« Réduire l’usurpateur, séduire le spectateur : les choix tout-puissants d’un auteur démiurge »
1Après deux premiers volumes consacrés pour l’un aux trois tragédies1, pour l’autre aux deux pastorales et à la première tragi-comédie de Mairet2, est paru cet automne le troisième opus du Théâtre complet du dramaturge, dans l’édition critique qu’en dirige Georges Forestier. Cette nouvelle livraison présente La Virginie, L’Illustre Corsaire et Les Galanteries du duc d’Ossonne, respectivement éditées par Jean-Marc Civardi et Hélène Baby, par Hélène Baby, et par Anne Surgers. Vraisemblablement composées en 1633 et en 1638, les deux premières pièces marquent « l’aboutissement d’une réflexion sur le genre tragi-comique3 ». Simultanément, elles fournissent l’occasion de prolonger les réflexions les plus récentes de la recherche centrée sur la tragi-comédie4, dont elles proposent une illustration exemplaire.
2De fait, les deux tragi-comédies rassemblées ici présentent en abondance tous les ingrédients incontournables du genre — naufrages, rapts, duels et autres reconnaissances. Sur le plan thématique, La Virginie et L’Illustre Corsaire relèvent du romanesque usuel durant la décennie 1630. Une part importante du travail de présentation est en conséquence dévolue à l’identification des sources, identification rendue particulièrement ardue, dans le cas de La Virginie, par le fait que Mairet a réussi « une ingénieuse “tissure” avec des éléments purement fictionnels qu’il a choisis dans l’immense matériau romanesque de ce début du xviie siècle5 ».
3Ainsi, Hélène Baby et Jean-Marc Civardi repèrent, dans La Virginie, l’influence des romans de l’Antiquité (Les Aventures de Chéréas et de Callirhoé de Chariton d’Aphrodise ; Les Éthiopiques d’Héliodore), auxquels
s’ajoute l’influence diffuse de l’histoire fondatrice d’Œdipe, qui nourrit toutes les intrigues fondées sur les tentatives humaines d’échapper aux oracles divins et sur la reconnaissance d’un enfant perdu, deux motifs que l’on retrouve respectivement dans la pastorale dramatique, truffée d’oracles et de mages, et dans la tragi-comédie, où le déguisement d’identité est monnaie courante6.
4Outre ces références antiques, Mairet prend par ailleurs appui sur les succès européens les plus récents, parmi lesquels
deux influences majeures sont directement repérables dans la pièce de Mairet, l’une italienne et dramatique, La Filli di Sciro de Guidobaldo Bonarelli, et le grand roman pastoral d’Honoré d’Urfé, L’Astrée, œuvres qui servent de fonds commun auquel puisent tous les dramaturges contemporains de Mairet7.
5De fait, La Filli di Sciro de Guidobaldo Bonarelli avait fait l’objet de deux traductions simultanées ou quasiment, dues à Simon Du Cros et à Pichou8. Plus largement, c’est le motif de l’inceste fraternel, évité de justesse, qui prévaut ici :
Avant Mairet, seul Mareschal avait exploité ce versant conscient de l’inceste dans La Sœur valeureuse, tragi-comédie éditée en 1634 un an avant La Virginie, et il est probable que cette audace avait séduit notre dramaturge9.
6Dans tous les cas, le recours à ces deux œuvres phares du tournant du siècle inscrit la tragi-comédie de Mairet dans l’air du temps.
7Il en va de même du sujet et du héros éponyme de L’Illustre Corsaire. Mairet en emprunte l’intrigue au roman de Desmarets Ariane, tandis que le personnage oxymorique du corsaire illustre apparaît également dans le Polexandre de Gomberville10, publié entre 1619 et 1637. Cela étant, à la différence de Desfontaines, rival de Mairet avec son Eurimédon ou L’Illustre Pirate qui reprend fidèlement une histoire contenue dans l’Ariane11, Mairet s’affranchit de sa source et
y fait son marché à son gré, au fil des différents chapitres, en empruntant là un nom, là une fausse mort, là encore une reconnaissance, [autant d’événements] suffisamment exploités par l’ensemble des romans d’aventure et des tragi-comédies de l’époque pour ne pas être uniquement rapportés à Desmarets12.
8Par ailleurs,
bien qu’inspirée par l’actualité historique et littéraire, la figure du prince corsaire utilisée par Mairet lui est cependant bien antérieure : depuis les Récits éphésiens de Xénophon d’Éphèse et les Éthiopiques d’Héliodore, les pirates traversent la route des amants, et ils sont, comme le Thyamis d’Héliodore, de noble maison. Mairet, dans la construction de son prince corsaire, s’applique à utiliser de nombreux lieux de la mémoire collective, lieux mythiques et culturels de la modernité ou de l’Antiquité, et des anecdotes politiques et historiques contemporaines. Il respecte ainsi l’ambiguïté constitutive du statut politique du corsaire13.
9Les deux tragi-comédies rassemblées ici présentent donc une communauté de sources apte à resserrer leur association, en dépit des divergences diégétiques supportées par leurs intrigues respectives.
10En marge de ces antécédents littéraires, H. Baby rappelle également tout ce que le personnage du corsaire doit
à la réalité des affaires maritimes, tant les marins subissent les attaques de ceux qu’on appelle corsaires, pirate, turcs ou barbaresques. Car la guerre de course n’est pas seulement brigandage commercial : elle se double de l’enjeu politique et religieux opposant la croix et le croissant dans la quête de la domination maritime14.
11Ainsi,
la fable de Mairet se situe au confluent imaginaire de plusieurs données géographiques et historiques, en combinant des événements politiques et militaires et en exploitant à la fois la situation de la Méditerranée au début du xviie siècle et les particularités de la ville provençale de Marseille15.
12Si l’univers méditerranéen est moins prégnant dans La Virginie, il n’en reste pas moins que les deux héros sont rescapés d’un naufrage — on reconnaît là motif de l’heureux naufrage, à ce point emblématique du genre tragi-comique que Rotrou en fait le sujet de l’une de ses tragi-comédies (L’Heureux Naufrage, publiée en 1637) — tandis que la pièce multiplie les éléments référentiels, telle la Candie, ancien nom de la Crète16.
13Dans ces conditions, c’est l’histoire qui « nourrit la fiction » ; c’est toutefois aux jeux onomastiques qu’il incombe de « supporte[r] l’exotisme17 ». Ainsi, le titre même de Virginie se veut un appât historique pour le public, disposé à assister à l’adaptation du sujet de la Virginie romaine18 : Mairet « réactive l’imaginaire historique du spectateur19 » en lui faisant miroiter un nouvel exemple de l’innocence persécutée. Le travail onomastique se fait plus riche et précis dans L’Illustre Corsaire, où il devient « symbolique du travail de tissage entre l’événement et sa résonance mythique20 ». Plusieurs exemples le montrent de manière éclatante, à commencer par le nom du héros, Lépante, allusion transparente à la bataille de Lépante de 1571, évocatrice de tout un monde lointain, et à laquelle prit notamment part Cervantès. Ailleurs,
Mairet puise dans les mythologies grecque et romaine, comme le montre le nom du sage et bienveillant médecin Évandre (“l’homme bon”), descendant direct de l’Évandre arcadien, fils d’Hermès et célèbre personnage virgilien qui accueille et soutient Énée à son arrivée dans le Latium, participant ainsi à la fondation de Rome21.
14Quant à l’acolyte de Lépante, Ténare, il tire son nom du Tenaron,
le promontoire le plus méridional du Péloponnèse, un cap situé à l’extrémité du mont Taygète en Laconie. […] Or, l’imaginaire antique faisait justement du cap Tenaron en Laconie l’une des entrées des Enfers22.
15Proximité des dates de composition, des intrigues, des sources et des univers : il résulte de tous ces éléments une parenté de conception évidente entre les deux tragi-comédies. C’est
à la fois dans l’histoire et dans les livres que Mairet est allé chercher son prince corsaire : figure réelle, et littérarisée avant lui par tous les avatars du héros à la naissance obscure, figure singulièrement adaptée à la poétique théâtrale d’un genre sérieux qui veut se distinguer de la tragédie par l’invention radicale de son intrigue23.
16De même,
La Virginie est […] incontestablement imprégnée de réminiscences du roman et du théâtre contemporains, conformément au genre choisi par l’auteur. Mairet y recycle une foule de motifs traditionnels et identifiables, mais n’emprunte finalement à aucune œuvre précise l’invention de sa pièce. Le dramaturge n’applique d’ailleurs pas cette technique de récupération sélective au seul matériau fictionnel, mais aussi aux référents historique et géographique qui lui prêtent, sans qu’il en soit esclave, des personnages et des lieux communs24.
17À ces similitudes de conception, et aux rapprochements thématiques qu’elles induisent, s’ajoute la continuité doctrinale qui préside à la composition de La Virginie et de L’Illustre Corsaire. À cet égard, H. Baby rappelle la place centrale de Mairet dans les débats qui agitent en 1631 le milieu théâtral autour de la régularité, parallèlement à « la tendresse particulière qu’il nourrit à l’égard de La Virginie25 ». En définitive, si les deux tragi-comédies qui nous occupent sont emblématiques de l’ensemble du genre, c’est qu’elles rendent sensible l’oscillation que Mairet partage avec nombre de ses confrères
entre une attirance d’ordre intellectuel pour la régularité et le style sérieux et relevé, et le goût de son temps pour les incidents et l’esthétique de la surprise et du rebondissement […] du temps de La Virginie, au début des années 1630, il est tout à fait naturel que la tragi-comédie soit le lieu d’une telle expérimentation : le genre est à la mode et incarne la modernité d’un théâtre sérieux qui cherche à s’affirmer en dehors de la seule Antiquité26.
18Cette expérimentation passe, dans La Virginie, par une « description spatiale éclatée27 » qui joue sur
la double dimension de l’espace tragi-comique, à la fois ouvert sur l’aventure et le danger, et en même temps lieu de réconfort […] belle illustration de la dialectique du fermé et de l’ouvert, du stable et de l’instable qui caractérise toute tragi-comédie, et celle-ci en particulier28.
19En parallèle, la pièce multiplie les effets spectaculaires, telles la profusion des personnages sur scène, l’abondance des costumes qu’elle induit, la mort violente, que Mairet « inscrit dans une véritable scénographie »29, ou enfin la merveille que constitue l’arrivée inopinée de Calidor, père adoptif de Virginie et de Périandre dont il va révéler l’identité. Si l’on retrouve ici la « profusion »30 tragi-comique, J.‑M. Civardi et H. Baby établissent toutefois nettement la particularité structurelle de La Virginie, qui
consiste à développer presque exclusivement les obstacles provoqués par la gouvernante, en reléguant l’oracle et ses conséquences aux toutes dernières scènes de la pièce. Aussi, contrairement à la plupart des tragi-comédies où les obstacles proviennent de diverses causes, extérieures, conjecturelles et parfois transcendantes, la structure actorielle de La Virginie semble reposer sur une cause unique, la parenthèse d’un mensonge entièrement organisé par une être malfaisant. […] l’obstacle oraculaire, mis entre parenthèses, réapparaît opportunément au dénouement : là se situe la véritable opposition, tandis que les menées gratuites d’Harpalice ont pour fonction de remplir les quatre premiers actes31.
20Pour être dénuée de toute merveille, l’intrigue de L’Illustre Corsaire se veut toutefois elle aussi exemplaire de la dramaturgie tragi-comique de Mairet « où les extravagances de l’action, et donc les entorses à la vraisemblance interne, voisinent naturellement avec le soin apporté aux unités de lieu et de temps, donc avec la vraisemblance externe32 ». Elle rejoint de plus La Virginie en faisant sienne « la topographie de toutes les tragi-comédies de cette époque, constituée par la juxtaposition de l’espace ouvert et de l’espace fermé33 ».
21Cela étant, L’Illustre Corsaire surprend, au regard de cette conception tragi-comique, par la sobriété du spectacle qu’elle supporte — H. Baby signale ainsi que la pièce ne requiert que trois accessoires, parcimonie à laquelle répond « la timidité des mouvements scéniques34 ». S’ensuit une réflexion nourrie sur l’alternative toujours renouvelée entre narration et représentation, que Mairet résout ici au profit de la première, en vertu de son « exploitation maximale de la fonction pragmatique du langage35 ». Rappelant ainsi que toute l’intrigue de L’Illustre Corsaire repose sur la parole donnée par Dorante à Axala, H. Baby en arrive au constat que la pièce
propose un spectacle de langage avec une langue singulière. […] Tout est fait pour reléguer hors scène l’événement violent et militaire afin de privilégier la fantaisie, l’ironie verbale et le jeu des fous : la reconquête politique s’accomplit néanmoins, comme si les plus grands bouleversements de l’histoire étaient, sur la scène du monde, semblables aux jeux des masques et des mots36.
22De fait, le corps de la pièce tient à cette « cérémonie burlesque qui célèbre la toute-puissance du jeu de l’acteur37 », et met en jeu non seulement l’esthétique du plaisir et du divertissement, constamment revendiquée, mais également l’ensemble de l’action dramatique. En définitive,
comme toutes les tragi-comédies de l’époque, la pièce de Mairet est une machine à penser la convention théâtrale mais L’Illustre Corsaire, par son dispositif compliqué de vrais et de faux jeux de rôles, dépasse la réflexivité du signe théâtral pour proposer une réflexion sur les rapports de l’illusion et de la vérité au moyen du mensonge théâtral38.
23Loin d’illustrer une possible dichotomie entre spectacle scénique et dramaturgie langagière, L’Illustre Corsaire et La Virginie se rejoignent encore sur ce terrain de la parole, puisque si Harpalice a pour fonction dramaturgique de remplir les quatre premiers actes de ses menées malfaisantes, elle ne le peut que par « la force hallucinatoire de la parole mensongère. [Elle permet] à Mairet d’exploiter et de figurer les diverses conséquences, heureuses ou funestes, de la dramaturgie du langage39 ».
24Cette force du verbe va de pair avec le caractère stéréotypé des personnages, lesquels contribuent également à ancrer La Virginie dans la réalité littéraire de son époque. Ainsi,
il saute aux yeux de tous les lecteurs de sa génération que Mairet, pour fabriquer sa détestable gouvernante Harpalice, emprunte à Honoré d’Urfé le machiavélisme de Lériane, l’âme noire de l’épisode de Madonte40.
25De même, si Virginie incarne la vertu féminine la plus traditionnelle, la reine Andromire se rapproche de Médée et « des grandes figures d’amoureuses passionnées antiques et plus particulièrement de celles illustrées par Sénèque41 », tandis que le comportement de Périandre « rappelle celui d’Hippolyte dans la Phèdre de Sénèque, rapprochement d’ailleurs évoqué assez explicitement à la fin du dialogue42 ». De ce fait, la tragi-comédie préférée de Mairet pourrait avoir préfiguré la Médée de Corneille et l’Hippolyte de La Pinelière, créés au cours de la saison théâtrale 1634‑163543.
26Par contraste, l’ancrage de ces deux tragi-comédies dans la réalité littéraire contemporaine rend plus singulière encore la pièce qu’elles encadrent, composée elle aussi en 1633. A priori, La Virginie et L’Illustre Corsaire ne présentent rien de commun avec Les Galanteries du duc d’Ossonne — A. Surgers, à qui en ont été confiées l’édition et la présentation, signale non seulement que la comédie est « un hapax44 » dans l’œuvre de Mairet, mais également qu’elle serait « une pièce originale dans la production théâtrale française de la première moitié du xviie siècle 45 ». De fait, la pièce n’a rien du romanesque de La Virginie et de L’Illustre Corsaire : située à Naples, elle reste dépourvue de toute couleur méditerranéenne ; elle se fonde sur les aventures d’un personnage réel, et contemporain ; unique comédie du dramaturge, elle prend corps au sein d’une théorie de tragi-comédies, et témoigne enfin de l’influence des comedias espagnoles. Les trois pièces rassemblées dans ce troisième volume n’auraient donc d’autre parenté que leur période de composition et de création.
27Les Galanteries du duc d’Ossonne entretiennent pourtant une relation ponctuelle avec la tragi-comédie qui les suit, par le biais de leur héros éponyme. Le titre de la comédie est la transcription littérale du nom de Don Pedro Téllez Giron, duc d’Osuna, célèbre ami d’Henri IV. A. Surgers décline une brève biographie du personnage, complétée par d’importantes annexes dont il faut saluer l’abondance46. Or le héros de la comédie de Mairet n’est pas étranger à L’Illustre Corsaire, du fait de la réputation qu’il s’était acquise dans le monde de la course maritime47.
28Le prestige du duc se double de sa nationalité espagnole, qui permet à Mairet de détourner à son profit le topos de l’Espagnol ridicule — dont il fait, simultanément, un « amoureux transi48 ». De fait,
l’imagination du public était alors nourrie d’un lieu commun particulier à la France du xviie siècle, où l’Espagnol était considéré comme l’ennemi héréditaire et, à ce titre, tourné en dérision, raillé et caricaturé49.
29À cette figure se superposent celle de Don Quichotte et, surtout, celle de Matamore, popularisée par les estampes populaires, et notamment par celles d’Abraham Bosse. A. Surgers développe une analyse détaillée de ces sources iconographiques, étayée par la reproduction de deux gravures contemporaines de Bosse.
30La personnalité éponyme du duc d’Osuna établit parallèlement une passerelle avec les comedias espagnoles. A. Surgers évoque ainsi Las Mocedades des Duque de Ossuna de Cristóval de Monroy, pour simultanément atténuer l’influence directe que l’on a pu lui reconnaître sur la comédie de Mairet50. Sur la question des sources du dramaturge, elle privilégie le célèbre « recueil de brefs récits d’amour et de “galanteries” » Il Novellino, publié en 1476 par Masuccio Salernitano, dont Mairet avait pu avoir connaissance
lorsqu’il était au service du duc de Montmorency, chez qui il côtoyait les milieux libertins et les lettrés italianisant [sic], ou encore chez le comte de Belin, qui savait s’entourer des beaux esprits de son temps51.
31Dans la lignée de ses recherches, A. Surgers se livre ensuite à une réflexion poussée sur la scénographie qu’implique la pièce telle qu’elle nous est parvenue.
32L’analyse passe avant tout par la perception claire de la portée allégorique, gaillarde et grivoise, de la pièce, perception que vient étayer une importante réflexion linguistique et historique sur la notion de Galanterie52. L’allégorie se voit ici « détournée » pour supporter un jeu de « variations sur le thème “Comment entrer dans la place ?”53 ». Or
ce registre allégorique ou gaillard, s’il fonctionnait par les mots, était également mis en jeu dans le décor et le visible qui offraient plusieurs niveaux de lecture possible, puisqu’ils n’étaient pas enfermés dans la lecture univoque de l’espace fictif qu’impose la perspective à l’italienne. […] L’extérieur du logis de Flavie, dans les mots comme dans le texte, devait être perçu comme une allégorie du corps de l’aimée, encore inaccessible54.
33De là se dégage tout un « système des faits 55 », apte à supporter une forme de reconstitution du spectacle original, pour laquelle A. Surgers n’a utilisé « que des sources contemporaines — à quelques années près — de la création des Galanteries du duc d’Ossonne 56 » — le texte et les didascalies de la pièce ou de pièces contemporaines, le Mémoire de Mahelot57, et les divers contrats et baux retrouvés dans les Archives nationales et publiés par A. Howe58.
34A. Surgers évoque d’abord les costumes, « coupés à la mode des années 1630‑1640, dans des tissus plus brillants que ceux des costumes de ville59 », avant d’envisager la question des tapisseries, dont Les Galanteries du duc d’Ossonne présentent une exploitation particulière : il semble en effet que
Mairet ait su tirer parti du traditionnel rideau masquant un compartiment : il en a multiplié les occurrences et a insisté sur l’effet de dévoilement par l’emploi de deux demi-rideaux. C’est un moyen de rendre encore plus « galantes » les « galanteries » du Duc60.
35Elle en vient ensuite à la question des compartiments, inévitable pour tout travail de ce type :
La logique de la parole de l’acteur qui définit en lieu particulier l’espace neutre du théâtre est utilisée par Mairet à l’instar de ses contemporains. Le spectateur-auditeur n’avait pas besoin que le décor représentât un lieu particulier pour comprendre où se déroulait l’action. L’ensemble du décor et de la fiction visible n’était pas organisé en fonction d’un point de vue unique et unifié : à la différence du décor "à l’italienne", le décor à compartiments restait cohérent, même s’il n’était pas regardé de face, puisque la perspective n’était qu’un des éléments de la composition d’ensemble. D’ailleurs, le décor « à compartiments » réunissait plusieurs points de vue différents. Les textes attestent de la variété et de la mobilité du point de vue adopté par le spectateur61.
36De ces premières considérations découle une analyse de la scénographie contemporaine, envisagée du point de vue des comédiens. A. Surgers pose ainsi l’hypothèse
que les acteurs jouaient sur le vide central du théâtre, quand aucune indication du texte ou des didascalies n’est donnée pour préciser que les acteurs sont dans un compartiment, et quand rien dans le système des faits n’impose leur présence dans un compartiment62.
37On mesure au passage combien ce type de travail dépasse la simple reconstitution archéologique d’une pièce particulière, pour s’attacher à l’ensemble du jeu théâtral mis en œuvre par la production contemporaine. Dans le même ordre d’idée, le propos nous rappelle
que dans la première partie du xviie siècle, une grande liberté d’interprétation du texte était laissée aux comédiens, qui étaient encore dans un système que l’on appelle aujourd’hui de « performance » et non pas dans une interprétation et un jeu illusionnistes63.
38La suite de l’analyse développe la reconstitution scénographique de la comédie. Contrairement à ce que suggèrent d’une part le titre de la pièce, de l’autre les dessins de Mahelot, A. Surgers écarte l’hypothèse que le palais du duc occupât le milieu du théâtre, pour lui préférer celle qui verrait le lit trôner au centre de la scène. Plusieurs éléments accréditent cette disposition scénique : en premier lieu, Mairet retarde, pour un « effet de surprise », la découverte du lit ; celui-ci est bien, ensuite, « le pivot de la construction de la pièce, il est à la fois le lieu de la galanterie et son image allégorique64 », ce qui rejoint, enfin, la possibilité d’« une lecture de la maison comme allégorie gaillarde du corps de l’aimée65 ». Le problème des compartiments latéraux conduit ensuite à une réflexion sur l’emblème, nouvel exemple d’élargissement du propos à une notion qui excède la simple sphère théâtrale pour atteindre l’ensemble de l’imaginaire contemporain. Enfin, l’introduction pose la question du double plateau, et de l’exploitation possible que les comédiens du Marais purent réserver à leur scène supérieure à la création des Galanteries du duc d’Ossonne. À cet égard, les réflexions d’A. Surgers prolongent à leur tour les recherches historiographiques actuelles centrées sur les salles et leurs dimensions — à commencer par l’édition du Mémoire de Mahelot due à P. Pasquier, dont elle reproduit une illustration66. En définitive, A. Surgers se fait l’émule de Mahelot, dont elle endosse la tâche au profit du Théâtre du Marais67 : les trois dessins personnels68 qu’elle livre ici illustrent la reconstitution scénographique qu’elle propose, laquelle permet d’appréhender la virtuosité scénique des Galanteries, « pièce bigarrée, où la gaieté peut devenir burlesque ou grivoise et, parfois, côtoyer l’élégiaque ou le tragique69 ».
39Au terme de cette présentation, on saluera une nouvelle fois l’ampleur des analyses proposées, tour à tour centrées sur les circonstances de composition des pièces, sur leur ancrage dans la réalité littéraire la plus immédiate, sur leur appartenance à tel ou tel genre et, partant, sur les réflexions génériques et doctrinales qu’elles soulèvent, enfin sur l’éclairage indirect qu’elles jettent sur les pratiques scénographiques du xviie siècle. Chaque pièce présentée ici bénéficie de l’érudition des éditeurs, à la faveur d’une profusion de références antiques ou contemporaines, seules à même de permettre la contextualisation de ces poèmes dramatiques indispensable à leur compréhension. L’iconographie du volume rehausse le prix de cette édition de référence, dont les menues coquilles ou erreurs que nous avons pu relever70 s’avèrent négligeables au regard de la somme d’éléments qu’elle apporte non seulement à la connaissance de l’œuvre de Mairet, mais aussi très largement à l’historiographie théâtrale de la décennie 1630.