Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Mars 2011 (volume 12, numéro 3)
Chloé Laplantine

Le poème est le nom de la folie dans le langage

Gérard Dessons, La Manière folle. Essai sur la manie littéraire et artistique, Houilles : Éditions Manucius, 2010, 272 p., EAN 9782845781191.

« La folie dans le langage de l’œuvre — il ne s’agit pas du délire du schizophrène — c’est la manière. Folle par définition, la manière entraîne le public avec elle, au sens où la manière ne peut être folle sans être en même temps la folie de l’œuvre et celle du public. La manière, dans sa folie, est politique. C’est le sens de l’œuvre considérée comme un opérateur de trans-subjectivité ». (p. 111)

« Mr Artaud, tout ce que vous voudrez, mais la Société ne peut pas accepter ».

1« Qu’est-ce qu’une œuvre folle ? », c’est le titre du chapitre qui ouvre le livre de Gérard Dessons, et c’est une question qui déjà déplace un problème. L’œuvre folle, ce n’est pas l’individu fou, ce n’est pas l’œuvre des fous évaluée en tant que « document clinique » ; son champ n’est pas celui du pathologique, mais du poétique et du politique. Ainsi, les œuvres des fous ne sont pas nécessairement des œuvres folles au sens où G. Dessons l’entend. L’œuvre est folle en tant qu’elle est inacceptable par une société, et rend son public fou, faisant de sa démence, de son désordre, une rationalité nouvelle, un ordre nouveau.

2L’œuvre folle est l’œuvre de fous quand le jugement de folie est dans le regard inquiet et inquiétée d’une norme qui protège son ordre et sa raison. G. Dessons rappelle ainsi « l’attitude des nazis devant l’art moderne qu’ils avaient défini, dans la lignée des conceptions de Nordau, comme un art dégénéré » (p. 16), où c’est en même temps la santé mentale, physique et la moralité des artistes qui fait l’objet d’un diagnostic : cubisme et dadaïsme sont ainsi « les hallucinations d’hommes atteints de troubles mentaux ou de criminels » (extrait de Mein Kampf, cité p. 16), de « gens intellectuellement dégénérés ». Et le cubisme se propage aussi bien que la syphilis, en tant que « conséquence d’une maladie des instincts moraux, sociaux et racistes ».

La folie de l’art repose sur le principe de déplacement critique des valeurs. En cela, elle est contagieuse. Quand les élucubrations se mettent à voyager, qu’elles se libèrent de l’économie personnelle pour devenir valeurs dans le jugement d’un public, alors la folie nomme le passage à l’art. Le principe est celui du poncif selon Baudelaire : « Créer un poncif, c’est le génie ». Faire du plus personnel, du plus intime, un lieu commun, un lieu de véritable communauté, c’est l’activité même de l’invention artistique. (p. 22).

3Or, comme le remarque G. Dessons, ces valeurs nouvelles, la société de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle refuse de les faire siennes ; à coup de rationalisation scientifique ou autres coups de regard normatif, elle réduit à la folie, à la non valeur les œuvres de Verlaine, de Mallarmé, de Van Gogh, des impressionnistes… :

Toute la fin du xixe siècle tire la sonnette d’alarme de la décadence de l’homme parce qu’elle refuse de se reconnaître dans le déplacement anthropologique initié par les pratiques artistiques qui lui inventent une utopie (p. 22).

4Le refus de reconnaissance de valeurs nouvelles, ce maintien de l’ordre, se manifestera notamment par la réduction scientiste des œuvres aux prétendues anormalités ou atteintes physiques de leurs auteurs. Ce sont les bosses du crâne et la physionomie de Verlaine, « triste créature détraquée » aux dires de Nordau. Ce sont les pathologies des yeux des peintres :

On a attribué la manière de Monet et celle du Titien à la cataracte, expliqué la fréquence des scènes de nuit de Pissarro par une photophobie consécutive à une dacryocystite ou inflammation du canal lacrymal, attribué à Van Gogh une xanthopsie, affection de l’œil qui fait voir en jaune (p. 25).

5Ainsi, G. Dessons rapporte qu’en 1912 « le docteur Beritens, qui avait diagnostiqué chez le Greco un astigmatisme hypermétropique, avait proposé de regarder les tableaux du peintre à travers des verres correcteurs afin de redresser les lignes torses de ses personnages » (p. 25). C’est ce même réalisme qui réduit le rythme des phrases de Proust à la transposition de la crise d’asthme.

6La Manière folle. Essai sur la manie littéraire fait suite à L’Art et la manière. Art, littérature, langage (Champion, 2004)1, où G. Dessons commençait l’écriture d’une « anthropologie de la manière », redonnant tout d’abord au concept de « manière » son histoire, sa complexité et sa portée, afin de développer un « point de vue de la manière » pour penser l’art et le langage. « Ce livre est un livre sur la manière », écrit G. Dessons en tête de son avant-propos de La Manière folle. Trois pages plus loin, ayant indiqué qu’on pouvait concevoir une autre folie que pathologique, une folie non des individus mais des œuvres, il écrit :

Si donc l’artiste n’est pas fou, cliniquement fou, alors qui est fou dans l’œuvre folle ? – je propose que c’est la manière.

7Précisant aussitôt que :

la manière dont il s’agit désigne la manière tout court, ce mode d’individuation qu’on identifie comme « artistique » lorsqu’une manière de peindre – de faire du théâtre, de la musique – devient une valeur collective. Dans ce cas, la manière de peindre, d’écrire, de composer est tout à la fois une manière de penser, de concevoir la peinture, l’écriture, la musique. La manière est donc critique par nécessité, et c’est précisément en cela qu’elle est folle (p. 17).

8C’est par cet enjeu critique des œuvres que le rapport étymologique-fictif des termes « manière » et « manie » (mania) se trouve motivé (quand d’autres rapprochements sont plus admis, et permettent de fonder le rapport de la notion de « manière » à une réflexion sur le technique — lat. manus (« la main ») — ou l’ontologique — lat. scol. maneries (« le genre ») < lat. manere). Ce rapprochement de manière et de mania « dit quelque chose d’un mythe artistique ancien où se trouve formulé, déjà, l’enjeu majeur de la manière comme catégorie critique : sa sortie hors des normes individuelles et sociales » (p. 50).

9La Manière folle se compose de courtes analyses qui abordent sous des angles différents les problèmes de l’art, du langage, de la folie et du politique. G. Dessons s’intéresse ainsi par exemple à la question de l’« accent », notion appartenant autant à l’idéologie d’une norme politique, au principe de constitution de soi par négation de l’autre (dans ce cas, l’accent « comme la manière en art, est contagieux » (p. 80)), qu’à une pensée de la conscience et constitution de soi par contraste (chez Saussure par exemple), voire même par la découverte d’une altérité inouïe (ainsi, Victor Segalen parlant d’un essai de Gustave Moreau : « cet accent inouï qui fait qu’un créateur est le plus nécessaire à la vie d’un temps », (cité p. 82)).

10L’inouï, l’inconnu, l’illisible, l’indisible sont des problèmes posés par la manière folle à son public. Des problèmes qui peuvent être niés : une virgule que Paule Thévenin suggère d’ajouter à un manuscrit d’Antonin Artaud pour le rendre lisible (« il faut mettre une virgule là et ça prend un sens »2), ou la volonté de déterminer la nature grammaticale des mots dans un poème de Mallarmé qui précisément rend impossible une telle analyse (« À la nue accablante tu / Basse de basalte et de laves / À même les échos esclaves / Par une trompe sans vertu »). La folie de ces textes est la critique et la mise à l’épreuve d’un mode de dire et d’un mode de lire, la recherche d’un inconnu.

La disibilité immédiate d’un texte est la condition de sa normalité. Tant qu’on ne sait pas le dire, qu’on ne sait pas le lire, il tient ouvert l’espace de la folie (p. 90).

11C’est ainsi que Samuel Beckett dans un poème à la « syntaxe folle » intitulé Comment dire, lie la question du poétique, la recherche d’un mode de dire « comment dire » et la « folie » premier mot du texte, et terme revenant en tête de lignes syntaxiquement inachevées « folie que de — / folie que de ce — / folie depuis ce — / folie donné ce que de — / folie vu ce — / folie donné tout ce — / folie vu tout ce ceci-ci que de — / folie que de vouloir croire entrevoir quoi — / folie que de voir quoi — / folie que d’y vouloir croire entrevoir quoi — » ; G. Dessons de commenter ce relevé : « L’inachèvement des séquences place la folie dans la situation de désigner comme subjectivation l’impossible clôture du langage dans les mots » (p. 97) dans ce poème où la « question du quoi, question de l’objet du dire » est surdéterminée par la « question comment, qui est la question de la manière : “comment dire —” » (Idem).

12Dans un chapitre intitulé « La rime et la déraison », G. Dessons propose de penser que la rime, qui pour la loi poétique « n’est qu’une esclave, et ne doit qu’obéir », « obéir à la raison » ajoute-t-il, donne en même temps à entendre « cette sémantique prosodique qui court-circuite la syntaxe logique de la grammaire traditionnelle. Quand la parole résonne, le langage, alors, déraisonne, et la voix divine se perd dans l’enfer poétique » (p. 112). Cet enfer poétique ce sont notamment les complaintes « rimées à la diable » de Jules Laforgue : « mettre le diable dans la rime, c’est affoler le lieu même où la raison peine à conserver le contrôle du langage » (p. 115). Le couple « paradis / radis » proposé par Laforgue « organise une collusion irrévérencieuse entre le céleste et le terrestre, l’esprit et la racine, impliquant en outre que le paradis se définit négativement par rapport au radis (*pas radis) » (idem.). Cette « atteinte à la rationalité et à la cohérence du monde » par la rime, G. Dessons l’analyse également chez Victor Hugo (qui engage la rime dans une critique du politique, associant ainsi momie et académie, roi avec pourquoi), chez Verhaeren, « introduisant dans la série prosodique victoire-gloire-histoire qui traverse le poème, le mot noir, mais surtout, dès le premier vers, le mot abattoir » (p. 116), et enfin chez Rimbaud « accouplant monstrueusement le poétique Clara Vénus et le médical ulcère à l’anus » (Idem.). Mais, pour G. Dessons, au-delà de la critique de valeurs poétiques, esthétiques et culturelles, cette association a une dimension théorique, « l’intuition que la rime n’est pas seulement une figure de vers, mais qu’elle représente, en bout de vers, un processus interne au langage lui-même, que Roman Jakobson a identifié en empruntant le nom d’une figure de rhétorique, la paronomase » (p. 116). Ce sera la découverte de Saussure dans ses cahiers de paragrammes, recherche qu’on a souvent réduite à la folie, faisant là encore porter la suspicion de la syphilis et de l’alcoolisme comme explication d’une démarche jugée démente. Saussure parle en effet du phénomène « absolument total » de l’anagramme, un phénomène de rime généralisée au poème entier, « tout se touche et on ne sait où s’arrêter », ce qui correspond pour G. Dessons à la « mise au jour d’un mode de signification tournant le dos aux pratiques d’analyse sémantique traditionnelles (p. 118), à un « regard nouveau sur la façon dont le langage signifie et, en conséquence, sur la manière de lire, d’écouter et d’entendre » (idem.).

13Rime folle, mais aussi phrase folle, lorsque l’ordre naturel du langage (sujet-verbe-complément), qui réalise, pour la grammaire logique à partir de Port-Royal, la transposition de l’ordre même de la raison, se trouve inversé : « Évoquant l’emploi que fait Batteux du terme d’inversion “pour marquer le dérangement dans les pensées par rapport à la réalité des choses”, Beauzée, dans l’article “Inversion” de l’Encyclopédie, commente : “Il faut convenir alors que la grande source des inversions […] est aux petites-maisons” », c’est-à-dire à l’asile d’aliénés. G. Dessons ajoute un peu plus loin que la rationalité classique n’a légitimé l’inversion « que dans le cadre du poème, pour différencier la phrase poétique de la “phrase Prosaïque” — ce qui n’est pas indifférent concernant le lien entre la poésie et la folie » (p. 147). La phrase folle c’est encore la phrase de Duras : elle fait symptôme :

On a pu fantasmer la syntaxe de Marguerite Duras « réduite à son strict minimum », en une quête démente de sa propre négation : elle « semble vouloir s’effacer totalement pour faire place à un discours fou ». On a même interprété les blancs qui ponctuent rythmiquement sa phrase comme « la marque d’une tendance schizophrénique », substituant alors le sujet psychologique au sujet de l’écriture, remplaçant une poétique par une clinique. (p. 148)

14Parmi les nombreuses analyses qu’on trouvera dans La Manière folle, analyses qui reposent à chaque fois différemment le problème de l’art et de la folie et participent à construire un point de vue de la manière, on notera notamment, sans davantage en dire le détail, la critique que propose Gérard Dessons de la pensée du style par une pensée de la manière, en prenant l’exemple de Céline (« je ne suis pas un homme à idées. Je suis un homme à style ») ; également une mise au point critique sur la notion de « maniérisme » en histoire de l’art et en psychiatrie, ainsi qu’une réflexion sur la manière du Greco. Une partie du livre est consacrée au rapport entre « Folie et philosophie », et on y trouve une importante étude à propos de Nietzsche, son écriture folle — « la philosophie s’écrit comme un poème, et doit se lire comme un poème. Un penseur, tout pétri de rationalité, n’est ce qu’il est que comme un “fou du rythme” (Narr des Rythmus). C’est en cela que sa pensée est poème » (p. 195), — et son écriture de la folie : « presque partout, c’est la folie (Wahnsinn) qui ouvre la voie de l’idée nouvelle, qui rompt le ban d’une coutume, d’une superstition vénérée » (Nietzsche, Aurore, cité p. 196).