Georges Perec : à la recherche de l’épuisement des temps
1L’auteur Georges Perec reste dans les mémoires collectives attaché à ses trouvailles incroyables dans le domaine littéraire, à la diversité des formes qu’il a su inventer, notamment par le biais de ces fameux défis qu’étaient écrire un livre sans « e » ou encore raconter la vie d’un immeuble tout entier. Celui qui se proclamait « homme de lettres » (traduisons : fils des lettres) avait souhaité « écrire tout ce qu’il est possible à un homme d’aujourd’hui d’écrire1 ». Et pourtant, par delà cette vertigineuse profusion, par delà ce ludisme effréné inscrit au programme de son appartenance à l’Oulipo, Perec ne serait-il pas aussi l’homme d’une insoutenable légèreté ? Car, au milieu de la jubilation qu’il a pu trouver en nous faisant découvrir les possibles insoupçonnés de la langue, une sorte d’angoisse sous-jacente demeure : celle du temps. Entre mélancolie, rire, urgence et ennui, les formes du temps chez Perec, si diverses soient-elles, font peut-être unité dans son œuvre. Et c’est bien ce que Christelle Reggiani met au jour dans L’Éternel et l’Éphémère. Un livre sur le temps ? Pas exactement. « Temporalités dans l’œuvre de Georges Perec », assure le sous-titre. Un pluriel qui ne doit pas être négligé. Un pluriel essentiel. Essentiel comme les deux bornes que s’assigne cette étude, puisées dans les paroles mêmes de l’écrivain, l’éternel et l’éphémère2. Entre elles, c’est certes une totalité qui se déplie, mais aussi une incertitude, une oscillation, une dialectique peut-être, qui se disent. Car l’œuvre de Perec, avec ses temporalités, est une œuvre de mémoires plus que sur la mémoire. Les mémoires, et bien sûr, les oublis qui les accompagnent. Des mémoires que l’écrivain tentait de classer de la sorte : la mémoire commune (Je me souviens), la mémoire personnelle (W ou le souvenir d’enfance), la mémoire fictionnelle, qui aurait pu être sienne (Ellis Island), la mémoire encryptée (La Vie mode d’emploi)3. Mais cette typologie et ses bornes ne doivent pas faire oublier qu’elles ne restreignent nullement l’extension des mémoires en question. C’est pourquoi l’ouvrage de Chr. Reggiani, qui ne cède pas à la démarche d’un classement (dont Perec nous a lui-même appris à nous méfier4), évoque bien d’autres types de mémoires, comme des mémoires littéraires, génériques, photographiques ou cinématographiques. Il semble donc que, selon l’approche diversifiée que propose Chr. Reggiani, Perec ait tenté d’épuiser les mémoires de la littérature, de la théorie littéraire autant que la thématique de la mémoire dans son lien à l’Histoire. Car l’auteur de L’Éternel et l’Éphémère est attentive à tout ce qui peut faire signe, dans les moindres détails, en direction d’un dire sur le temps, depuis les divers usages du paratexte, les seuils problématiques, jusqu’aux fonctionnements linguistiques subtils du nom propre ou des parenthèses. Un microstructural qui fait sens à la manière dont Perec était attentif aux plus fines nuances de la lettre comme de ce qu’il appelait « l’infra-ordinaire ». Alternant ainsi le microscopique et le macroscopique, Chr. Reggiani reconduirait finalement une démarche propre à Perec, dans l’œuvre de qui se conjoignent toujours le minuscule et le majuscule, le quotidien, le banal et les plus bouleversants événements impliquant l’Histoire. Et toutes ces mémoires ne se disent que dans le jeu alterné de l’éternel et de l’éphémère, que subsume en fait une commune démarche : celle de l’épuisement. Épuiser les souvenirs, épuiser les « ressouvenirs » ou les « reprises en avant », comme dirait Kierkegaard, épuiser les nostalgies, épuiser les espoirs et les rires.
2L’ouvrage de Chr. Reggiani s’ouvre sur un paradoxe souvent passé inaperçu, qui n’est pourtant pas des moindres, et qui pourrait faire office d’emblème, dans le sens de cette vignette qui illustre les fables, à toute la pensée de Perec : l’œuvre qui, dès son titre, s’affiche comme la plus apte à faire naître les souvenirs, Je me souviens, serait « un texte exposé au temps » (p. 32). Pourquoi ? Parce que, faisant appel, notamment par le biais d’un usage récurrent du nom propre, à des référents souvent personnels, ou du moins inscrits dans une certaine contingence factuelle, le texte s’érode peu à peu au fil de la disparition des lecteurs aptes à déchiffrer des références tombées dans l’oubli. « Je me souviens participe ainsi d’une écriture de l’irrémédiable, qui travaille à la perte des souvenirs qu’elle met en liste. » (p. 33) On se trouverait donc face à un « texte totalement anti-proustien » (p. 33) alors même que chaque souvenir, dans sa généralité destinée à susciter le processus mémoriel du lecteur, à déclencher des anamnèses en chaîne, se présente comme une petite madeleine, un petit embrayeur du mémoriel. À quel point Perec était-il conscient de cette aporie ? Nous ne le saurons jamais. Reste que la fécondité de la démarche pourrait bien se trouver au cœur de cette incroyable tension. Alors même qu’il s’agit de ressusciter des mémoires collectives, le texte dit avec force que l’oubli est là, qu’il guette, qu’il ronge tout édifice. La mémoire individuelle, si problématique qu’elle soit déjà en elle-même comme le montre W, ne peut pas réellement se partager, se hausser au collectif et à l’universel. Dans la lutte entre l’éternel et l’éphémère, c’est bien le deuxième qui l’emporte ici. Perec semble ainsi s’en prendre à tous les grands rêves totalisants qui habitent la littérature. Il attaque, par une forme humble et minimale, les fantasmes les plus joyciens qui prêtent au texte une dimension encyclopédique absolue, et lui refuse dans le même temps la capacité de se faire monument ou stèle (il n’est qu’à se rappeler aussi que W ne sera jamais le tombeau de la mère mais bien le cénotaphe de celle qui n’a pas eu de tombe). C’est pourquoi Je me souviens « apparaît comme le livre de la liquidation de la mémoire » (p. 36), « comme un exercice d’oubli » (p. 36), tant et si bien que les pages blanches finales, où le lecteur est censé pouvoir prolonger le livre de ses propres « je me souviens », renvoient aussi « à un vide, au néant du souvenir » (p. 37).
3Bien plus, sans vouloir esquiver les tensions, on pourrait finalement dire que Je me souviens est peut-être une sorte d’exorcisme autant de l’oubli que de la mémoire, mettant en lumière leur trop fragile séparation, indiquant avec force comment le mémoriel ne peut être lu hors de l’oubli. Il s’agirait alors, par le texte, de mettre en œuvre le processus de l’oubli, comme pour s’habituer à son inesquivable présence. Jusqu’à, pourquoi pas, le planifier, l’inscrire dans le programme, afin de le devancer, de le prendre à son propre jeu. Je me souviens est ainsi un texte en tension entre sauver et tuer, à la manière dont les listes de mots de Cinoc sont un sauvetage qui est pourtant voué à l’oubli5. Et peut-être n’y a-t-il là finalement rien d’étonnant, car toute mémoire répondrait à cette logique. En effet, peut-être l’œuvre n’est-elle là finalement ni pour liquider le souvenir ni pour le sauver, mais, et c’est aussi ce que montre l’insignifiance concertée du contenu de ces souvenirs « infra-ordinaires », pour se souvenir non pas des choses oubliées mais de l’oubli en soi, pour garder trace non du réel mais de son effacement, pour au moins ne pas oublier l’oubli. Si l’oubli est inévitable, de toute façon, quoi qu’on fasse, la seule vertu de l’écrit serait alors d’enregistrer le phénomène de l’oubli (c’est plus une trace de la disparition de la mère, qu’une trace de la mère, qui se cherche). À tel point que le véritable « je me souviens » qui seul pourrait demeurer, au terme du délitement de la mémoire et qui subsumerait l’ensemble du livre, qui lui donnerait sa cohérence, est un « je me souviens » de l’oubli. Se souvenir non pas de quelque chose en particulier, mais bien se souvenir que l’on oublie, de l’oubli, de la progression de l’oubli.
4C’est d’ailleurs sur ce risque de l’amnésie et de l’érosion que s’articule l’usage des photos qu’étudie Chr. Reggiani, que ce soit celles prises au cours du voyage vers Ellis Island ou celles sur lesquelles s’appuie l’herméneutique du passé dérobé dans W (p. 111‑142). Les premières, de par leur cadrage singulier, leur surexposition fréquente ou le choix de sujets géométriques ou répétés, apparaissent « comme la mise en série d’une disparition photographique » (p. 113). Elles se rattachent au « non-lieu », au « nulle part6 » qu’est Ellis Island. De plus, s’agissant des photos utilisées dans W, Chr. Reggiani rappelle les réflexions de Barthes pour qui la photo « devient très vite un contre‑souvenir7 ». La photo rend ainsi « possible le récit autobiographique précisément parce qu’elle articule la présence à la perte » (p. 118). C’est bien pourquoi, si la photographie « produit des images par définition tronquées » (p. 140), cette écriture, qui est « habitée par la pensée de la disparition, du faux, de la rupture » (p. 141), est véritablement soutenue et animée par un « désir photographique » (p. 140). C’est d’ailleurs dans ce sillage que Chr. Reggiani montre que les échecs cinématographiques de Perec pourraient être lus comme liés à la foncière incompatibilité de son écriture avec l’« image‑mouvement », comme dit Deleuze, propre au cinéma (p. 141‑153).
5Donc se souvenir aussi que l’on écrit l’oubli puisque, ainsi que le souligne Chr. Reggiani, l’objet de Je me souviens ne serait « ni la compréhension du monde […] ni même, en fait, la recherche d’une connivence avec le lecteur, mais bien la construction d’une écriture » (p. 38). Le hors-texte, c’est-à-dire l’ancrage référentiel du livre, « s’avérant de plus en plus inaccessible », Je me souviens « se définit par rapport à un horizon textuel » (p. 38). L’horizon textuel en réponse à l’horizon temporel ? Peut-être bien. Car ce mouvement de retour sur l’univers textuel se rejouerait somme toute dans la multiplication des seuils, notamment dans La Vie mode d’emploi, dans leur statut de « seuils textuels » (p. 67), et de par un incipit au caractère spéculaire (p. 68‑69). L’incipit n’est-il pas la charnière entre le monde réel et le monde fictionnel, c’est‑à‑dire une zone de contact entre de si nombreuses temporalités, celle du monde, celle de la diégèse (justement immobilisée à un instant dans La Vie mode d’emploi), celle de la lecture et celle de l’écriture ? L’incipit est le lieu où l’écriture démarre, où elle se lance, où une certaine permanence cherche à s’assurer. Pourtant, l’œuvre de Perec apprend à se méfier de ses propres entrées en fiction. Le début de W est par exemple le lieu d’un retardement, ou d’un faux départ, par le biais d’un double incipit, d’abord fictionnel puis autobiographique8. Mais, puisque l’incipit fictionnel se présente comme un simulacre d’incipit autobiographique, rappelant le titre et annonçant, par un « je », un retour sur un passé personnel, il laisse planer un véritable soupçon de facticité sur l’incipit autobiographique qui lui succède (mis d’ailleurs en échec par le célèbre « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance »).
6Néanmoins, nul autotélisme nombriliste dans ce repli vers l’univers du texte. Car « l’instauration d’un “monde écrit” relativement autonome » suppose finalement « un destinataire capable d’en éprouver la consistance, définissant ainsi une écriture littéraire manifestement adressée » (p. 72). Une adresse qui, avec la tentation constante de l’épuisement du réel par la liste et l’inventaire, se place dans l’oscillation de l’éternel et de l’éphémère. En effet, les catalogues, partis en quête d’épuisement encyclopédique du monde, revêtent un caractère presque lancinant, parfois poussif, peut-être lassé, mais conjoignent finalement le surplace à l’avancée, la clôture à l’ouverture puisque la liste est toujours potentiellement extensible. L’éphémère pourrait bien retrouver une forme d’éternel par cet appel à la coopération du lecteur. Aussi Chr. Reggiani envisage‑t‑elle les rapports complexes de Perec à la question du réalisme. Se tournant à cette fin vers le premier Perec (p. 70‑71, p. 157‑168), celui qui est notamment marqué par les travaux de Lukacs, l’ouvrage souligne comment le réalisme de l’auteur est « un réalisme citationnel », qui, s’orientant vers la littérature, peut ainsi dire le monde.
7Et pourtant, bien que l’œuvre soit essentiellement adressée, Chr. Reggiani se propose de considérer un fait essentiel, lié à la réception, et qui tend à inscrire les textes dans une zone singulière de l’histoire littéraire : l’œuvre de Perec est « une œuvre à la fois beaucoup lue, souvent citée, et finalement peu récrite » (p. 169)9. Éternelle quant à sa lecture, éphémère quant à son écriture qui n’a pas « fait école ». À ceci s’oppose « l’évidente fécondité esthétique » (p. 173) de l’œuvre pour les arts plastiques. Pourquoi ? Parce que les textes prisent l’image, l’arrêt, la description ou le catalogue, autant d’éléments picturaux assurément. Mais aussi parce que la liste épuise le réel, et avec lui, l’écriture (p. 175‑176). Selon les analyses de Chr. Reggiani, la notion de style, chez Perec, est en fait problématique, alors même que le style est au fondement de toute réécriture. Car, si le style est bien une « trace personnelle » (p. 172) laissée par le biais de l’écriture, cette trace est compromise par l’incertitude identitaire qui caractérise l’œuvre et l’auteur (p. 172). On pourrait d’ailleurs ajouter que le concept de style se voit aussi partiellement mis à mal par la multiplication des citations ou des pastiches. En effet, ce processus proliférant, faisant naître l’écriture personnelle dans le style de l’autre, à travers un mélange composite parfois indiscernable, pèse sur la faculté du style à être imité, et donc du texte à être réécrit. Si ces emprunts diversifiés n’empêchent pas de penser une appropriation dans un style propre, qui serait peut-être cette écriture blanche dont Perec se réclame dans W10, ils semblent toutefois organiser un certain nivellement du style, par le biais de l’effacement (ou de l’épuisement) des marqueurs obvies d’une écriture propre.
8L’écriture donc, face au temps. Car Perec travaille, dans le réel, sous la contrainte du temps, de la même manière qu’il la met en scène dans les projets de ses artistes fous, notamment Bartlebooth. Ainsi de l’écriture en feuilleton de W ou du projet de Lieux (p. 35), analogon de celui de Bartlebooth. Ces projets mobilisent bien « l’expérience, le vécu de l’écrivain en train d’écrire, et plus précisément l’organisation matérielle de son temps » (p. 35). C’est pourquoi « le feuilleton en somme, fait du texte avec la vie, en lui donnant une structure temporelle » (p. 35). Une mise en scène fictionnelle explicite en est donnée à la fin de « 53 jours » où l’on découvre un personnage d’écrivain, Georges Perec, à qui l’on a demandé d’écrire le roman en 53 jours, ce qu’il a été bien en peine de faire11.
9Écrire chez Perec relèverait ainsi d’une sorte d’ascèse, d’une entreprise qui n’est nullement spontanée, pour diverses raisons dont le rapport difficile aux temporalités. Ce problème demeure d’autant plus délicat dans un xxe siècle soumis à une lucidité tyrannique quant à la littérature et l’écriture. Dans une époque où la plupart des écrivains savent que leur dire n’est qu’une répétition d’un dire antérieur, un prolongement d’un éternel incapable de se renouveler, que faire du neuf avec de l’éculé ou de l’épuisé est presque impossible, le recours à l’allusion, au pastiche ou à la citation chez Perec s’inscrit au programme d’une lecture du passé comme dans un positionnement temporel au sein de la littérature. C’est bien pourquoi Christelle Reggiani montre comment la copie, prisée par les personnages de La Vie mode d’emploi, « ne saurait retrouver l’énergie de la forme première » (p. 90). Un cabinet d’amateur est à cet égard exemplaire. L’intrigue repose sur une vaste supercherie fondée sur la copie de tableaux existants et propose donc, par la révélation finale de la tromperie, un roman déceptif, qui avoue les limites et les faillites du processus qu’il met en scène. Pourtant le faussaire, que l’on doit aussi lire comme une figure de l’écrivain‑artisan qu’est Perec lui‑même, comme un avatar du pasticheur et de l’emprunteur de citations, apparaît aussi comme celui qui, devant le blocage de l’invention, trouve dans la copie les ressources à même de renouveler autrement la création.
10Cette angoisse qui plane sur une création hypothéquée par le passé se retrouverait par exemple chez Modiano, à travers ce geste inconoclaste et violent qu’instaure La Place de l’étoile, roman qui exhibe une débauche de pastiches, de parodies, d’allusions ou de citations, dans un histrionisme contestataire où une écriture personnelle tente d’exorciser le poids de ses aînés. Perec, quant à lui, serait l’écrivain d’une certaine mesure, usant de la citation non comme d’une arme de guerre, mais comme d’un travail minutieux, artisanal presque, à la manière des miniatures que réalise Marguerite Winckler. Un long et patient travail de filage, de tressage, qui cherche une porte d’entrée dans le monde littéraire. Un épuisement de tous les possibles qui montrerait que la littérature, grâce à cette « encyclopédie nostalgique » (p. 89) qu’est l’œuvre de Perec, demeure somme toute inépuisable et inépuisée.
11L’un des symptômes de cette crise du romanesque, quoique l’œuvre de Perec fasse un usage récurrent d’un romanesque autant désuet que dépoussiéré, se déchiffre dans le renoncement au roman que Chr. Reggiani analyse à travers le passage de La Vie mode d’emploi à Un cabinet d’amateur. En effet, conçu au départ pour prolonger La Vie mode d’emploi, en reprenant l’un de ses chapitres, le texte s’apparente finalement à un geste d’adieu en direction du roman12. L’intrigue s’y exténue et se déplie au fil de diverses notices ou catalogues de musées, évacuant somme toute la narration. D’autant que, remarque Chr. Reggiani, le récit propose « un échange de la description contre la liste » (p. 98) alors même qu’il se veut « l’histoire d’un tableau ». Évidé de réelles descriptions de toiles au profit de série d’éléments juxtaposés, le récit exhibe avec violence une forme d’instantanéité, niant ainsi le processus temporel comme le développement d’une véritable intrigue. Tout le débordement romanesque que La Vie mode d’emploi utilisait comme sa matière première, a ainsi été radicalement évacué.
12C’est donc à juste titre que Chr. Reggiani s’interroge sur le rôle de la notion de contrainte dans le romanesque, eu égard à la crise du roman entre le xixe et le xxe siècles. Le romanesque étant de plus en plus compromis, l’ère du soupçon interdisant alors de se livrer au plaisir coupable, et surtout gratuit, de raconter des histoires, « l’écriture à contraintes peut apparaître comme un moyen de retrouver le romanesque perdu […] dans une négociation autour de la question précisément la plus délicate de ce point de vue : celle de l’arbitraire. » (p. 81) Car « la gratuité du détail romanesque (l’“effet de réel” barthésien) disparaît au profit d’une détermination par les contraintes » (p. 86). Le détail chez Perec ne serait donc pas seulement là pour signifier « je suis le réel » comme disait Barthes, mais aussi « je suis de la littérature consciente d’elle-même ». La contrainte justifie alors la gratuité de surface de la narration, et d’ailleurs même de la description (p. 86), autrement que ne le faisait Robbe‑Grillet. Elle apparaît, à première vue, comme « une reconquête des prestiges de l’imagination » (p. 82), si évidents dans La Vie mode d’emploi (p. 83‑86). C’est dans cet orbe que se place l’écriture, dans W, du feuilleton qui constitue la première partie de la fiction, s’inspirant de Vernes et empruntant les voies du récit d’exploration, d’enquête ou d’aventure. Idem d’ailleurs pour le modèle du roman policier qui structure « 53 jours ». Mais toutes ces saillies du plus pur romanesque demeurent problématiques. « 53 jours », dans sa deuxième partie, propose en effet une relecture de la première partie, démontant les ficelles de l’intrigue policière et montrant leurs limites. Pour W, certes l’autobiographie, par le biais de l’enfance dans laquelle elle se situe, semble un lieu adapté à ce surgissement nostalgique du romanesque qui a baigné l’enfant. Mais Perec est lucide : il joue avec les codes du récit d’aventure qu’il met à distance, et n’achève finalement pas son intrigue romanesque. L’horreur du récit concentrationnaire semble le lui interdire et pourrait peut-être s’inscrire dans la lignée de la célèbre déclaration d’Adorno, déplacée de la poésie au romanesque. Reste que ce romanesque précaire existe, construit l’œuvre, signifie, et qu’il est le secours, certes fragile mais nécessaire, d’un discours autobiographique lui-même mis en échec et problématique. On comprend ainsi que les « formes proprement temporelles du romanesque » (p. 89), que sont le cycle ou la quête, nettement présentes dans « 53 jours » ou W, ne sont, comme dans La Vie mode d’emploi, « présent[es] que sur un mode mineur, manquant à l’évidence de la continuité narrative nécessaire à leur plein développement » (p. 89), ou alors demeurent inabouties (l’enfant Gaspard Winckler ne sera jamais retrouvé). La contrainte fait donc bien « revenir le romanesque » mais « au second degré, comme un romanesque “citationnel” » (p. 89), un romanesque lucide quant à lui‑même.
13L’Éternel et l’Éphémère nous fait donc mesurer tout le tragique qui habite la complexité des expériences du temps chez Perec, un tragique qu’il convient évidemment de relier à son histoire personnelle. Se refusant à évincer les difficultés et les paradoxes inhérents à une œuvre protéiforme, l’ouvrage souligne à quel point Perec n’a cessé, de par la variété des moyens littéraires mis en œuvre (romans très divers les un par rapport aux autres, récits, poèmes, photographies, cinéma…), d’explorer les formes du temps et leurs implications. À cet égard, on ne peut donc pas parler d’une sorte de rivalité ou de lutte primordiale entre l’éternel et l’éphémère mais bien de leur constante intrication, de leur jeu alterné et souvent indissociable, chez un écrivain qui a toujours choisi d’affronter, sans jamais les esquiver, les inévitables complexités du réel et de la littérature.