Kracauer, la pensée dans son temps
1Élève de Georg Simmel, ami de Martin Buber, de Walter Benjamin et d’Ernst Bloch, Siegfried Kracauer (1889-1966) anime à l’époque de la République de Weimar les pages culturelles de la Frankfurter Zeitung. De famille juive, Kraucauer est considéré comme un intellectuel de gauche et doit donc s’exiler dès 1933. De 1933 à 1941 il habite en France et publie Jacques Offenbach ou le secret du Second Empire (Grasset, 1937). Il arrive à New York au mois d’avril 1941 où il fera paraître en 1947 son essai De Caligari à Hitler. Longtemps considéré comme un simple épigone de l’École de Francfort, Kracauer mérite — selon Olivier Agard, maître de conférences en études germaniques à l’université Paris-Sorbonne — d’être reconnu comme un penseur à part entière. O. Agard rappelle à ce titre qu’Enzo Traverso est le premier exégète à avoir mis en lumière le philosophe et l’historien que fut Kracauer1. C’est Walter Benjamin qui fit de Kracauer un chiffonnier dans un compte rendu qu’il rédigea sur LesEmployés2. Benjamin vit, en effet, en Kracauer un être doué d’un regard perçant, un marginal qui formule un diagnostic sévère sur la société de son temps et qui, pour ce faire, construit une véritable « phénoménologie de la réification de la vie » (p. 101). O. Agard revient d’abord sur la difficile réception de l’œuvre de Kracauer en rappelant qu’Adorno lui assigna une image trouble et qu’il fit de Kracauer un simple empiriste. Cependant, un lecteur attentif de Kracauer comme Hans-Georg Helms estime plutôt que Kracauer offre une alternative matérialiste à la philosophie d’Adorno (p. 12). En Allemagne, ce n’est qu’en 1985 à l’occasion d’une étude d’Inka Mülder-Bach sur la rencontre de la théorie et de la littérature chez le Kracauer d’avant 1933 que ce dernier fut considéré pour lui-même et non seulement comme une des figures de la théorie critique. En France, ce sont les travaux des années 1990 qui déclenchèrent un intérêt pour la pensée de Kracauer3.
Une œuvre cohérente
2Dans la veine des travaux de langue française consacrés à Kracauer, O. Agard tente de démontrer la cohérence de son œuvre. Le concept qui réunit l’ensemble des travaux de Kracauer est, à ses yeux, celui de modernité4:
D’un point de vue thématique, un élément de continuité nous paraît d’emblée frappant : Kracauer ne cesse de s’interroger sur la modernité, même s’il ne procède pas de façon spéculative, mais part, pour des raisons que l’on analysera, de ses formes concrètes. (p. 14)
3Ces formes concrètes ce sont les employés, la ville, le cinéma, l’architecture, le national-socialisme. Kracauer aborde ces formes comme des phénomènes qui engendrent des maladies : capitalisme, individualisme, psychologisme. O. Agard discute d’une manière précise les grandes influences de la pensée de Kracauer, qu’il s’agisse de l’approche du sociologue Georg Simmel ou de certains principes « crypto-religieux ». C’est alors que l’idéal d’une communauté animée par une seule et même foi prend toute son importance ; O. Agard explique tout l’attrait qu’exerce sur Kracauer l’église catholique médiévale de même que la notion de personne collective empruntée à Max Scheler (p. 24-25). En face de la modernité et de sa passion pour la dispersion, Kracauer fait valoir l’idée d’une communauté. C’est pourquoi sa vision du Moyen Âge fonctionne comme un « contrepoint fantasmatique à l’atomisation de la modernité » (p. 24).
4Kracauer s’intéresse également à la question de l’historisme. Il en vient alors à critiquer l’idéalisme de Hegel et le supposé objectivisme des sciences de la nature. Kracauer emprunte alors à Eucken, un philosophe néokantien, son perspectivisme méthodique (p. 29). Seulement, il faut selon lui comprendre ce qui détermine une perspective et c’est ainsi qu’il accorde à la personnalité le statut de premier principe. Sur ce point, O. Agard rappelle que Kracauer reprend de Simmel l’idée que notre connaissance de l’histoire dépend des formes a priori de notre esprit et de la structure de notre personnalité. Ses écrits de jeunesse mettent donc en scène une phénoménologie de la personnalité où « il s’agit pour lui de mettre en évidence des topographies de la personnalité et le rôle de ce qu’il appelle “structuration de l’âme” » (p. 30). Mais en même temps, il ne manque pas de critiquer le perspectivisme qu’il emprunte à Simmel, notion dont il fait une simple méthode d’investigation. O. Agard montre que chez Simmel, cette méthode fait en sorte que tout objet devienne relatif à la perception adoptée par le chercheur. La conséquence de ce perspectivisme, du point de vue de Kracauer, réside dans son incapacité à remonter à une cause première ou à ce que O. Agard appelle un point d’ancrage (p. 31).
5O. Agard nous fait ainsi découvrir un Kracauer à la fois critique de la modernité, à travers son absence de premiers principes et critique de son maître Simmel en ce qu’il lui reproche de ne jamais expliquer l’a priori et de ne s’en tenir qu’à une description des phénomènes.
6Le jeune Kracauer demeure malgré tout attaché à la démarche de Simmel et à sa mise en valeur de la mobilité si caractéristique de la modernité. Dans un fort beau chapitre consacré à l’essai de Kracauer sur le roman policier (« la philologie négative du Roman policier »), O. Agard montre bien comment son auteur tente de naviguer entre la méthode de son maître Simmel et le refus de retomber dans un perspectivisme infini (p. 32). Pris entre la mobilité simélienne et un point de vue absolu sur les phénomènes, Kracauer «ne peut s’empêcher d’exprimer sa fascination pour la richesse que permet la mobilité moderne, même si cette richesse de la culture moderne - déjà mise en évidence par Simmel, qui considérait la modernité comme l’époque de la différenciation maximale - est en définitive celle du chaos.» (33)
Kracauer penseur de la modernité
7Comme penseur de la modernité, Kracauer réfléchit à diverses formes de manifestations qui lui sont caractéristiques et auxquelles O. Agard consacre plusieurs chapitres : le roman policier, les employés, la ville, l’architecture, le Troisième Reich, la photographie et le cinéma, l’étranger.
8Dans son travail sur le roman policier, Kracauer met en place une philologie négative. Le détective y est présenté comme celui qui doit composer une totalité à partir d’indices (p. 62). O. Agard souligne qu’à cette philologie, Kracauer en oppose une autre : le pointillisme (p. 61), venu de l’école historique allemande et correspondant à ce que Carlo Ginzburg a nommé le « paradigme indiciaire »5. Kracauer se sert de ce paradigme comme d’une arme critique afin de « détruire la cohérence de surface de ce qui se donne pour la réalité » (62).
9Cette philologie négative se transforme, dans l’essai sur les employés, en une construction dans le matériau dans laquelle Kracauer demeure attentif aux détails qui constituent la réalité tout en la critiquant. O. Agard montre que cette construction relève à la fois d’une méthode et d’une poétique. Kracauer collectionne les fiches et parcourt le terrain ; on suit avec précision les divers outils d’enquête utilisée : correspondances, « bio-interviews », etc. (p. 79‑83). De plus, comme poétique, la construction dans le matériau engendre le feuilleton (p. 118 sq.), forme d’écriture entre littérature et journalisme qui permet à Kracauer de demeurer sensible aux aspérités du réel.
10Cette attention au réel amène Kracauer à penser la ville, synonyme pour lui de « désespoir métaphysique » (p. 136). La ville est ce lieu dans lequel le citadin demeure isolé et plongé dans un monde désenchanté (p. 139). Comme chez Simmel, le citadin de Kracauer est un étranger coupé des autres et de la transcendance. Architecte de profession, Kracauer ne manque pas de critiquer l’architecture des grandes villes. O Agard expose, à cette occasion et dans le détail, sa pensée architecturale à la lumière du Werkbund (p. 173 sqq.), mouvement qui place l’ornement au centre de ses réflexions. Le Werkbund recherche une forme sans ornement et c’est ce qui plaît à Kracauer qui pense que l’ornementation du mobilier est à condamner (p. 178). Les mots clefs du Werkbund sont la simplicité fonctionnelle et le bâtiment fonctionnel.
11Parallèlement à ces réflexions esthétiques, Kracauer s’intéresse aux événements politiques de son temps et à leurs sens philosophiques. En 1933, il perd son poste au Frankfurter Zeitung et l’avènement du nazisme l’amène à considérer que ce n’est peut être pas la rationalité qui se trouve achevée par l’histoire mais plutôt le mythe (p. 201 sqq.) O. Agard démontre que Kracauer est tenant de la thèse d’un abandon par la modernité des principes de l’Aufklärung. Le roman Georg, qu’il rédigea entre 1928 et 1934 et qui fut publié après sa mort, fait l’analyse des causes qui menèrent aux événements de 1933. O. Agard en retrace les linéaments et montre qu’il s’agit d’un ouvrage engagé faisant une critique puissante de la société et en particulier de la gauche intellectuelle sous la république de Weimar. L’essai consacré à Jacques Offenbach constitue lui aussi une critique sévère de l’irrationalité ambiante puisqu’il présente le musicien comme un représentant de la rationnalité méprisée par son époque. O. Agard a examiné, à cet effet, les travaux préparatoires qui ont servi à la rédaction de cet essai et montre que Kracauer a rassemblé près de 1500 fiches, témoignage de son souci du détail et d’une « perspective micrologique » (p. 209). Kracauer, plutôt que d’y reconstruire une histoire tente de faire parler les petits faits et de rendre au lecteur ce que peut être un « monde vécu » (p. 209).
12Le septième chapitre est consacré à la photographie et au cinéma. O. Agard rappelle que Kracauer a signé un nombre considérable de critiques cinématographiques faisant de lui l’un des principaux critiques de cinéma à la fin de la république de Weimar. L’ouvrage intitulé De Caligari à Hitler interprète le fascisme à l’aide de la psychanalyse. Bien que peu lu en France il trouva néanmoins un large public en Allemagne et aux États-Unis. Pour Kracauer, le cinéma est un des principaux divertissements de la société moderne ; il lui paraît crucial de s’y rendre sans la mesure où cet art s’inscrit parfaitement dans son temps : « média fantomatique, irréel » (p. 263), le cinéma est tout à fait caractéristique de la modernité.
13Dans ce très bel ouvrage, Olivier Agard démontre avec parcimonie et en ne négligeant aucun texte que Kracauer fait une lecture véritablement philosophique des diverses manifestations de la modernité, une lecture, de surcroît, distincte de celle que fait à la même époque l’École de Francfort. Le concept d’étranger participe indéniablement de l’originalité de cette pensée. L’étranger c’est d’abord pour Kracauer l’homme moderne, cet homme que représente si bien Simmel (p. 312). C’est un être déraciné qui n’appartient à aucune époque ; il est néanmoins capable d’adopter une multitude de points de vue, qualité qui, au passage, font aux yeux de Kracauer les grands historiens (p. 333). Capable de s’adapter et de comprendre une multitude de réalités, l’historien dont rêve Kracauer arrive à produire une véritable photographie d’une époque. En même temps, cette mobilité de l’étranger, que Kracauer adopte comme méthode (O. Agard parle à ce propos d’une « forme de feuilletonisme sociologique »), constitue en même temps l’une des failles majeures de l’homme moderne : l’incapacité de construire un sens global, de produire une vision universelle. D’où le risque d’une nostalgie pour l’ancien monde.