Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Février 2011 (volume 12, numéro 2)
Catalin Hriban

L’éthique du pouvoir dans l’Angleterre médiévale : pour un dialogue entre théorie & pratique

Frédérique Lachaud, L’Éthique du pouvoir au Moyen Âge. L’Office dans la culture politique (Angleterre, vers 1150‑vers 1330), Paris : Éditions Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque d’histoire médiévale », 2010, 712 p., EAN 9782812401350.

1Cet ouvrage, issu d’une thèse d’habilitation à diriger les recherches, est le troisième volume de la collection « Bibliothèque d’Histoire Médiévale ». Les amples connaissances et l’utilisation intensive des sources littéraires et écrites (édits ou manuscrits, en latin, en français ou en anglo-normand) constituent l’une des principales richesses de cette recherche.

2Pour l’histoire européenne, la Magna Charta est l’un des documents fondateurs. L’exploration du fond théorique et historique de ce moment essentiel est un objectif que Fr. Lachaud n’envisage pas directement mais qui résulte pourtant de la modalité dont les sources et les arguments de la recherche sont ordonnés dans le volume. Les sources manuscrites et les sources imprimées évoluent thématiquement de la théorie morale et des manuels de conduite à la théorie politique et aux manuels d’administration, et chronologiquement de la moitié du xiie siècle jusqu’à la fin du premier quart du xive siècle. Cette période chronologique semble évidemment focalisée sur la moitié de siècle allant de 1215 (la Magna Charta) à 1265 (fin de la rébellion baronniale coordonnée par Simon de Montfort).

3Le lecteur se trouve renseigné sur la terminologie et le domaine pragmatique des « arts administratifs » en Angleterre médiévale dans l’introduction. L’excursus  terminologique sert également d’argument supplémentaire pour justifier le titre du volume : l’idée d’éthique du pouvoir est expliquée au moyen du concept d’officium, qui couvre simultanément les notions de devoir, rôle social, capacité, service et fonction. Le reste de la terminologie, qui inclut ministerium, serviens, curialis ou familiaris est traité quasi exclusivement en relation avec l’officium, qui est le terme choisi par l’auteur comme définissant le mieux le rôle et l’action sociale, administrative et politique de l’application du pouvoir dans la société anglo‑normande du xiiie siècle. La focalisation sur un seul terme et la transformation de celui-ci en concept de base pour l’analyse du processus et des acteurs de l’application du pouvoir dans le monde médiéval est un procédé qui simplifie et assure la force de la recherche. Officium est défini en fonction de la réalité administrative de l’Angleterre du xiiie siècle, en termes de juridiction, compétences, déficiences et conflits, éléments qui sont inclus dans la partie finale de l’introduction, « Les administrations en Angleterre, vers 1150‑vers 1330 : description générale ».

4La première section majeure du volume, « Éthique et office: Les vertus et la civilité, normes du pouvoir », traite le problème des standards, moraux ou comportementaux, aussi bien explicites (exposés dans la littérature) qu’implicites et décelables de la manière dont ceux-ci sont appliqués dans la pratique attestée de manière documentaire.

5L’analogie, si appréciée par les théoriciens médiévaux du pouvoir, entre l’organisme humain et l’organisation politique est extrapolée, puisque l’organisme moral de l’individu est utilisé comme modèle pour décrire l’organisation sociale et la conduite individuelle est le squelette sur lequel est articulée la pratique de la gouvernance de la société, tel que le synthétise le titre « La bonne “Gouvernance” de soi, préalable au gouvernement des autres ». L’analyse de cette conception de la théorie et de la pratique du gouvernement est structurée par l’auteur dans un développement centripète, partant de l’individu, l’individualité et l’auto-perception (contrôle et connaissance de soi), en passant par l’identification des caractéristiques positives et, par conséquent nécessaires du développement individuel (le discernement des vertus), pour arriver à la méthode et aux objectifs du processus de formation de l’individu responsable (la discipline de la conduite). Cet individu responsable, doué des vertus cultivées et exercées par une conduite morale, dominée par la modération, est un candidat adéquat pour l’exercice de l’art du gouvernement, au service de son seigneur ou de son prince. Ce thème est orienté vers l’analyse du processus de formation d’un bon administrateur, pratiquant éminent de la « servitude honorable » qui se trouve à la base de la relation entre le seigneur et le vassal, extrapolé, dans ce contexte administratif, vers la relation entre officialis et employeur.

6En dehors de la modération et de la loyauté, une troisième vertu mène à la formation d’un administrateur éminent, à savoir l’amitié, qui constitue le liant social à l’aide duquel l’administrateur consolide son gouvernement. Les sources qui permettent cette analyse sont les mêmes que celles qui constituent la colonne vertébrale de l’ensemble de la recherche : Policraticus de Jean de Salisbury, Urbain le Curtois, les écrits de Giraud de Barry et Robert Grosseteste, exemples majeurs de philosophie et théorie du gouvernement, aussi bien individuel que public, qui sont exploités avec une remarquable érudition par l’auteur.

7Le squelette éthique du gouvernement idéal est analysé et reconstruit dans les termes et les notions usuels de la théorie sociale moderne ayant surtout comme support l’œuvre de Jean de Salisbury, qui constitue le sujet principal de la seconde partie du volume, « Ordo et Officium ». L’auteur analyse le contenu du Policraticus de la perspective de la relation entre l’éthique individuelle en action et les normes restrictives existantes, qui confèrent à l’individu moralement engagé les limites de ses action ou sa juridiction, et à l’individu non moral les restrictions qui dirigent son activité dans un sens positif ou, du moins, non destructeur. Les nuances de la relation entre la capacité morale et effective d’un individu et sa position dans le cadre de l’organisation constituent des gradations de l’efficience du gouvernement dans la théorie de Jean de Salisbury (l’alienum, le lien avec le corps politique et enfin, l’obligation morale).

8Les sources théoriques de Jean de Salisbury sont présentées de manière détaillée au début du chapitre, l’accent étant mis sur De Officiis de Ciceron. Pratiquement tout le paradigme de la fonction publique de Policraticus est en effet une reprise et une amplification du concept d’officium exposé par Ciceron. La filiation de ce concept central (central dans le schéma de Jean de Salisbury comme dans la relation entre action morale, structure de gouvernement et action de gouvernement que Fr. Lachaud analyse) est présentée de manière convaincante par l’auteur et permet de soutenir efficacement son argumentation.

9L’analogie entre le corps individuel et le corps politique est analysée au travers des multiples métaphores utilisées pour la définition du corps politique et de l’espace de celui‑ci, la res publica : le corps politique, dans l’image du navire dont le capitaine ou le timonier est le prince ou dans l’image d’une construction dont la stabilité et la fonctionnalité dépend de la coopération heureuse entre les composants, dans la même mesure que du talent et des vertus de l’architecte. La comparaison avec le Civitas Dei de Saint Augustin et la métaphore identique du De regno de Saint Thomas d’Aquin et Ptolémée de Lucques est efficacement exploitée par l’auteur. L’analogie entre corps individuel et corps politique apparaît de manière récurrente dans la littérature politique des xiiexive siècles, et l’auteur en énumère les occurrences, surtout de la perspective d’une éventuelle filiation avec le Policraticus ; ainsi, le Liber de principis instructione de Giraud de Barry reprend, outre les concepts, des passages entiers de l’œuvre de Jean de Salisbury. Le Policraticus introduit pourtant un concept très fort, qui permet une analyse, pour les contemporains, du phénomène de gouvernement à un niveau sans précédent : la relation entre officium et alienum ; ce dernier, qui peut être traduit par inadéquation ou incompétence, indique le degré auquel un acteur politique détourne ou contrecarre les objectifs et les ressources de son mandat, contre l’intérêt public. La métaphore organiciste du corps politique est de la sorte consolidée par l’appréciation de l’harmonie entre les organes (acteurs politiques) et par la présence, à un degré plus ou moins élevé, de l’alienum, l’objectif éthique et pragmatique du fonctionnaire idéal étant la dénonciation, l’élimination ou, dans les meilleurs cas, l’absence de l’alienum. Cette contribution théorique démontre le rôle central que Jean de Salisbury détient dans la construction de la thèse de Fr. Lachaud.

10Le deuxième chapitre de la partie dédiée à la théorie de la morale en action analyse l’articulation des composants réels représentés par la métaphore corporelle de la structure politique, surtout de la perspective de la reprise par les théoriciens médiévaux des concepts aristotéliciens de l’Éthique et de la Politique. En principe, cette reprise consiste en l’identification des arguments doctrinaires platoniciens que Gilles de Rome, Thomas d'Aquin et Ptolémée de Lucques perçoivent dans la construction théorique aristotélicienne. La métaphore organiciste est utilisée pour justifier un ordre établi, dans lequel les individualités sont dirigées vers les rôles et les fonctions que leurs talents et qualités particuliers sont le mieux à même d’exploiter. Le commentaire de l’auteur sur des passages de De regimine principis particulièrement révélateurs pour ce thème laisse cependant dans l’incertitude la relation entre le prince, comme agent primaire, la providence divine, comme source du droit et la « main invisible », qui choisit les agents secondaires de gestion du pouvoir, et les magistrats et les administrateurs qui doivent être sélectionnés pour leur compétence. La providence divine, comme source de l’ordre naturel, se trouve également à l’origine de l’ordre civil et politique, position soutenue dans De regimine principiis, ayant pour base la  similitude entre l’hiérarchie naturelle (pyramide trophique, le dimorphisme sexuel, etc.) et l’ordre de la société humaine.

11La hiérarchie de la société humaine est basée, selon Jean de Salisbury qui reprend le thème de De Officiis, sur l’importance et le rôle de chaque individu dans la sauvegarde et l’avancement du bien public, en l’espèce sur la relation entre officium et alienum projetée en res publica. La responsabilité individuelle et l’articulation heureuse de cette hiérarchie méritocratique d’origine cicéronienne sont, dans une même mesure, des sources, des repères et des effets d’un bon gouvernement, thème qu’on retrouve, relativement peu modifié, dans la continuation composée par Ptolémée de Lucque au De regno de Saint Thomas d'Aquin. Revenant au Policraticus, la conclusion de l’auteur souligne la contribution majeure de Jean de Salisbury à la théorie médiévale du pouvoir, surtout sous l’aspect de la responsabilité du prince en relation avec la société et les sujets, en combinant le modèle de l’officium de la morale stoïcienne (une extrapolation au corps politique du concept d’altruisme: humanitas et clementia reprises par Sénèque et Epictète) au modèle « anatomique » de la hiérarchie sociale d’origine platonicienne et aristotélicienne.

12La deuxième partie du volume finit par une analyse de « l’étude de cas » faite par Jean de Salisbury, suivi par ses continuateurs et imitateurs, de la chasse comme divertissement inadéquat pour les acteurs politiques, un cas exemplaire d’alienum. Le thème mérite véritablement un traitement spécial, puisque c’est l’un des rares cas où le Policraticus dévie du paradigme de la responsabilité sociale reprise des philosophes stoïciens, pour suivre la ligne tracée par les Écritures bibliques et les Pères de l’Eglise, qui condamnent la chasse pratiquée comme sport par les gouvernants et les magnats. Dans l’Angleterre médiévale, ce thème présente une acuité accrue du fait de la juridiction spéciale de la Forêt Royale, qui réserve à la chasse de la famille royale presque la cinquième partie du royaume, ce qui suscite les protestations continues de la majorité des nobles et des prélats.

13La troisième partie du volume analyse la modalité dont la théorie de l’action morale est mise en pratique au travers du contrôle du pouvoir civil sur l’exécutif.

14Le système politique idéal préconisé par Jean de Salisbury apparaît à la fois comme un modèle et une critique à l’adresse de l’administration du royaume de l’Angleterre sous les dynasties normandes. L’objet de cette critique est constitué aussi bien par la construction du système, qui permet des abus (par exemple le cas du régime particulier de la « Forêt Royale », déjà évoqué) que par les acteurs et les agents du gouvernement, représentés par le souverain et les magnats, d’une part et les juges, les sheriffs, les coroners et les bailiffs de l’autre. La réaction aux critiques représentées pars pro toto par le Policraticus prend la forme des initiatives et des actions de reforme du système, aussi bien structuralement que fonctionnellement, initiatives et actions dont l’origine est le souverain — comme c’est le cas d’Henri II — ou les magnats. La chronologie et l’articulation des moments réformistes et anti‑réformistes, à partir des enquêtes sur le corps juridique et administratif dans le territoire (sous le règne d’Henri II), en passant par le moment de la Magna Charta (1215) et par la révolte des barons dirigés par Simon de Montfort (1258) et finissant avec la stabilisation politique et institutionnelle avec le règne d’Edouard Ier, sont attentivement et minutieusement analysées et présentées par l’auteur. Il faut pourtant mentionner la nuance anti-marxiste que l’auteur donne au commentaire des Articles des Barons et du texte de la Magna Charta en ce qui concerne les administrateurs royaux, oblitérant le sens de restauratio. Compte tenu de la spécificité des données et de l’analyse de cette partie du volume, les nuances théoriques nous semblent cependant moins importantes dans le contexte factuel du développement. Cette troisième partie du volume constitue, selon nous, le noyau de la recherche, en nous offrant une argumentation excellemment documentée de l’existence et de l’évolution d’une « classe politique » qui, entre la génération de la Magna Charta et celle de Simon de Montfort, réussit activement et consciemment à mettre en application le modèle d’action morale offert par Jean de Salisbury et ses descendants littéraires. Le siècle de la Magna Charta, siècle des réformes, s’achève avec la promulgation par Edouard Ier en 1300 du document Articuli super Cartas, qui affirme la décision du roi de respecter et d’appliquer les articles de la Magna Charta et de la carte de la Forêt Royale. Le deuxième chapitre de cette partie analyse les évènements et l’évolution juridique entre la fin de la révolte baronniale et la promulgation des Articles. La fin de ce chapitre contient une succincte présentation comparative de la manière dont le contrôle des agents gouvernementaux est inclus dans les programmes réformateurs des rois de France contemporains de la Magna Charta. Si le syntagme « moralisation de la vie politique », lancé par Jacques Le Goff à propos du programme législatif de Saint Louis, est accepté sans réserve par l’auteur, la recherche entreprise par celle-ci sur les sources des réformes politiques anglaises lui permet d’argumenter pour un contexte théorique plus ample, en ouvrant la discussion sur les sources de littérature juridique (compilations légales et de jurisprudence) et en identifiant des reprises du Corpus Juris Civilis dans l’ordonnance de 1254. La conclusion de l’auteur est que, tout comme dans le cas de l’Angleterre qui sert d’étalon, la réforme de la structure et de la pratique gouvernementale dans la France du xiiie siècle est un phénomène dont les sources théoriques sont complexes, mais dont les effets législatifs, au moins sous l’aspect du contrôle des agents gouvernementaux, sont différentes des résultats de la réforme législative en Angleterre ; en France, cette réforme évolue dans le sens d’un contrôle centralisé, préventif, en empêchant la formation de bases locales de pouvoir par les agents, tandis que le modèle anglais propose un contrôle décentralisé, dans lequel les agents se trouvent responsabilisés par rapport aux communautés gouvernées.

15Le dernier chapitre de cette troisième partie analyse l’influence que la littérature et les théoriciens du gouvernement ont exercée, directement et indirectement, sur les modifications structurelles et fonctionnelles de l’appareil et de la pratique gouvernementale et politique du royaume d’Angleterre, ce que l’auteur nomme la « réforme ». L’analyse de la relation entre la littérature politique et la reforme institutionnelle et structurelle se focalise sur les deux mouvements importants, la Magna Charta d’une part, la révolte baronniale de Simon de Montfort d’autre part.

16La littérature britannique moderne est analysée judicieusement par l’auteur, qui ne se limite pas à la présentation des points de vue, mais fait aussi des commentaires utiles, comme c’est le cas pour l’évolution historiographique en ce qui concerne les sources théoriques et juridiques de la Magna Charta et le rôle de l’archevêque de Canterbury, Etienne Langdon. L’auteur, après avoir présenté les arguments des préopinants Holt, D’Avray et Baldwin, plaide en faveur d’un système complexe d’influences cléricales qui, sans diminuer le rôle de l’archevêque de Canterbury, sert à expliquer la position relativement régaliste de ce dernier. En ce qui concerne la littérature politique et juridique dont les articles de la Charte tirent leur essence, l’accent que Fr. Lachaud, à la suite de Powicke, met sur les Leges Henrici primi comme une « charte des anciennes libertés » qui se trouvent à l’origine de certains articles de la Magna Charta, est censé démontrer le rôle majeur que la littérature et les collections de législation et jurisprudence ont eu dans l’évolution des « Articles des Barons » de la Magna Charta, en diminuant l’importance accordée aux prélats contemporains comme patrons  spirituels et rédacteurs de la Charte, rôle que l’historiographie britannique leur accorde généralement. Un argument de plus est apporté par l’auteur par l’identification d’influences des compilations de droit romain (Corpus Juris Civilis) et canonique (Decretum de Gratien) dans la manière dont les « Articles des Barons » évoluent d’un ensemble de revendications à un  ensemble d’articles à applicabilité juridique dans le texte de la Charte.

17En ce qui concerne les sources théoriques de la révolte baronniale et du mouvement réformiste de la période 1258‑1265, l’auteur met l’accent sur l’influence majeure de l’œuvre de Jean de Salisbury, comme l’indique la reprise du concept de res publica dans le  texte d’une lettre que le parti des barons envoie au Pape Alexandre IV en 1258. L’œuvre de Robert Grosseteste acquiert une importance similaire et a une influence directe sur Simon de Monfort. Robert Grosseteste lui envoie en 1251 une copie de son traité de morale politique De regno et tyrannide. Ces faits constituent un preuve suffisant selon l’auteur pour montrer, à la suite de Claire Valente, que la révolte baronniale et l’opposition politique de la seconde moitié du xiiie siècle ont une justification morale, dans la mesure où les textes d’éthique et de théorie politique recommandent aux individus responsables de s’opposer à la tyrannie, réelle ou perçue. L’éthique active recommandée par la littérature, manifestée en permanence par le prince dans la surveillance et la correction de ses agents (exécutifs et judiciaires) et le contrôle des administrateurs royaux est présentée par l’auteur dans les conclusions de cette troisième partie du volume.

18Dans le domaine spécifique de la surveillance, du contrôle et de la correction des agents, le problème de la rémunération matérielle de ceux-ci pour le travail réalisé n’est pas seulement fondamentale, elle est aussi une cause permanente de débats entre les acteurs politiques et les théoriciens du xiisiècle. À côté du problème de la légitimité de l’autorité, qui est lié à celui de la source de la délégation du pouvoir, le problème de la rémunération matérielle des agents gouvernementaux (administratifs et juridiques) constitue le sujet de l’analyse de la quatrième partie du volume. Le premier problème abordé est celui du recrutement du personnel, plus exactement de l’éligibilité pour le service gouvernemental. L’analyse de l’auteur commence, une fois de plus, par le texte de Jean de Salisbury et par la relation entre l’officium et les qualités individuelles. Le recrutement des administrateurs et des juges doit avoir comme point de départ aussi bien la qualité de personne libre du candidat que les qualités personnelles de celui-ci. La pratique de la fin du xiie siècle montre pourtant une préférence quasi exclusive pour les personnes d’origine noble, ayant déjà obtenu le rang de chevalier. Cependant, la capacité du gouvernement royal à contrôler les agents, par la double pression de l’utilisation de leurs biens en tant que garantie et de la surveillance exercée par leur propre communauté, accroît l’évasion à la fin du xiiie siècle. L’éligibilité se trouve donc étendue au reste de la population libre, ce qui contribue à l’accélération de la professionnalisation de l’appareil administratif et gouvernemental.

19Les sources documentaires apportent des preuves suffisantes des oscillations fréquentes de la structure de l’appareil gouvernemental, qui tente d’atteindre un équilibre entre les positions antagonistes du souverain d’une part, pour qui l’appareil gouvernemental doit garantir le contrôle sur le territoire, les ressources et la population et assurer les revenus nécessaires au fonctionnement de l’Etat, et de l’opposition baronniale « réformatrice » d’autre part, pour qui l’appareil gouvernemental doit servir au commonwealth de manière loyale et sans abus. Les différentes étapes de cette évolution, entre la fin du xiie siècle et la stabilisation institutionnelle de la fin du règne d’Edouard Ier, sont présentées dans le premier chapitre de la quatrième partie du volume, à côté des éléments thématiques, tels la standardisation des formulaires ou l’introduction du serment d’investissement pour les sheriffs et les juges. Le deuxième et le troisième chapitres sont dédiés au délicat problème de la délégation de l’autorité des juges et du pouvoir exécutif, en théorie et en pratique. La comparaison entre l’analyse théorique de la structure hiérarchique de l’Église et le même type d’analyse théorique appliquée au gouvernement séculaire témoigne d’une distance nette entre les deux domaines de la théorie du gouvernement. L’auteur démontre que, malgré le volume considérable de littérature des xiie et xiiie siècles dédiée au gouvernement idéal et le nombre tout aussi grand de pamphlets et programmes revendicatifs, la réflexion sur la structure et l’articulation du gouvernement est très faible en comparaison avec le degré d’analyse et de sophistication manifesté par le corpus de droit canonique dédié à ce thème. En pratique, l’Angleterre du xiiie siècle est un territoire où la diversité institutionnelle est en permanente friction avec la réflexion sur un bon gouvernement et les textes réformateurs.

20Le dernier chapitre traite le problème de la rémunération du personnel gouvernemental et des juges, surtout du point de vue de l’action morale et de l’antagonisme entre l’officium (comme dette personnelle envers la communauté) et le service public professionnel. Le problème majeur est celui du compromis entre le service dû au suzerain (théoriquement gratuit, et clairement règlementé) et la nécessité de la rémunération d’un « serviteur » qui, par son degré d’expertise de plus en plus élevé, se transforme en administrateur ou juge professionnel. Le problème de la vénalité des juges, des administrateurs et du personnel exécutif, qui apparaît avec une fréquence significative aussi bien dans les textes théoriques que dans les pamphlets, sert d’argument pour les deux parties impliquées dans la controverse. Alors que les agents du pouvoir ne sont pas rémunérés, exception faite du personnel de la Maison Royale, aussi bien Jean de Salisbury que Giraud de Barry condamnent de manière véhémente la pratique de l’acceptation de « dons injustifiés » par les juges ; dans le même temps, ils définissant le « don acceptable », qui se situe dans les limites de la modération, vertu primordiale de l’acteur politique responsable.

21Si l’emplacement de ce chapitre à la fin du volume est justifiable du point de vue chronologique, car l’auteur y traite d’un problème qui s’accroit avec l’apparition et l’expansion d’un corps professionnel d’agents administratifs, fiscaux, exécutifs et judiciaires, l’importance de la rémunération du service de gouvernance s’avère centrale pour le thème général de la recherche, l’action morale, comme accomplissement de l’idéal de la bonne gouvernance. En outre, un majorité considérable des thèmes liés à la vénalité, service onéreux, corruption, générosité et récompense, présents dans ce dernier chapitre, sont plutôt intimement liés à la première partie du volume, où les vertus exposées par Jean de Salisbury, Gilles de Rome, Giraud de Barry ou Daniel de Beccles sont présentées comme un prolégomène à la théorie de l’ « action morale ».

22L’annexe introduite par Frédérique Lachaud à la fin du volume, avant la bibliographie, fonctionne comme une conclusion aux conclusions générales. Elle présente une analyse et un commentaire du Mireur à justices¸ un pamphlet à l’adresse des juges et des pratiques judiciaires de l’époque d’Edward Ier. La conclusion symbolique que l’Annexe offre à la recherche est que l’organisme gouvernemental (pour garder la métaphore organique), à la fin du siècle de la Magna Charta, est suffisamment évolué, structurellement et fonctionnellement pour développer, sous l’impact de la pression évolutionniste externe, ses propres anticorps, agents du pouvoir qui, sous l’impératif de la morale active, attaquent le système corrompu.

23La bibliographie, séparée en sources (manuscrites  et imprimés) et études, est quasi exhaustive pour le thème traité. Le seul manque qui peut être souligné concerne les sources d’origine byzantine, telles que Le Livre de l’Ephor ou De administrando imperii.

24Rares sont donc les reproches qu’on pourrait adresser à ce volume, qui présente de grandes qualités d’érudition et de méthode, l’inconvénient de l’emploi des versions françaises des noms historiques étant insignifiant par rapport à l’utilité de cette recherche.