Malraux mémorialiste : le réel & son sens
1Docteur en littérature et civilisation françaises à Paris IV-Sorbonne, enseignant en littérature française et en sciences des religions en Suisse, membre du Séminaire Malraux à la Sorbonne, chercheur associé à Paris III-CNRS et administrateur du site littéraire André Malraux, Claude Pillet est également l’auteur de plusieurs articles et communications portant sur les Mémoires, les romans et les Carnets de Malraux. L’ouvrage, qu’il publie sur Le Miroir des Limbes et qui constitue en réalité la version revue et réduite de sa thèse de Doctorat intitulée La Création du monde dans “Le Miroir des limbes” d’André Malraux et soutenue en Sorbonne en 2004, s’inscrit dans le cadre de la redécouverte des Mémoires de Malraux par la critique malrucienne qui s’était pendant longtemps focalisée sur ses romans ou ses essais.
2Cette étude ne se contente pas d’analyser isolément les Antimémoires ou La Corde et les souris mais englobe toute l’œuvre mémoriale regroupée sous le titre de Miroir des limbes. À cet effet, elle s’appuie sur les outils de l’analyse textuelle en convoquant les textes de Genette sur l’intertextualité ou de Lejeune sur l’autobiographie, sur les travaux des philosophes comme Ricœur sur le récit ou de Lyotard sur le différand et sur les recherches en anthropologie et en sociologie des religions telles que celles de Mircea Eliade sur le sacré et les mythes. Cet appareil méthodologique permet à Cl. Pillet de développer une réflexion en trois parties sur les rapports entre le sens et le non-sens, le réel et sa signification dans Le Miroir des limbes. Précédées d’un prologue et suivies d’un épilogue, ces parties sont consacrées respectivement à La Lutte avec l’ange, aux Antimémoires et à La Corde et les souris.
3À cette division du texte, s’ajoute un imposant paratexte composé de deux épigraphes, d’une dédicace, d’une préface de Michael de Saint-Chéron, d’un avant-propos, d’annexes, d’un index de personnes et de personnages, d’une table analytique, d’une présentation de la bibliographie gravée sur le CD qui accompagne l’ouvrage, d’une liste des illustrations et de cartes et de photographies. Le CD joint au texte comprend lui-même une préface de Moncef Khémiri, un avant-propos et une bibliographie thématique. Tout cet attirail est mobilisé par Cl. Pillet pour montrer que, contrairement à l’histoire de la réception de Malraux par la critique qui lui dénie tout style sinon celui de ses discours et confond l’homme avec son œuvre, les Mémoires de Malraux reposent sur un enjeu esthétique qui met en valeur l’absence de sens du monde et la volonté de créer un univers littéraire destiné sinon à se substituer du moins à imposer sa présence au réel qui le nie. En effet, « considérer que les Antimémoires (et par extension les textes du Miroir des limbes) parlent du réel […] n’est pas une erreur. Ne pas voir que leur usage de ce système référentiel constitue en lui-même une agrammaticalité procède d’une lecture forcément manquée de l’œuvre de Malraux. […] Ils détournent cette visée (autobiographique et historique) de sa signification pour la doubler du signe qu’elle devient alors. » (p. 35) Aussi avons-nous choisi de discuter le texte de C. Pillet du point de vue de cette dialectique entre sens perdu et sens retrouvé dans Le Miroir des limbes.
4Dans Le Miroir des limbes, la perte du sens caractérise le monde et impose sa loi au mémorialiste. C’est ce sens perdu qu’il s’agit de retrouver par le biais de l’écriture. Ainsi, Cl. Pillet montre que dans La Lutte avec l’Ange comme dans les Antimémoires Malraux cherche un antidote à l’incohérence du réel et au poids de l’histoire à travers la création littéraire et l’engagement historique, d’autant que « la création littéraire nait dans le monde des créations, et non dans celui de la Création1. » D’un côté, c’est la tension entre la vie et l’œuvre de Malraux qui est en jeu dans La Lutte avec l’Ange car il s’agit d’échapper à la littéralité grâce à la littérarité, d’opposer les textes du Miroir des limbes à la biographie de l’auteur et de refuser l’emprisonnement dans la finitude historique par le recours à la fiction, d’autant qu’« il n’y a pas pour Malraux d’art factuel — ou si l’art dit vraiment le réel, ce ne peut être qu’à la manière de la fiction : par le recours aux formes […]. » (p. 63) Cette tentation d’écrire la vie est déjà présente d’ailleurs dans une lettre adressée par Malraux à Gaston Gallimard en 1930 :
Je pense que Paulhan a confondu : je n’ai pas le désir d’écrire une vie d’Edgar Poe, car je crois que je l’écrirai mal. Parmi les existences curieuses, il en est une que j’écrirai peut-être assez bien, et c’est la mienne […]2.
5D’un autre côté, cette tentative de reconstruction de l’histoire individuelle et collective passe d’abord par un projet d’écriture résolument anti‑autobiographique et anti‑mémorial qui s’oppose au discours autobiographique de Rousseau dans ses Confessions et se rapproche des Mémoires d’outre‑tombe de Chateaubriand. On pourrait définir ses Mémoires comme Malraux caractérise lui-même ceux de Jung :
Lisez sa vie : ce ne sont pas des mémoires. D’ailleurs, il l’intitule : Souvenirs, rêves et pensées. Ses souvenirs ne renvoient qu’à ce qui, dans ses rêves, lui préexistait de toujours. Et pensées…la conscience. Au fond, ses mémoires, à chaque époque de sa vie, ce sont les mémoires de son avenir3.
6Ce projet se traduit par l’introduction et la réécriture des textes de fiction antérieurs dans les Antimémoires car « le discours autobiographique de Malraux se situe ailleurs […], dans cette zone intermédiaire et que l’on appelle aujourd’hui l’autofiction et qui se caractérise par un discours bivalent, mi‑enraciné dans la réalité référentielle et mi‑tourné vers la fiction4. »
7En inscrivant des fragments tirés des Noyers de l’Altenbourg, qui constitue l’unique version publiée de La Lutte avec l’Ange, en ouverture de ses Mémoires, Malraux subvertit l’exigence de témoignage historique associé au genre des Mémoires au profit d’un brouillage textuel entre le récit historique et la fiction romanesque.
Paradoxalement, les fictions d’autrefois serviront le projet d’aujourd’hui (les Antimémoires) mieux que tout texte référentiel. En d’autres termes, face à l’autobiographie et dans l’autobiographie, le roman peut se révéler plus apte que l’autobiographie elle-même à réaliser ce qu’elle se propose de créer. (p. 102)
8À la construction de cette préhistoire de l’œuvre grâce à la reprise des Noyers et au projet antimémorial exposé dans le prologue des Antimémoires, s’ajoute la fabrication de l’histoire de l’œuvre mémoriale à travers un voyage dans le temps et dans l’espace dans lequel l’imaginaire se superpose au réel en ce sens que « pour détruire le “réel”, l’art de la fiction n’a suggéré à l’homme que trois moyens : fuir son présent, son pays, sa classe sociale5. »
9Du périple qui mène Malraux de l’Égypte à l’Inde, à la Chine et au Japon jusqu’à son retour en France, émergent une confrontation constante entre le temps de la narration (1965) et les temps de l’histoire (1923, 1934, 1940, 1958), le retour des romans asiatiques de Malraux (Les Conquérants) au cœur des Antimémoires et le rapprochement entre le présent et le passé. Les lieux et les temps se télescopent et « l’absence de véritable but géographique donne lui-même au voyage de Malraux sa véritable fin : celle-ci sera constituée de toutes les escales et étapes du voyage. Toutes, comme la première, deviennent des stations : stations du voyageur, certes […], mais aussi stations du monde lui-même : par elles, le chaos qu’il est se trouve investi d’une forme, d’un ordre, d’un sens. » (p. 202)
10À ce niveau, on peut regretter que Cl. Pillet se focalise sur le récit de voyage au détriment du travail textuel sur le temps et l’espace dans les Mémoires de Malraux. En effet, autant les notations temporelles puis spatiales ponctuent les premières sections des Antimémoires, autant les deux dernières sections des Antimémoires et de La Corde et les souris ne comportent plus aucune référence au temps et à l’espace. Tout se passe comme si plus le récit se rapproche de la fin, de la France et de l’expérience personnelle de Malraux (la maladie racontée dans Lazare) plus les Mémoires s’inscrivent dans l’intemporalité comme si la fiction s’essayait à mettre à distance le réel et à donner un sens mythique au projet antimémorial.
11Mais cette polyphonie du texte mémorial repose néanmoins sur le retour d’un schème fondamental, à savoir la présence des hauts lieux de l’art (le Sphinx de Gizeh) et des hauts faits de la fraternité (l’histoire de Mao) et la permanence des temples et des tombeaux qui métamorphosent la mort dans les civilisations orientales. Ces hauts lieux possèdent une valeur symbolique que Malraux définit ainsi :
C’est leur valeur mythique qui a assigné à ces passages leur place dans les Antimémoires. C’est la fraternité qui appelle le récit de l’attaque des gaz sur la Vistule. J’avais besoin d’une histoire irrationnelle de fraternité. Et cette histoire a en outre le mérite d’être une chose vraie6.
12Mais le terme de ce voyage imaginaire et réel montre que l’opposition entre le réel et l’œuvre et celle entre le monde et le livre mémorial ne sont pas résolues car la promesse de sens que l’art égyptien semblait contenir au début des Antimémoires finit par le retour des camps de concentration à la fin du texte. La Lutte avec l’Ange et les Antimémoires démontrent, en définitive, que le sens ne se situe ni dans le réel parce que l’œuvre d’art ou le mythe de la fraternité refusent la mort ni dans la fiction car le réel renait toujours de ses cendres. Le sens est plutôt à chercher du côté de l’éternel retour de l’opposition entre l’absence et la présence, le monde qui nie l’homme et l’homme qui tente de lui opposer un sens car « l’histoire des Antimémoires est un cercle comme l’est le voyage asiatique : son commencement succède à sa fin. » (p. 259)
13Cette quête du sens que Cl. Pillet semble placer sur le plan métaphysique, Malraux la construit également dans son texte à travers le recours à la forme du dialogue qui ponctue l’essentiel des textes de La Corde et les souris. On songe aux dialogues de Malraux avec de Gaulle, Méry ou Senghor. Le dialogue est destiné à créer, au cœur du déroulement du récit mémorial et de l’évocation des souvenirs qui reposent sur l’absence, un effet de présence car le temps du dialogue égalise le temps de l’histoire et le temps de la narration comme au théâtre.
14Puisque Malraux n’a réussi à donner un sens au monde ni dans La Lutte avec l’Ange ni dans les Antimémoires, y parviendra-t-il dans La Corde et les souris ? En tous cas, Cl. Pillet souligne que Malraux ne cherche plus, dans la deuxième partie du Miroir des limbes, le sens dans la création artistique ou l’action fraternelle mais plutôt dans la mystique. Le sens étant impossible à trouver dans l’œuvre littéraire, Malraux recourt à la religion et à son pouvoir de signification, d’autant que les limbes y renvoient immanquablement.
Le Miroir des limbes porte bien son titre : il montre le réel tel qu’il est : quelque chose à quoi la vérité semble promise, attendant sa réalisation au bord de l’éternité ou de l’absolu du tout et/ou rien. (p. 288)
15Ce qui intéresse Malraux dans le fait religieux, ce n’est pas toutefois les dogmes ou la pratique religieuse mais c’est davantage le mystère que véhicule la religion. Ainsi, Malraux propose, dans Les Chênes qu’on abat… et La Tête d’obsidienne, des formes de recréation du monde à travers des figures comme celles du général de Gaulle et de Picasso.
16Ces deux figures imposent un ordre humain au chaos du monde car ils assument une position de créateur de sens. Dans le domaine de la politique et dans celui de l’art, elles jouent le rôle de rectificateurs du réel. Elles font office de prophètes à la mission presque sacerdotale en repoussant les limites de la peinture ou de l’action politique. Elles incarnent ce processus de « métamorphose (qui) n’est pas un accident, (mais) elle est la loi même de la vie de l’œuvre d’art7 ». Dans les Hôtes de passage, Malraux fait reposer le sens non pas sur des personnages historiques comme de Gaulle ou Picasso mais sur des figures imaginaires comme Max Torres ou la voyante Khodari Pacha.
17Le réel est ainsi rectifié par la fiction. C’est le mystère que le farfelu introduit dans l’histoire qui désormais donne son sens au monde en ce sens que « le farfelu est tout cela qui n’est pas de manière absolue et définitive : il est l’un et l’autre, la réalité précise et douteuse des histoires, et son double, la réalité floue et vraie des fictions et de leur univers. » (p. 364) Aussi Christiane Moatti montre-t-elle que Malraux ne conçoit pas de raconter sa vie sans y introduire de la poésie, de l’imaginaire et du farfelu8. À défaut de pouvoir imposer sa trace à l’histoire comme de Gaulle et Picasso, on peut réinventer le réel en transformant l’histoire en légende. Le sens passe donc par l’irruption de l’inconnu dans le cours du déroulement historique qui mène irrémédiablement vers la mort.
18C’est peut-être pourquoi, Malraux conclut La Corde et les souris par Lazare qui constitue une exploration du mystère de la mort et de la région des limbes à travers un double processus de disparition et de résurrection car « l’œuvre d’art n’est pas chez lui (Malraux) close ou autotélique, mais tension vers un au-delà du visible ou de l’audible. Les limbes seraient un au-delà de la mort où s’esquissent de confuses métamorphoses9. » Dans ce texte aux allures de faux journal intime, Malraux cherche à trouver un ultime sens au bord de la mort. La question est de savoir s’il existe un au-delà capable de sauver l’homme du poids du réel. La quête du sens se confond désormais avec la quête du salut.
La révélation de Lazare est le face-à-face spéculaire du Réel et du réel […], du néant et de la vérité, du monde et de sa fiction, de l’art et de l’action […], de la sagesse et de la folie […] Il est aussi la révélation des limbes, cette bordure, ce seuil, cet entre-deux de toutes ces faces interchangeables tournant dans tous les renversements […]. (p. 406)
19Mais ce que Malraux découvre avec Lazare, c’est que la mort ne fournit aucun sens et que la résurrection n’est qu’un retour à la vie banale car « de l’autre côté du miroir, aucune réponse ne nous est offerte, aucun message ne nous est délivré, et la seule révélation du Miroir des limbes est peut-être le fait que la maya est notre seule réalité psychique10. » En somme, l’expérience de Lazare, c’est celle des limbes, c’est-à-dire l’attente renouvelée du sens dans cette région intermédiaire entre le non-sens et la possibilité d’un sens, entre la fin du réel et l’éventuel avènement du sens. Donc, Malraux ne retrouve pas, dans La Corde et les souris, le sens perdu depuis La Lutte avec l’Ange mais découvre que la volonté de créer un monde par l’œuvre mémoriale ne débouche que sur un sens suspendu comme les limbes.
20En définitive, on peut considérer l’ouvrage de Claude Pillet comme une contribution importante à l’étude des Mémoires de Malraux en ce sens qu’il apporte un éclairage nouveau sur la dimension esthétique et sur les implications religieuses et mystiques de l’écriture mémoriale dans Le Miroir des limbes. En effet, « la puissance de création du Miroir des limbes est justement celle de ce monde, de ce “monde informe”, de ces limbes où l’on attend de percevoir une forme à ce monde, des formes à ces limbes. » (p. 427) À ce sujet, on peut valablement rapprocher les Mémoires de Malraux des textes qui relèvent de ce que Philippe Lejeune qualifie d’«autobiocopie», c’est‑à‑dire la « production d’une vie à partir de la lecture et du déplacement de textes lus et entendus11 » voire réécrits dans le cas de Malraux. Son analyse est de plus doublée d’un remarquable travail d’érudition qui se manifeste à travers la recherche, l’établissement, la confrontation des différents textes du Miroir des limbes et la mobilisation d’une imposante bibliographie sur pratiquement tous les aspects de la production littéraire de Malraux.
21Et malgré la multiplication des éléments paratextuels qui parfois se répètent au risque de phagocyter le texte lui-même, il reste que son étude ouvre nombre de perspectives à la recherche malrucienne sur les textes mémoriaux de Malraux. On pourrait en effet prolonger sa réflexion sur la dialectique du sens et du non‑sens dans Le Miroir des limbes en examinant le retour de l’intime à la fin des Antimémoires et de La Corde et les souris par le biais de l’expérience des camps et de celle de la maladie qui donnent à ces sections du Miroir des limbes l’aspect d’un journal intime qui semble remettre en cause le projet anti‑autobiographique et anti‑mémorial de Malraux mais qui en réalité peut être replacé dans le contexte du va-et-vient entre le réel et la création d’un sens.