Du roman au recueil : la fabrique d’une anthologie
1L’objet qu’étudie Milena Mikhaïlova‑Makarius dans son habilitation à diriger des recherches ici publiée est doublement fascinant : pour des raisons poétiques d’une part, car il s’agit d’une compilation unique et protéiforme, d’un véritable « monstre littéraire » (p. 333) composé de la quasi-totalité des textes d’un auteur du xiiie siècle, Robert de Blois, qui se trouvent insérés dans un roman chevaleresque jouant le rôle de récit cadre ; pour des raisons historiques d’autre part, puisqu’il s’agit de l’un des premiers recueils regroupant les productions d’un même auteur, au même titre que des manuscrits réunissant les œuvres d’Adam de la Halle, de Rutebeuf ou de Philippe de Rémi. La collection d’œuvres de Robert de Blois comprise dans le codex BnF fr. 24301 a la particularité d’offrir un roman‑gigogne au sein duquel des textes de genre et d’ampleur variés sont regroupés, le tout se présentant comme une continuité de onze mille vers, ne marquant pas de rupture entre les différents fragments qui le constituent. Cette configuration unique jusqu’ici peu étudiée et dont la critique annonce une édition est ainsi à la fois un roman d’initiation chevaleresque et une anthologie d’auteur, le premier servant d’écrin à la seconde.
2L’ouvrage de M. Mikhaïlova‑Makarius offre un parcours critique à travers ce recueil labyrinthique et dépasse largement le cadre d’une monographie, en interrogeant les pratiques de mise en recueil à la fin du xiiie siècle. Il prolonge en cela un certain nombre de recherches actuelles. La critique s’inscrit dans le sillage des travaux fondateurs de Jacqueline Cerquiglini‑Toulet1 et d’entreprises collectives récentes2 pour aborder le recueil manuscrit d’un point de vue résolument poétique. Il s’agit en effet de retracer un projet littéraire complexe en s’appuyant sur une étude détaillée de sa réalité matérielle. L’objet manuscrit est ainsi compris comme la trace d’un travail formel et l’étude des textes ne peut être détachée de l’examen de leurs supports. M. Mikhaïlova‑Makarius poursuit sa réflexion sur la malléabilité du texte médiéval, entreprise dans l’ouvrage collectif qu’elle a dirigé, Mouvances et jointures. Du manuscrit au texte médiéval (Orléans, Paradigme, 2005). Elle y exploite de manière très féconde les notions de mouvance et de variance développées par Paul Zumthor3 et Bernard Cerquiglini4, en insistant, dans la lignée de Michel Jeanneret5, sur la mobilité délibérée, au‑delà de sa dimension accidentelle, des œuvres médiévales, sur sa valeur herméneutique, plus que sur son intérêt génétique. La monographie ici recensée se présente comme une étude du fonctionnement de cette ductilité concertée.
3Il existe cinq manuscrits regroupant les œuvres de Robert de Blois dans des configurations diverses (Arsenal 5201, BnF fr. 2236, BnF fr. 24301, Arsenal 3516 et BnF fr. 837). Le manuscrit BnF fr. 24301 est le plus tardif et se présente comme un tout organique, malgré son caractère fondamentalement composite. En effet, l’opération de collage qui préside à l’élaboration de ce recueil consiste à insérer dans le cadre d’un roman de quatre mille vers, connu sous le nom de Beaudous et inspiré du Conte du Graal de Chrétien de Troyes, six mille vers issus de textes disparates. Narrativement, cette longue insertion farcissant de façon démesurée le récit cadre est motivée par la leçon de la mère du jeune chevalier Beaudous, récemment adoubé. Avant que ce dernier ne parte pour la cour d’Arthur, elle entreprend de lui délivrer une série de conseils et de préceptes. On trouve alors dans le recueil des poèmes religieux (De la Trinité, Sermon, Création du monde), des traités didactiques (Enseignement des princes, Chastoiement des dames, Honneur des dames, D’amour) et un roman d’amour (Floris et Lyriopé). Le roman de Beaudous se développe de part et d’autre de cette succession d’insertions. Le recueil est ainsi un patchwork faisant se succéder des textes relevant de genres différents. Les éditeurs de ce roman ont d’ailleurs souhaité corriger cette dispersion en dépeçant le texte et en éditant Beaudous à part, sans tenir compte des insertions — le roman n’ayant été conservé que dans ce manuscrit, la question d’une existence autonome de ce récit cadre ne peut être tranchée6. Or la mise en fiction est ici signifiante ; faire des différents textes le propos édifiant de la mère du chevalier revient à signaler très clairement l’ambition didactique du roman‑gigogne : « Recueillir les œuvres de Robert de Blois et les présenter à l’intérieur d’un roman, c’est donc faire œuvre d’école » (p. 12) affirme M. Mikhaïlova‑Makarius, justifiant ainsi le titre de son ouvrage critique.
4La présentation très claire de cet assemblage de textes peu connus dès l’introduction, synthétisée par un utile tableau (p. 18), ainsi que le parcours linéaire que la critique propose à travers le recueil permettent de se repérer très aisément au sein de cette configuration textuelle singulière. L’hypothèse qui sert de fil directeur au propos critique est que cet assemblage de textes est le fruit d’un parcours concerté, guidé par une pensée éditoriale. La réalité manuscrite en est d’ailleurs le témoin, l’absence de rupture entre les différents éléments textuels — on ne trouve ni titre, ni rubrique, ni explicit marquant le passage d’un fragment à l’autre — appelant une lecture continue du recueil. Il s’agit donc dans cette perspective de « retrouver les traces d’un projet initial » (p. 19) et d’étudier « les modalités de transformation d’un recueil en œuvre organique » (p. 20).
5M. Mikhaïlova-Makarius emploie différentes méthodes pour prouver que, sous cette collection hétéroclite, affleure un projet cohérent. Les types d’articulations établies entre les textes sont analysés précisément : les différences génériques qui font se côtoyer traités didactiques et récit amoureux sont notamment interprétées dans le cadre d’une dépendance de la fiction à l’égard du projet édifiant. Le roman Floris et Lyriopé est ainsi présenté comme un exemplum au service de la leçon d’amour délivrée par la mère de Beaudous (voir la troisième partie, « La leçon courtoise »). Des études de détail permettent d’aboutir aux mêmes conclusions : l’analyse du prologue général du recueil, que la critique compare aux prologues qui se trouvent en tête d’autres compositions (première partie, « Les prologues »), en offrant notamment une utile édition diplomatique de deux de ces versions en annexe (p. 365 sqq.), permet de montrer que le prologue du manuscrit BnF fr. 24301 a été composé tardivement pour favoriser la compréhension générale de l’ouvrage. M. Mikhaïlova‑Makarius souligne par ailleurs que le système d’emboîtement complexe du recueil produit des effets de sens bien souvent négligés par les critiques : ainsi le glissement du tutoiement au vouvoiement, à la faveur de la transition entre le roman cadre et la première œuvre insérée, est-il moins à considérer comme une aspérité due à l’hétérogénéité des matériaux que comme le signe d’un élargissement du destinataire. La double orientation du discours de la mère, destiné à la fois à son fils et à un public extra‑diégétique plus vaste est révélée. De la même façon, l’étude des remaniements de certains items intégrés dans le recueil montre qu’il existe une « téléologie de l’hypertexte » (p. 78) dictant des aménagements, en vue de l’établissement d’une continuité entre les différents fragments. Les non-interventions elles-mêmes sont signifiantes, comme le montre la critique à la faveur de l’étude d’un texte charnière, La Création du monde. L’ouverture de ce texte connaît des changements minimes par rapport à une autre version manuscrite et annonce le dénouement de l’ouvrage, alors qu’il ne se trouve pas à la fin du recueil. Ce poème assume une fonction structurelle très nette dans le manuscrit et marque le passage, au sein de l’anthologie, du didactique pur à la fiction narrative : c’est ainsi que l’on peut comprendre son caractère conclusif.
6La démarche critique ne consiste donc pas à gommer les apparentes incohérences du recueil, mais à les ancrer fermement dans un projet global. M. Mikhaïlova‑Makarius replace ses réflexions dans une perspective historique en montrant que si, au xiie siècle, les auteurs sont fascinés par les objets d’un seul tenant, sans jointure, « qui figurent l’effort des écrivains de composer à partir d’éléments épars et de récits hétéroclites » (p. 284), les auteurs du xiiie siècle, conscients d’accomplir un travail secondaire, ne cherchent plus à cacher l’hétérogénéité de leurs matériaux et font de la disjointure un facteur d’ordre. À cet égard, les passages sur la digression comme vecteur de rassemblement sont très convaincants : M. Mikhaïlova‑Makarius révèle que l’exportation d’un procédé romanesque comme la digression dans le domaine de l’édition manuscrite vient souligner la parenté de la mise en recueil et de la mise en roman. Poursuivant les conclusions de Lori Walters selon laquelle la mise en recueil obéit aux mêmes règles que la composition d’une œuvre unique7, la critique conclut : « La compilation de Robert devient un exemple de fabrication de roman et la mise en recueil, une macroécriture romanesque » (p. 300).
7L’hétérogénéité de cette anthologie doit être rapprochée du goût totalisant propre au xiiie siècle. Composé à la fin du siècle des sommes, le recueil du manuscrit BnF fr. 24301 est marqué par une volonté d’exhaustivité. C’est ainsi que l’on peut comprendre l’association de l’amour et du savoir, caractéristique de l’époque : la leçon maternelle courtoise s’ouvre par un petit roman, Floris et Lyriopé, se poursuit par un traité délivrant des règles de savoir-vivre aux dames, Le Chastoiement des dames, et se termine par un court art d’aimer. Il s’agit ainsi de proposer, à l’instar du Roman de la Rose, « ou l’art d’amours est toute enclose », un véritable livre exhaustif de courtoisie. Cette ambition globalisante ne va pas sans contradictions. M. Mikhaïlova‑Makarius analyse la coexistence de discours discordants dans le Chastoiement des dames, où le respect, la vénération et la raillerie des dames sont juxtaposés. Ces trois types de discours correspondent à trois figures de la femme consacrées par la littérature de l’époque et c’est donc dans la perspective d’un effort de synthèse esthétique et non moral ou idéologique que la critique évalue ces discordances. L’idéologie courtoise n’est donc pas seule au sein du recueil et cohabite notamment, de façon relativement originale, avec une idéologie chrétienne. En effet, l’étude de la leçon chrétienne délivrée à la faveur de L’Enseignement des princes, traité bipartite adressé au chevalier et au prince, indique que celle-ci est fondamentalement articulée à une leçon courtoise puisque, là encore, les remaniements sont signifiants : l’insertion d’un autre texte, l’Honneur des dames, au sein de ce traité permet la rencontre entre ces deux idéologies et élargit le cercle des destinataires.
8Le recueil, en sacrifiant au goût totalisant de l’époque, est marqué par un projet éducatif et exprime « la volonté de réunir en un seul lieu le plus large éventail d’enseignements couvrant tous les domaines de la vie et de toucher le public le plus vaste. » (p. 55) On peut ainsi comprendre que la trame romanesque soit parfois oubliée au profit du déploiement de conseils qui ne sont pas directement adressés à Beaudous et de prises de parole qui dépassent le cadre des recommandations maternelles. L’étude de la distribution des lettrines dans le manuscrit, véritable « guide de lecture » (p. 340 sqq.), permet à la critique d’évaluer la conciliation de deux systèmes énonciatifs, celui du roman et celui du traité didactique, les grandes lettrines du recueil marquant systématiquement une prise de parole. M. Mikhaïlova‑Makarius soulève le problème du destinataire d’un tel recueil et formule l’hypothèse selon laquelle il s’agirait d’une anthologie destinée à l’éducation d’un prince, « éducation qui ne peut être que plus solide si elle est universelle et s’adresse à tous » (p. 333). La fiction construit ainsi un miroir des princes et l’étude du voisinage du recueil de Robert de Blois dans le codex entier révèle que le manuscrit dans son intégralité est conçu comme un assemblage de textes en vue d’une éducation princière.
9L’anthologie des œuvres de Robert repose sur une situation narrative pédagogique qui assume un rôle structurel primordial. La figure de la mère participe d’une entreprise de fictionnalisation de la transmission du savoir et est articulée à une figure d’auditeur/lecteur idéale, celle du fils. La construction de la figure auctoriale est analysée en détail par M. Mikhaïlova‑Makarius, qui montre dans sa dernière partie (« Le bien dire du manuscrit BnF fr. 24301. Recueils et fleurs de rhétorique »), en comparant son objet d’étude à trois autres recueils du xiiie siècle guidés par une intention narrative, que le compilateur s’approprie le rôle de l’orateur. L’importance de la rhétorique dans la conception de ces recueils est soulignée à la faveur de cette comparaison avec un cycle du Lancelot-Graal (Cologny, Bodmer 147), un manuscrit intercalant les romans de Chrétien de Troyes dans le Brut de Wace (BnF fr. 1450) et un manuscrit insérant le Roman de Troie dans une Bible (BnF fr. 903). Les compilateurs se font orateurs en transformant les œuvres qu’ils assemblent en fragments de discours. Le manuscrit BnF fr. 24301 juxtapose ainsi discours délibératif avec une Vie des pères, discours judiciaire avec le Dolopathos d’Herbert et discours démonstratif avec le roman‑gigogne Beaudous, qui clôt le codex.
10La question du compilateur est essentielle dans l’étude de tout recueil, spécifiquement quand, comme c’est le cas pour l’anthologie des œuvres de Robert de Blois, le manuscrit permet d’observer toute une série d’aménagements en vue de l’élaboration d’une unité organique. M Mikhaïlova‑Makarius soulève donc la question des artisans du recueil BnF fr. 24301 (p. 352 sqq.) et conclut, en mettant au jour le projet auctorial qui préside à l’assemblage des œuvres de Robert de Blois, que c’est probablement l’auteur lui-même qui a conçu cette anthologie, qui n’est néanmoins pas autographe. Un compilateur anonyme s’est certainement appuyé sur un exemplaire d’auteur et a dû agencer le codex entier. L’étude de ce recueil permet ainsi à la critique d’illustrer son idée, développée dans Mouvances et jointures, selon laquelle l’auteur médiéval peut prévoir la mobilité de sa propre œuvre, composée de fragments mobiles, à fonctions multiples.
11L’ouvrage de Milena Mikhaïlova‑Makarius est précieux car il analyse en détail un objet unique peu étudié jusqu’ici. Il pose surtout des jalons théoriques essentiels dans le champ des travaux portant sur l’articulation du narratif et du didactique, sur la complémentarité de la fiction et du projet éducatif au Moyen Âge. Le roman de Beaudous, qui sert de cadre à cette anthologie, est compris comme un terrain d’expérimentation, le genre romanesque, souple, flexible, pouvant accueillir d’autres textes et servir d’écrin à une anthologie d’auteur.
12On peut s’interroger sur la réhabilitation sous‑tendue par un tel projet. En s’opposant par exemple à la conception d’un Robert de Blois pâle imitateur de Chrétien de Troyes, en révélant qu’il s’empare des romans de son prédécesseur selon un double mouvement de continuation et de déviation, M. Mikhaïlova‑Makarius tend à restaurer l’image d’un auteur jugé souvent trop sévèrement par la critique. La question de l’empathie du chercheur avec son objet d’étude peut être soulevée : la recherche de la cohérence du projet, brillamment démontrée par ailleurs, ne conduit‑elle pas parfois à revaloriser de façon militante un auteur oublié ?
13On ne peut au demeurant que louer la méthode de M. Mikhaïlova‑Makarius dans cet ouvrage très stimulant. L’étude précise de cet objet protéiforme prend à la fois en compte des éléments codicologiques et poétiques et maintient ces deux fils fermement liés. Le manuscrit est ainsi compris comme source de sens et l’examen détaillé des variantes, de la réalité matérielle du texte, articulée à des questionnements d’ordre poétique, est enthousiasmante.