comme un signe de vieillissement, une perte d’innocence (fr. 377), mais, aussi bien, comme un processus collectif, comme une perte d’adhérence du roman à l’époque :
Historiquement, le roman tend à se raréfier chez les écrivains dont l’œuvre, dès lors, enregistre la trace de cet épuisement : il n’existe plus qu’en sa dimension réflexive, comme réflexion sur la littérature, laquelle se lit comme un roman (fr. 23).
7L’épuisement du roman, au mitan du xxe siècle, et son corollaire, sa distillation réflexive, sa diffusion subtile dans le corps même de la littérature, est un fait historique majeur, qui explique la trajectoire d’un Blanchot, d’un Malraux, d’un Gracq ou d’un Borges, mais c’est aussi une aventure personnelle que tout écrivain authentique est condamné, dès lors que le genre romanesque est perçu comme inhabitable, à rejouer à nouveaux frais. Tel est le sujet du livre de R Millet : comment le roman, en devenant hégémonique, a configuré la littérature, l’idée que l’on en a, notre façon de l’habiter, de vivre avec elle, en elle ; et comment ce même roman, en se globalisant, en tendant à faire de l’anglais international une lingua franca, en abandonnant ses ambitions critique et totalisante7 pour se confondre avec la forme marchandise (fr. 210), en renonçant à être un poème (fr. 137), c’est-à-dire à faire œuvre de toute la mémoire de la langue, pour se faire simple scénario — quelque chose comme « du cinéma en attente de lui-même » (fr. 291) —, met en danger la littérature, menaçant de l’entraîner avec lui dans l’indistinction, dans l’informité de la « postlittérature ».
8Celle-ci est en premier lieu définie comme le règne du semblant, des ombres, de la fausse monnaie ou, pour le dire d’un mot, de la falsification :
Postlittéraire signifie non pas que la littérature soit morte mais qu’elle connaît dans le roman un processus continu de dévalorisation, dont la falsification générale n’a plus que la misère des langues pour communauté culturelle (fr. 4768).
9Aussi bien, l’ère postlittéraire se caractérise-t-elle, en premier lieu, par une maladie généralisée de la nomination. Certains mots sont déchus par l’abus que l’on en fait : « Nous partageons avec des imposteurs le titre d’écrivain. Comment purifier ce vocable, tout à la fois noble et déchu » (fr. 390) ; « Ce qui, la plupart du temps, se propose en France sous le nom de roman n’est même plus un texte d’analyse psychologique, mais un fragment d’autobiographie plus ou moins déguisée qu’on tente de valoriser du nom prétentieux d’autofiction » (fr. 460). Symétriquement, on se découvre impuissant à nommer des réalités nouvelles, si déchues, si informes, que les noms glissent sur elles sans mordre :
Pas de mot pour désigner l’écrivain postlittéraire. Auteur pourrait convenir, mais il est ambivalent. Écrivain est dévalorisé, tout comme artiste, et poète semble appartenir à un règne disparu. Scénariste conviendrait mieux […]. (fr. 231).
10Si le livre de R. Millet est d’une lecture difficile, il le doit, pour une large part, à la façon dont les mots sautent d’une acception à l’autre, procédé qui a, au demeurant, le mérite de représenter ou, pour mieux dire, de donner à éprouver cette maladie de la nomination qui caractérise l’époque aux yeux de l’écrivain. Aussi bien est-il quelquefois difficile de démêler, lorsque R. Millet emploie le mot roman, si c’est du roman postlittéraire qu’il s’agit, coquille vide, rongée par la falsification, ou du roman comme grande forme cognitive de la modernité. De fait, les deux usages du mot sont inséparables. Le premier contamine le second : les ersatz de roman jettent l’ombre d’une suspicion sur les plus hauts accomplissements du genre. Et si certains romans d’aujourd’hui semblent devoir échapper au règne du faux semblant, ils n’en sont pas pour autant d’authentiques romans, mais des livres qui portent, parfois magnifiquement, le deuil du roman. Le constat est, en effet, sans appel qui rejette le roman dans un passé révolu, une ère qui a achevé de se refermer à la fin des années 1970 :
Derniers romans français qu’on lit comme tels, avec le plein plaisir de l’ampleur du geste romanesque, mais aussi le soupçon que, par la phrase et la structure, quelque vers est dans le fruit […] : Le Rivage des Syrtes, La Modification, La Vie mode d’emploi (fr. 4359).
11En second lieu, mais non moins décisivement, la « postlittérature » est définie comme une maladie de la mémoire et donc du temps. Les scénarios d’histoire littéraire construits par R. Millet sont informés en profondeur par ceux de l’histoire politique : affrontements entre états-nations, hégémonies impériales… Son histoire du roman, centrée sur l’Europe des deux derniers siècles, se ramène à une dialectique, longtemps féconde, entre la littérature française et les littératures de langue anglaise (fr. 136) ; le déclin de la première, en privant la seconde d’un contrepoids, en rompant l’équilibre fondateur, entraîne un basculement du roman hors de l’histoire et du temps, ce que R. Millet appelle un « effondrement dans le tout-romanesque » (fr. 136). La nouvelle hégémonie américaine instaure le règne du « présent perpétuel » : « Il ne saurait y avoir de fermeture, ni de déclin, ni même de fin, puisque nous avons déjà accepté d’être américains, c’est-à-dire de jouir du présent perpétuel » (fr. 198) ; règne qui trouve sa formule narrative dans le présent de narration, « temps postlittéraire par excellence, sans mémoire ni avenir » (fr. 324). Ce renoncement au temps, et donc à la mémoire, au profit de la satisfaction immédiate, consumériste, du divertissement, est aussi une sortie de la littérature puisque celle-ci peut se définir comme une « maladie de la mémoire » (fr. 3). Les anecdotes que R. Millet constitue en historiettes exemplaires, glanées dans les suppléments littéraires de la presse quotidienne, ou, plus rarement, empruntées au quotidien d’un écrivain-éditeur des Éditions Gallimard, ont pour l’essentiel vocation à illustrer comment se heurtent et s’affrontent la logique mémorieuse de la littérature et celle, oublieuse, de la « postlittérature », comment la première s’efface et le cède à son double falsifié.
12Si la réflexion de R. Millet est placée sous le signe de Scarlatti, figure liminaire, discrète, qui a vocation à orienter la lecture des lecteurs attentifs, celle d’I. Daunais s’origine et s’accomplit dans le personnage de don Quichotte. Il est au cœur de trois des essais réunis dans Des Ponts dans la brume (« Le monde peuplé de Cervantès », « La course et la lutte », « Le “moyen étage” ») et il reparaît encore, simple silhouette mais insistante, dans d’autres textes du recueil10. Plus décisivement, l’histoire que raconte I. Daunais dans Les Grandes disparitions trouve en don Quichotte une amorce, à la fois point de départ et principe dynamique qui entraîne tout ce qui suit. « Depuis que don Quichotte s’est élancé sur les routes de Castille », le roman n’a cessé de se poser la question suivante : « […] que se passe-t-il lorsque le monde dont on est issu et que l’on reconnaît seul pour sien est un monde disparu » (GD, p. 9) ? Le roman se définit, depuis Cervantès, comme une réflexion sur « la perte de mondes dont on a conservé la mémoire mais que l’on a cessé d’habiter » (id.) ou, pour le dire autrement, « de tous les arts […] le roman est celui où s’exprime au plus haut point la conscience de ce qui n’est plus » (GD, p. 12). La force exemplaire du roman de Cervantès est d’inventer un personnage qui voit son destin se dérober devant lui : comment être un chevalier dans un monde sans héroïsme, c’est‑à‑dire, plus radicalement encore, comment habiter un monde où non seulement la chevalerie n’a plus sa place mais où rien n’est susceptible de déterminer la forme d’une vie sinon ce que l’on en fait soi-même :
[…] que peut-on faire lorsqu’on est tenu d’avancer dans un monde qui exclut tout ce à quoi l’on croit, et que dans un surcroît de dévastation cette exclusion n’est le résultat d’aucune punition, ni même, à proprement parler, d’aucune erreur ? (id., p. 19).
13Le premier chapitre des Grandes disparitions retrace l’émergence historique de la conscience d’être sans destin, depuis la réaction de déni de don Quichotte jusqu’à l’avènement des héros « invisibles » de Dostoïevski (id., p. 31), en passant par les derniers flamboiements de l’héroïsme dans La Comédie humaine (la technique du retour des personnages étant interprétée comme un « contrepoids » ou une « riposte » à « la pression montante du nombre » et à l’effacement des singularités dans le grand désert d’hommes [id., p. 30]).
14On le voit, dans les deux livres qu’elle a fait paraître en 2008, I. Daunais part d’un même postulat que R. Millet : la littérature sous hégémonie romanesque participe d’un processus de disparition du temps et de la mémoire. Le premier, Les Grandes disparitions, énonce et déplie en trois chapitres d’une quarantaine de pages chacun, dans une prose tendue, riche en formules amies de la mémoire, une proposition, forte, exposée avec la clarté qui seule convient au déploiement fécond des hypothèses paradoxales : le roman serait moins un art du présent, « l’histoire du présent » ainsi qu’il a été souvent défini11, qu’un art de la mémoire ; ou, pour le dire autrement, c’est parce que le roman est un art mémorieux, soucieux d’affronter le présent depuis le souvenir des mondes disparus, qu’il est apte à prendre acte du surgissement du nouveau en le mettant en perspective, en l’inscrivant dans un espace complexe de comparaisons — « Le roman, écrit I. Daunais, est fondamentalement l’espace de la comparaison » (GD, 17). Le second, Des Ponts dans la brume, est un recueil d’une vingtaine d’articles écrits au fil des jours, au hasard des lectures ou des rêveries, des sollicitations de l’actualité ou de l’existence : textes de sept à dix pages, originellement publiés dans des revues littéraires (L’Inconvénient et L’Atelier du roman) ; ce sont autant de méditations sur des sujets petits ou grands — réflexions suscitées par une campagne promotionnelle de la Ville de Montréal, par les « bibliothèques idéales » de Radio-Canada, ou encore par l’annonce de la commercialisation d’un cercueil écologique entièrement biodégradable, mais aussi bien relectures des traditionnels parallèles entre Tolstoï et Dostoïevski, Cervantès et Montaigne, propositions pour déplacer l’idée impensable de fin du monde, ou encore rêveries sur une réplique d’Oncle Vania —, méditations, éclairées par un humour discret, un pessimisme souriant et tonique, qui ont en commun de questionner la place menacée de la littérature dans « notre monde pacifié » (PB, p. 7) en jouant subtilement du pouvoir de dessillement du paradoxe. I. Daunais entend par « monde pacifié » un monde perçu comme « la disparition d’un monde, son prolongement étrange et un peu comique en dehors de l’histoire et du temps » (id.). C’est précisément, selon elle, ce que le roman moderne expose : la genèse et le déploiement progressif, à compter, à tout le moins, des premières années du xixe siècle, de ce monde qui est désormais le nôtre, un monde où le temps et la mémoire eux-mêmes sont menacés de disparition, un monde sans destin et sans héroïsme, sans tragédie et sans épopée, « accueillant, ouvert, plein de sollicitude » (PB, p. 7). C’est un séjour qu’il est tout à la fois très aisé et très ardu d’habiter parce que « si nous ne croyons plus au destin depuis longtemps, si nous chérissons notre liberté, l’idée que notre condition non tragique est une condition dérisoire qui ne nous sauve de rien nous est insoutenable » (GD, p. 24). Le confort de vivre a pour contrepartie l’insignifiance et l’indétermination, l’effacement, la marche à l’oubli des œuvres et des existences ; c’est au roman qu’il revient, pour ainsi dire par nature, d’explorer « cette condition dont il prend l’infinie mesure » (id.).
15I. Daunais se sépare ici de R. Millet, en ce qu’elle voit dans l’histoire du genre romanesque une mise en récit du processus d’indétermination. Pour le dire autrement, l’essayiste pose que c’est la fréquentation du roman qui nous permet de concevoir l’idée de l’après, l’idée d’un monde et d’une littérature sans histoire. Ou pour le dire encore autrement, plus justement peut-être, l’idée d’un monde sans histoire est une idée qui ne peut venir qu’à un liseur de romans, qui n’a de sens que depuis le roman. Si le roman est le lieu où se manifeste et s’accomplit ce « processus continu de dévalorisation » de la littérature que désigne chez R. Millet le mot « postlittérature » (fr. 476), il est aussi le lieu depuis lequel ce processus a pu se dire par avance, prédiction dont il est possible de se saisir, comme d’une prise, pour opposer quelque chose à l’effacement, et qui est notre meilleur, notre plus grand réconfort, quelque chose comme notre viatique. Point de vue d’historienne et non de romancière, certes, mais la distance qui sépare R. Millet d’I. Daunais ne saurait être ramenée à une question de point de vue. J’y verrais plus volontiers une différence de position.
16La pensée d’I. Daunais est volontiers typologique. Elle pose des oppositions binaires entre des types de romanciers, de personnages, entre des stratégies, des postures. Ce travail de distinction peut nous aider à préciser ce qui la sépare de R. Millet.
17Dans « Hériter du roman », l’un des articles que recueille Des Ponts dans la brume, elle définit deux types de romanciers, les « rénovateurs » et les « héritiers » : les premiers ne sont pas sans nourrir une certaine prévention vis-à-vis d’un genre incessamment soupçonné d’obsolescence et qu’il convient en conséquence, et perpétuellement, de refonder ; les seconds habitent le roman pour ainsi dire naturellement et l’éprouvent comme un séjour ou comme un domaine si vaste que l’idée même d’un ailleurs est non seulement hors de propos mais incompréhensible ; chez les premiers, la « figure dominante du roman » est le romancier lui-même ; chez les seconds, le personnage requiert l’entière attention du lecteur. Comme on le devine, la préférence d’I. Daunais va à ces derniers. Le roman s’enroule tout entier, en effet, à ses yeux, dans la figure à la fois « concrète » et « énigmatique » du personnage :
Car le personnage apporte à notre connaissance ce qu’aucun d’entre nous ne saurait apporter ; ce qu’il nous fait voir du monde procède d’une manière différente de penser, une manière qui ne cherche ni à découper, ni à classer, ni à historiciser quoi que ce soit, mais à révéler, et cela de telle sorte que nous ne le perdions plus jamais de vue, un aspect du monde resté jusque-là inaperçu (PB, p. 48).
18On ne rencontre guère que des « héritiers » dans les essais d’I. Daunais, qui constituent, considérés globalement, une véritable ontologie du personnage de roman. Les écrivains qu’elle cite pour définir ce qu’elle entend par « héritiers », Balzac, Flaubert, Dostoïevski, Tolstoï, Proust ou Kafka, sont ceux-là mêmes que l’on croise et recroise dans Des Ponts dans la brume et dans Les Grandes disparitions. Le personnage, qui « habite le présent en étranger étonné, venu d’un autre monde, dont le souvenir éclaire de sa puissance inquiète et moqueuse tout ce qu’il touche et tout ce qu’il voit » (GD, p. 25), concentre en lui-même la puissance de révélation du roman, son pouvoir d’ « entailler le monde » (PB, p. 107) ou, selon une autre métaphore qui donne son titre au recueil, sa capacité de « jeter des ponts dans la brume » (id., p. 141). Ce sont les personnages qui habitent nos mémoires, qui nous accompagnent une fois le livre refermé, une fois que nous sommes coupés, et pour ainsi dire sevrés, de sa présence textuelle ; c’est eux qui nous aident à vivre, à habiter un présent que nos lectures, le souvenir que nous en avons, aèrent de possibles en le projetant dans l’espace ouvert des comparaisons.
19La pensée du roman de R. Millet est, comme celle d’I. Daunais, une pensée du personnage. Il est dans la nature du genre romanesque de fabriquer des types, le roman pouvant se définir comme « une universalisation onomastique du singulier » (fr. 62). Aussi bien, décrire le processus de dévaluation du mot roman, sa perte de substance, revient à montrer comment le roman, ou ce qui se donne pour tel, se découvre progressivement condamné à l’inexemplarité. Pour R. Millet, la vertu d’exemplarité se joue dans un voisinage avec le mal, dans une façon d’établir le personnage au plus près du mal, position à laquelle il doit son pouvoir de fascination, son rayonnement, interdite par le règne du politiquement correct, qui, écrit Millet, a « abattu l’arbre des noms propres » (fr. 62) :
Si certains caractères deviennent des types […] c’est par ironie, férocité, par leur proximité avec le mal […]. Chez Balzac, ce sont Grandet, Rastignac, Vautrin, mais pas Louis Lambert ni Mme de Mortsauf. […] L’exemplarité se méfie du sublime et de la compassion, et, dans la ruine des langues littéraires, c’est l’homme comme concept et non plus comme incarnation singulière qui apparaît, vidant le roman d’une grande partie de sa substance pour faire place à l’exemplarité de l’anonymat, les types n’étant plus que des dieux déchus, semblables à des aristocrates ruinés qui campent au cœur d’une autorégulation permanente et en fin de compte inhumaine (fr. 82).
20L’effondrement de l’exemplarité est l’une des formes que prend la maladie de la nomination, dont on a vu qu’elle est pour R. Millet définitoire de ce qu’il appelle la « poslittérature », c’est-à-dire tout à la fois un moment historique, notre présent, mais aussi l’autre de la littérature, l’amnésie constitutive du mauvais écrivain, comme un certain refus, qu’a pu incarner le geste avant-gardiste, d’hériter et de transmettre (fr. 92). On le voit, R. Millet se situe, comme I. Daunais, du côté des héritiers, c’est-à-dire du côté d’une pensée du roman centrée sur le personnage, c’est-à-dire, aussi bien, d’une pensée du nom puisque le personnage doit son statut cardinal au fait que c’est son nom qui habite la mémoire des lecteurs, que c’est en lui, autour de lui, que se constitue et s’entretient la mémoire du roman. Ce n’est donc pas ici encore que se situe la ligne de faille entre les deux essayistes.
21Si, pour I. Daunais, de don Quichotte à Balzac, « le héros peut compter sur la mémoire de sa communauté pour le soutenir dans son rêve d’une vie destinée » (GD, p. 35), les personnages de Flaubert ou de Dostoïevski ont perdu ce soutien mais ils ont conservé en eux-mêmes la faculté de se reconnaître comme des héros. Un personnage comme Anna Karénine n’est déjà plus tout à fait capable d’ordonner sa vie autour de conquêtes et de réchauffer son existence au soleil de l’héroïsme. Le mouvement de dessaisissement ne s’arrête pas là :
Qu’arrive-t-il lorsque le héros ne peut plus compter sur aucune mémoire autre que la sienne, non seulement pour agir dans le monde, mais pour ordonner et baliser le temps au sein duquel il peut entreprendre quêtes et conquêtes ? Et quelle est l’aventure du personnage lorsque ses propres souvenirs se mettent à vaciller, deviennent eux-mêmes une source d’étrangeté ? (GD, p. 35)
22Pour I. Daunais, c’est la grande découverte, proprement vertigineuse, que font, parmi d’autres mais de façon éminente, les œuvres de Proust et de Kafka, « celle d’un monde où la mémoire et donc le temps, dans tout ce qu’ils conservaient jusqu’ici de l’identité des êtres et donc de leur “vérité” […] sont à leur tour menacés de disparition » (id., 36). Les exemples de Proust et de Kafka permettent à I. Daunais d’explorer, c’est l’objet des deuxième (« La résistance ») et troisième chapitres (« La traversée »), les deux « grandes “voies” d’exploration », « position » ou « étape dans le temps de la disparition », que le roman oppose à la menace, au vertige, de l’universelle indistinction. La « résistance » est la réponse proustienne, une lutte minutieuse, patiente, contre l’effacement des signes et contre l’effritement de la mémoire partagée. La « traversée » est la réponse kafkaïenne qui fait de la disparition non pas « ce qui nous attend, mais cela même au cœur de quoi nous vivons » (id.). Il ne faudrait pas déduire de ce dispositif que l’œuvre de Kafka est plus « moderne » que celle de Proust, plus radicale ou plus avancée dans l’exploration du temps des « grandes disparitions » : la « résistance » et la « traversée » sont deux « positions » instables, que les deux romanciers sont susceptibles d’échanger ou d’entremêler12. Pour les personnages de Proust, ou, avant ceux-ci, de Tolstoï, auquel l’essayiste donne une grande place et dont elle fait l’autre grande figure de la « résistance », une question se pose de façon insistante : « […] que se passe-t-il lorsque nous ne comprenons pas ce qui nous arrive, lorsque nos actions se heurtent, autour de nous mais aussi en nous, à une mémoire disparue ? » (id., p. 47). La théoricienne propose, en effet, de voir dans la Recherche l’avènement d’« un monde sans mémoire », sans comparaison possible, hypothèse qui traverse toute l’œuvre de Proust et lui donne sa tension, celle d’un temps, au sens propre, perdu (id., p. 55). Un personnage incarne cette déprise contre laquelle se construit l’œuvre proustienne ; il s’agit de madame de Citri, qui s’enlise lentement dans un ennui, une universelle fadeur, qui contamine toute chose et enferme peu à peu la marquise dans un monde sans décalages, donc sans mémoire : « Finalement, écrit Proust, ce fut la vie elle-même qu’elle nous déclara chose rasante sans qu’on sût bien où elle trouvait son terme de comparaison » (id., 56). La comparaison, le sens des nuances, dont Ernst Robert Curtius13 a montré qu’il informait la dynamique propre de la Recherche, « est ce par quoi le monde existe, ce par quoi il est habitable » (id., p. 57), ce qui donne sens à nos vies, ce qui leur donne la liberté de s’éprouver multiples, identités portées autant que ballottées par le temps. Contre l’idéologie avant‑gardiste de la table rase, le roman qui n’est pas « un art de rupture » oppose « la mémoire faible et variable » qui est la sienne, une mémoire qui est devenue, « en regard de l’enchantement de l’oubli, une mémoire forte, chargée, certes toujours faillible et parodique, mais aussi extraordinairement puissante » (id., p. 82). La disparition de la mémoire a plusieurs corollaires que le troisième chapitre explore, notamment « l’impossibilité de vieillir » (id., p. 102), d’éprouver sa vie comme une succession vectorisée14. Chez Kafka, les durées s’allongent, les repères temporels deviennent illisibles, trompeurs, le roman s’installe dans le temps cotonneux des rêves, dans l’impossibilité où sont les personnages de déterminer quand « cela a commencé », de poser un commencement et une fin :
Le monde qu’affrontent les personnages kafkaïens n’est pas celui du destin ou de la fatalité mais son exact contraire, la forme et le mode qui en sont le plus éloignés : un monde dont le commencement et la fin échappent à tout sens et à toute direction et soumis au seul temps des erreurs et de l’oubli (id., p. 94).
23R. Millet apprécie de façon très différente le moment moderniste, ce moment que caractérise le basculement des types classiques vers l’exemplarité négative des personnages confrontés à la disparition du temps et de la mémoire. Ces « personnages paradigmatiques, dépourvus d’identité sociale ou psychologique », que sont Bartleby ou Joseph K., Meursault, Molloy, ou les narrateurs sans nom de Des Forêts ou d’Henri Thomas, « nous donnent les dernières nouvelles de l’“homme” » et, à ce titre, n’ont rien de commun « avec les fantômes d’humanoïdes […] peuplant les romans postlittéraires, dont la principale caractéristique est qu’ils sont inexistants » (fr. 93). L’exemplarité de Bartleby ou de Joseph K. est une « exemplarité tragique », « une exemplarité sans éclat, anonyme, vidant tout symbole de son prestige » (fr. 93) mais tragique. Il n’en est rien pour I. Daunais puisque d’ores et déjà, chez un écrivain de la « traversée » comme Kafka, nous sommes hors du temps et de la mémoire, donc dans un monde libre des catégories de la transcendance. C’est à ce titre, comme nous l’avons écrit plus haut, que le genre romanesque peut s’imposer comme un viatique, à ce titre aussi bien qu’il échappe aux pensées tragiques de l’après, souple et agile et divers comme il l’est, pour avoir su représenter à l’avance un monde sans ailleurs, sans termes de comparaison, nous aidant ainsi à le penser, c’estàdire à ménager dans ce monde, dans la densité surpeuplée et redondante du « tout-romanesque », l’éclat lumineux, intrusif et libérateur, du décalage. Disons-le un peu plus simplement : le « tout-romanesque » serait sans ailleurs n’était le roman, n’était la présence agissante, la puissance critique, à l’intérieur de cet englobant, d’authentiques romans ou, à tout le moins — concession faite à Richard Millet — de romans portant haut le deuil du genre.
24Le personnage de roman s’éprouve, dans le monde des « grandes disparitions », ce monde sans temps et sans mémoire qui est le nôtre, comme « épisodique », à la façon de l’Éléna d’Oncle Vania à laquelle I. Daunais consacre l’un de ses plus beaux textes.
Quant à moi (explique Éléna, avec les mots que lui prête la traduction d’Adamov), je suis ennuyeuse, une figure épisodique… Comme musicienne, comme maîtresse de maison, comme personnage de roman, partout, en un mot, je n’ai jamais été qu’une figure épisodique. À proprement parler, Sonia, si on y réfléchit bien, je suis très, très malheureuse ! (PB, p. 51)
25Ce devenir-épisodique, ce devenir-personnage de roman d’un personnage de théâtre, c’est celui de l’individu vivant dans le confort et dans l’indistinction des « mondes pacifiés ». C’est le nôtre, c’est aussi bien celui de la littérature elle-même. L’actuelle pax literaria, l’immense capacité du monde littéraire à tout accueillir d’un même mouvement, sans Querelle, ni Croisade, ni Bataille, a pour corollaire l’indifférence et l’oubli et une mise en danger de l’idée même de littérature, de sa capacité à se donner, selon la définition qu’en donne Thibaudet, pour « l’ordre de ce qui dure15 ». La littérature est prise dans un processus d’indifférenciation ; elle « se perd dans une multitude de paroles, d’images et d’opinions toutes aussi légitimes les unes que les autres — et donc toutes aussi rapidement oubliées les unes que les autres —, dont elle n’est plus qu’un aspect ou un dérivé » (id., p. 101). Elle prétend « “témoigner” de l’événement » alors qu’il s’agirait d’« opposer » quelque chose à l’événement, au malheur qui nous frappe (id, p. 100), de dresser « quelque chose d’admirable et d’immense […] comme un obstacle et un défi » (id., p. 103) capable de susciter chez ceux qui viendront après nous l’envie de lire et d’entretenir en eux la longue patience d’écrire. Lorsqu’elle examine, dans un essai intitulé « La durée des humanités », la marginalisation progressive de la place de la littérature dans le système éducatif québécois, l’hypothèse de la disparition de ces « immenses réservoirs de perplexité » que la pensée critique oppose à l’« optimisme » de la science (id., p. 139-140), I. Daunais s’impose irrésistiblement à nous sous les traits volontaires de don Quichotte, silhouette fragile mais obstinée, bien décidée à continuer vaille que vaille à tracer sa route, à avancer sur les ponts volants que l’attention suscite à travers la brume enveloppante de l’indistinction. Il faut saluer la patience et le courage avec lesquels I. Daunais explore, avec le roman pour lanterne, cet « univers rempli d’énigmes et de drôlerie où nous vivons » (id., 8). La position de Richard Millet, on l’aura compris sans doute, me semble nettement moins opératoire que celle de l’essayiste québécoise, mais l’obstination incantatoire de Millet n’est pas sans vertu ; elle a le grand mérite d’opposer quelque chose à l’indétermination, quelque chose qui pourrait bien être la pénombre fidèle, le chant de l’aube des « chambres perdues de l’enfance » (fr. 458), ces chambres dans lesquelles s’est forgé, se forge et se forgera l’amour de la littérature.