Romans, manuscrits, structures cycliques. Repenser « Guiron le courtois »
10. Deux précieuses thèses de doctorat, menées indépendamment en Italie et en France et soutenues presque simultanément — Nicola Morato en avril 2008, et Sophie Albert au mois de juin de la même année —, viennent d’être publiées. Les deux recherches, dirigées respectivement par Lino Leonardi et Jacqueline Cerquiglini‑Toulet, naissaient de l’exigence d’une remise en cause des conclusions établies par Roger Lathuillère dans son Analyse de 19661 à propos de la structure et du fonctionnement de la tradition manuscrite du Guiron le courtois2 — titre général par lequel on désigne un ensemble de matériaux romanesques inédits (les plus anciens datables des années 1235‑40 et les plus récents étant deux imprimés du xvie siècle) distribués dans une quarantaine de manuscrits et fragments copiés entre France et Italie. En quarante ans seules quelques tentatives de remise en cause partielle des conclusions de l’Analyse ont vu le jour3, alors que d’autres thèses, conduites par des élèves de Lathuillère (à savoir Venceslas Bubeniček, Geneviève Nemeth et Joël Larousse)4 n’ont jamais été publiées. Il s’agissait de travaux qui, en partant des fondements établis par le maître, proposaient des essais d’édition du « manuscrit de base » indiqué (Bnf fr. 350), sans contester les conclusions de l’étude préparatoire.
2La nouveauté commune des travaux de N. Morato et S. Albert consiste précisément à revenir sur la thèse d’une « version de base » unitaire, soutenue par Lathuillère, en dépit des évidentes fractures matérielles et narratives de la tradition, que le savant expliqua en postulant une ample lacune textuelle5. Ainsi il faudrait interpréter le Guiron non comme un roman unitaire, mais bien comme un cycle de romans — concept sur lequel N. Morato insiste dès son titre — dont chacun est caractérisé par son propre « monde fictionnel » spécifique et circonscrit.
3Il faut rappeler par ailleurs qu’en 2009, à partir des nouvelles recherches de N. Morato et S. Albert, une équipe franco-italienne, dirigée par Lino Leonardi et Richard Trachsler, s’est constituée, avec le projet d’établir une édition critique des branches principales du cycle et des matériaux périphériques (« enfances », généalogies, compilations). On signale enfin qu’une troisième thèse sur Guiron le courtois, soutenue par Barbara Wahlen6, vient d’être publiée, contribuant ainsi à alimenter le débat critique.
4La démonstration de la structure cyclique du Guiron est menée par les deux chercheurs avec des outils sensiblement différents : N. Morato commence par un examen narratologique, qui reçoit ensuite la confirmation des données stemmatiques résultant d’une analyse de la tradition manuscrite ; au fondement de l’étude de S. Albert on trouve une enquête de nature littéraire, qui, à partir d’un corpus défini, arrive à démontrer l’hétérogénéité des systèmes de valeurs des branches principales au moyen d’une étude anthropologique de la société féodale qui y est représentée et en analysant quelques motifs narratifs qui se déploient dans les « pièces » textuelles choisies.
5Les deux travaux divergent toutefois sur un point substantiel : S. Albert, qui utilise constamment la notion de version de base même après en avoir démontré la discontinuité structurelle, avance l’hypothèse que seule la première « pièce » de cette version fut originellement composée comme un roman non cyclique, alors que la seconde fut déjà conçue en fonction de la première, et donc raccordée à cette dernière dès son origine ; N. Morato, qui prend aussi en considération une troisième branche (exclue du corpus de S. Albert), suppose que, dans une phase perdue, les deux branches primitives avaient été conçues comme des romans indépendants, c’est-à-dire non créés l’un en fonction de l’autre, bientôt raccordés par un nouveau compilateur qui avait eu connaissance de la troisième branche (qui à son tour constituait une suite rétrospective de la deuxième).
6D’abord nous présenterons les deux recherches séparément pour en évaluer les apports respectifs, pour achever par des considérations sur les divergences argumentatives et méthodologiques.
71. Dans son imposant volume, S. Albert offre au public des spécialistes de littérature arthurienne, ainsi qu’au monde de l’anthropologie et de la théorie littéraire, un véritable monument d’érudition, capable aussi, surtout dans les deuxième et troisième parties, de s’ouvrir à une analyse pluridisciplinaire des problèmes historico-culturels que l’« encyclopédie » du Guiron le courtois nous a livrés.
8La toute première partie de l’étude concerne la définition du corpus de travail : l’auteur décide d’examiner seulement les deux « pièces majeures » (p. 17) dans lesquelles se divise la version de base, respectivement désignées comme Roman de Meliadus (correspondant aux §§ 1‑51 de l’Analyse de Lathuillère, dorénavant = Lath.) et Roman de Guiron (Lath. §§ 52‑132). S. Albert choisit pourtant d’exclure de son enquête tous les autres matériaux de la nébuleuse guironienne, comme par exemple l’ancienne et importante version particulière du ms. 3325 de la Bibliothèque de l’Arsenal de Paris [=A1] (Lath. §§ 161‑209A1).
9Dans le chapitre I, l’erreur de parallaxe de la perspective de Lathuillère, et donc l’hétérogénéité des « mondes fictionnels » du Roman de Meliadus et du Roman de Guiron, sont discutées à partir d’un examen du traitement de la temporalité dans les deux volets : alors que les structures temporelles du Meliadus sont fortement ancrées aux chronotopes des avant‑textes de référence (en particulier au Lancelot propre et au Tristan en prose), d’autant plus que les faits narrés peuvent aisément se « dater » dans un moment bien défini de l’histoire arthurienne (un « blanc narratif » entre les guerres qui suivent le couronnement d’Arthur), on ne peut pas formuler la même conclusion pour le Roman de Guiron. S. Albert observe que la seconde pièce, bien que douée d’une forte structure temporelle interne qui, en général, se développe selon une complexe articulation de récits enchâssés, échappe à toute liaison avec la chronologie intertextuelle et se situe, de façon plus libre et avec une suspension qui lui vaut justement la dénomination de « récit entre parenthèses » (p. 54), à la périphérie du monde arthurien. L’auteur conclut que la narration, dans le Guiron, est surtout narration du présent, in medias res, même lorsque cela impose d’engager dans la diégèse des personnages qui, dépourvus de passé et jamais in‑formés, naissent déjà adultes.
10Les résultats de l’analyse contrastive des modalités d’insertion des récits enchâssés (p. 85‑104) confirment, à ce niveau aussi, l’organisation structurelle du Guiron, à l’intérieur duquel le récit enchâssé, entre parenthèses lui-même, joue un rôle majeur (mais toujours en fonction du monde fermé du roman). S. Albert remarque que les très rares récits enchâssés du Meliadus sont d’une nature très différente : leur vocation — selon la logique d’un temps qui n’est pas libre mais qui fonctionne de façon régulière avec un « avant » et un « après » — semblerait être celle de créer un passé aux événements du présent.
11L’auteur prend en considération, enfin, les versions particulières des manuscrits tardifs 358‑363 et L3 (p. 128‑168), qui réagissent au problème de l’hétérogénéité des mondes fictionnels en introduisant des remplissages situés non pas entre les deux volets, mais au début de la version de base, grâce à l’expédient de la narration des enfances ou grâce à la création de généalogies des héros sans passé. Une dernière section (p. 168-188) examine la conclusion ouverte du Roman de Guiron et les modalités de clôture (correspondant à des modèles biographiques ou généalogiques) réalisées par les copistes-éditeurs du cycle.
12Sur cette première partie de l’analyse, on pourrait souligner que les raisons pour lesquelles S. Albert exclut de son corpus les autres matériaux périphériques, raisons justifiées dans un travail qui se concentrerait sur le « temps du cycle » (même s’il s’agit de matériaux anciens et intéressants, comme la compilation du manuscrit de Florence ou la version particulière du manuscrit de Rome) ne sont pas tout à fait convaincantes dans la formulation qu’elle en donne, surtout parce qu’elles paraissent fondées sur des critères « esthétique[s] » (p. 24) qui risquent d’être subjectifs7.
13L’auteur aborde le nœud de la vexata quaestio structurelle qui touche le cycle de Guiron le courtois dans son deuxième chapitre. Son étude commence par examiner le morceau médian du texte de la version de base qui s’interpose entre les deux volets (Lath. §§ 52‑57). On trouve ici une « soudure » fort complexe qui se présente, matériellement aussi dans la tradition manuscrite, comme zone de rupture plutôt que comme transition bien huilée entre les deux univers textuels (p. 106‑s.). C’est précisément ici que certains manuscrits s’arrêtent, que certains autres commencent, ou qu’un dernier groupe, encore, se distingue des autres par l’insertion d’une version divergente (Lath. §§ 152‑158). Selon S. Albert, en ce qui concerne l’assemblage et le fonctionnement de la version de base, la soudure correspondante à Lath. §§ 52‑57 serait déjà, en vérité, la première partie du Roman de Guiron ; ce second volet se développe ensuite comme une énorme parenthèse (Lath. §§ 58‑120) sans liens avec cette sorte de début, avant que la ligne narrative introduite dans l’« ouverture‑soudure » soit enfin reprise (à partir de Lath. § 121).
14Nous examinerons cette position, face à celle soutenue par N. Morato, au point 3 de notre analyse. On peut dès à présent remarquer que S. Albert s’est peut-être arrêtée sur ses hypothèses, certes amplement justifiées, sans essayer de revenir sur les dynamiques de transmission de la tradition entière, c’est-à-dire sans considérer la tradition elle-même en tant que structure. Cela explique que la troisième annexe du livre, intitulée « Familles de manuscrits du Roman de Guiron » (p. 553‑4), se limite à indiquer très cursivement un complément à l’hypothèse génétique avancée en 1890 par Eilert Löseth, renvoyant à sa thèse pour la démonstration in extenso.
15Le moment sans doute le plus original de la recherche de S. Albert est constitué, à notre avis, par les deux amples sections qui forment la seconde moitié du livre et qui représentent une application perspicace et lucide, dans le domaine guironien, des études anthropologiques et historico-culturelles les plus considérables, parmi lesquelles sont à mentionner les nombreuses contributions d’Anita Guerreau‑Jalabert et de Jean‑Claude Schmitt, qui constituent les points de repère méthodologiques de l’analyse présente. Dans la deuxième partie (« L’ordre des valeurs ») l’auteur examine, et en même temps vérifie, les analogies et les différences des systèmes axiologiques sur lesquels les mondes fictionnels des deux romans se fondent. L’échantillonnage de quelques épisodes permet de démontrer l’essence laïque qui imprègne le Roman de Meliadus. Le début du roman — représentation d’une translatio imperii qui a pour protagoniste le sarrasin Esclabor — se pose dans un rapport complexe d’héritage et de polémique avec les avant-textes, et confirme, donc, les données relatives au fort ancrage référentiel des structures temporelles. L’opposition semble être orientée, en particulier, en direction de l’esthétique de la sacralité sur laquelle se fondait le système de valeurs de la Queste del Saint Graal, au centre de laquelle se posait une translatio de l’Orient vers l’Occident très différente, dont l’objet était précisément le Graal. L’examen de l’« ordre des valeurs » du Roman de Guiron, qui est focalisé autour du célèbre épisode de la caverne des Bruns (Lath. §§ 110‑115) et ensuite sur le réseau embrouillé des récits enchâssés desquels le roman se compose, mène S. Albert à identifier certains vecteurs axiologiques autour desquels la narration s’organise. Il en résulte un ordre de valeurs anarchique parce que constamment remis en discussion ; à la confiance « progressiste » du Meliadus nous trouvons opposée ici une philosophie de la degradatio temporum dont Calinan le Noir, fils dénaturé de Guiron, est le représentant principal. Dans cette optique pessimiste, même la critique de la passion amoureuse, que çà et là on rencontre dans le Meliadus, devient une misogynie radicale dans le Guiron. En outre, comme le remarque lucidement S. Albert, la narration des « hontes » assume ici un poids remarquable, et le héros, quoique vengé, finit par rester méconnu, n’arrivant pas à affirmer sa valeur dans la société courtoise. La confiance accordée au lien électif (amitié in primis) par rapport à la descendance de lignage constitue une des brisures fondamentales entre les mondes narrés du Guiron et du Meliadus. Le premier est fondé en effet sur un système de valeurs horizontal, tandis que le second — en s’appuyant constamment sur la féodalité et sur le rapport de sang — s’organise selon des structures éminemment verticales.
16La vaste section conclusive (« L’ordre des guerriers ») a une orientation délibérément anthropologique. S. Albert identifie avec finesse les structures au moyen desquelles la classe dumézilienne des bellatores — la seule survivante dans l’ordre social du cycle de Guiron, face au silence total destiné aux oratores et aux agricolae/laboratores — se définit, s’affirme et trouve son équilibre. Les deux articulations de l’analyse prennent en considération deux types narratifs prégnants dans le roman, c’est‑à‑dire les « vengeances » et les « coutumes ». S. Albert définit les causes et les applications de la vengeance chevaleresque (en s’appuyant sur un large échantillonnage exemplaire), et arrive à discerner, en filigrane, l’émergence d’une idéologie passéiste, qui exprime les résistances à l’évolution de la société féodale vers un État monarchique centralisateur et qui semble trouver une possibilité de régler les conflits exclusivement dans la classe des chevaliers. Dans le Roman de Guiron, au contraire, le rôle du souverain est totalement dépouillé de ses fonctions, vu que les règlements de comptes ont lieu dans un espace ordinairement extra‑courtois.
17Un subtil examen des « coutumes » — nom général par lequel on désigne certaines épreuves que les chevaliers doivent affronter et qui sont normalement en rapport avec la narration de leur abolition ou avec l’étiologie de leur fondation —, permet à S. Albert des définitions supplémentaires de la société guerrière du cycle. Dans le Meliadus la fondation d’une coutume est souvent associée à un méfait ou à un défaut du roi Uterpendragon, et la tendance est d’y souligner l’incompatibilité entre status royal et fonction guerrière. Dans le Guiron la narration des coutumes est très étroitement liée à la figure de Galehaut le Brun, personnage paradoxal parce que fondateur de cruels usages (et donc qualifié de « démesuré ») et cependant « meilleur chevalier du monde » ; en parallèle, S. Albert remarque que l’ordre guerrier représenté par Guiron ne trouve pas son autodéfinition dans l’abolition des mauvaises coutumes elles-mêmes, ce qui mène les compilateurs des versions tardives à « normaliser » le personnage en lui attribuant précisément la suppression de plusieurs coutumes.
18La bibliographie finale, remarquable surtout dans la section consacrée aux études anthropologiques, fait le point sur les principaux outils de recherche aujourd’hui disponibles dans le domaine des travaux sur Guiron le courtois. L’index des manuscrits (p. 577‑8 et 633‑5), lui, peut être intégré avec la table fournie par N. Morato
192. L’investigation de Nicola Morato s’ouvre par une rétrospective historique des études guironiennes, suivie d’une mise à jour du recensement de la tradition manuscrite (qui compte aujourd’hui 38 item entre codex entiers et fragments), pour laquelle l’auteur propose un nouveau système de sigles, qui reprend en partie en le rationnalisant celui utilisé par Lathuillère. N. Morato restitue justement à la tradition guironienne le ms. Be (Berlin, Preuss. Kulturbesitz, Hamilton 581), témoin de la Compilation de Rusticien de Pise contenant aussi des séries d’épisodes partiellement tirés de la version de A1; il éclaire, en outre, les contenus des fragments conservés aux Archives Nationales de Paris (et non à Vannes comme on le lit généralement) et indique des nouveaux fragments bolognais, récemment découverts par Monica Longobardi et Armando Antonelli et bientôt édités. Quelques notices sur le ms. X perdu, qui fit partie de la collection d’Alexandrine de Rotschild et fut probablement pillé lors l’occupation allemande, sont données à l’aide des récentes études de Christopher de Hamel. Quant au « bon manuscrit » indiqué par Lathuillère, BnF fr. 350, duquel N. Morato a récemment découvert un fragment qu’on croyait perdu, le chercheur en avait déjà mis en évidence précédemment la composition matériellement factice, aggravée par d’évidentes contaminations de la lectio8.
20La contestation de la thèse de la version de base et la démonstration de la structure cyclique du Guiron sont menées à travers une application synergique des outils narratologiques (ch. II) et stemmatiques (ch. VI), qui, du point de vue de la méthode, nous offre de bonnes garanties d’avoir reconstitué une partie des étapes perdues de la tradition, en remontant au-delà de la simple attestation des manuscrits parvenus jusqu’à nous.
21M. renverse l’approche de Lathuillère en essayant de reconsidérer la tradition non pas dans la perspective des « pleins » (en privilégiant, donc, une présumée continuité ou cohérence), mais plutôt en se concentrant sur les « vides », c’est‑à‑dire sur les fractures et sur les incohérences des mondes fictionnels et des lignes narratives. Le premier argument (présenté dans le paragraphe intitulé « Il primo e il secondo Ariohan », p. 38‑45) sonde la zone médiane de la version de base de Lathuillère et montre la discontinuité du personnage de Ariohan. Féroce chef des Saxons et protagoniste des épisodes qui précédent une guerre sanguinaire (Lath. §§ 44‑48), Ariohan est, au contraire, un chevalier quelconque dans la version divergente (Lath. §§ 152‑158 + 52‑57) qu’un groupe de manuscrits introduit au niveau de Lath. §41. La discontinuité entre les deux personnages — imperceptible, naturellement, dans les témoins divergents qui ont coupé le final du Meliadus en opérant la soudure dans laquelle le « premier Ariohan » est supprimé — se dévoile, pourtant, dans les manuscrits (350, 355, C) qui narrent la guerre des Saxons (Lath. § 49) mais, à partir de Lath. § 52, présentent l’Ariohan « chevalier simple » (sans aucun lien avec le fier capitaine militaire que le lecteur vient de rencontrer).
22La seconde preuve qui discrédite la cohérence des témoins qui présentent le raccordement est offerte par la maladroite jonction de la divergence rédactionnelle (Lath. §§ 41→152). Après une longue préparation à la guerre de Arthur contre Meliadus, lorsque le lecteur attend finalement de connaître l’issue du siège d’Anchone (Lath. §41 n.1), voilà que la divergence commence : un groupe de manuscrits donne une « rédaction longue » du Roman de Meliadus et raconte, avec l’ampleur que l’on attendrait, les développements de la guerre (jusqu’à Lath. § 43, et continuant, après, jusqu’à Lath. § 49), tandis que la version divergente liquide en quelques lignes — et d’une façon très inhabile — la fortune de la bataille, en passant tout de suite à un autre sujet (Lath. § 152).
23L’hypothèse de N. Morato est qu’il existait à l’origine une rédaction non cyclique du Meliadus se terminant in medias res entre Lath. §49 et §51. Ce serait vers cet originel « finale primo » (d’auteur ou d’archétype) que « la tradizione ha reagito con una macro-diffrazione in absentia » (p. 43), allant du degré zéro de l’interruption à l’insertion de « racconti completivi ». Une partie de la tradition (celle qui ne connaît pas le « premier Ariohan ») a élaboré une stratégie narrative différente, avec une restauration radicale : la section problématique (Lath. §§ 41‑49) a été coupée et on a inséré un raccordement avec un deuxième texte, le Roman de Guiron. La nouveauté apportée par N. Morato — et qui est peut-être une différence majeure par rapport à la thèse de S. Albert — est que le cycle devait comprendre aussi une troisième branche, indiquée comme Suite Guiron, témoignée de façon fragmentaire par les mss. A1 et 5243 (BnF, n.a.fr. 5243).
24L’étendue du raccordement est circonscrite encore avec des outils narratologiques : N. Morato analyse la cohérence syntagmatique du texte en isolant une série de lignes narratives qui se poursuivent ou, au contraire, s’interrompent. Le premier résultat du sondage est que la soudure continue au-delà de la version divergente correspondant à Lath. §§ 152‑158 et se poursuit, au moins, jusque à Lath. § 57 (en préparant quelques événements successifs). La démonstration de la continuité syntagmatique du raccordement (= Lath. §§ 152‑158 + 52‑57) dévoile déjà la nature contaminée du ms. 350 qui sera confirmée par le stemma : après le nœud de Lath. §49, en fait, 350 passe à la seconde partie de la soudure (Lath. § 52), narrativement conséquente avec Lath. §§ 152‑158.
25Comme on l’a évoqué précédemment, les arguments narratologiques qui constituent l’hypothèse de travail de N. Morato s’appuient sur le classement des manuscrits qui se trouvent dans le chapitre final du livre (ch. VI). Il s’agit d’un essai de stemmatique appliquée au roman en prose, et consacrée à la recensio de la première branche du cycle, dont l’auteur est en train de préparer l’édition critique. Le choix d’une telle approche (qui trouve son fondement dans la tradition philologique italienne) n’est pas banal, si l’on considère la tendance courante des éditeurs de romans en prose, qui préfèrent, en règle générale, fonder leur édition sur un « manuscrit de base » que l’on corrige selon des critères qui souvent se limitent à une prétendue « évidence » de ses fautes9. La première (et unique) tentative de classement des manuscrits guironiens menée selon la méthode des fautes communes remonte, par ailleurs, au sondage, relatif à un seul épisode et daté de 1962, offert par Alberto Limentani10, qui demeura toutefois inconnu de Lathuillère lui-même.
26N. Morato se rend bien compte des difficultés posées par des traditions « dynamiques » comme celles des romans arthuriens en prose. La principale nouveauté par rapport à l’orthodoxie lachmannienne consiste en l’évaluation des « sauts du même au même » : normalement jugés comme un phénomène polygénétique, les « sauts » sont ici considérés comme des erreurs conjonctives dans le cas où il se trouvent en séries compactes, qui ne laissent pas d’espace à des hypothèses de polygénèse franchement anti‑économiques. La discussion du stemma, vu l’ampleur du texte et le nombre des manuscrits, est menée à partir de loci critici, choisis, en règle générale, à des endroits sensibles de la tradition (changements de section de 350, début et fin du raccordement, interruption de groupes de manuscrits). Les loci, 21 au total, sont bien distribués sur la longueur du texte (sauf un trou significatif entre les §§ Lath. 6‑21). Pour chaque locus N. Morato fournit une « scheda » (dossier) qui présente au lecteur des informations bien hiérarchisées selon leur degré d’évidence et leur appartenance au niveau haut ou bas du stemma. À chaque fois, une récapitulation provisoire fait le point sur les acquis progressifs et sur la stabilité des différentes familles stemmatiques.
27N. Morato démontre l’existence d’un archétype et (jusqu’à « scheda 11 » = Lath. §40) il arrive à distinguer avec certitude deux familles : α (= 3501-2 5243 A1 Fe Fi L1 V2) vs. β, à son tour articulée en deux sous-familles : γ (= 338 356 A2) et δ (= 355 359-360 C Gp L3 T). Or, il s’agit d’un résultat très important, si l’on considère la position de Lathuillère au sujet d’un improbable stemma du Guiron et si l’on tient compte du scepticisme général des savants quant à la possibilité d’arriver à un classement de manuscrits cohérent pour des traditions considérées a priori comme perturbées et sujettes à une incontrôlable « mouvance ».
28Entre « scheda 10 » et « scheda 11 » (c’est le passage où, au niveau du macrotexte commence le raccordement) l’examen de la varia lectio laisse apercevoir des dynamiques de contamination, que N. Morato réussit cependant à identifier avec une certaine précision et donc à circonscrire ; c’est à partir de « scheda 13 » que le stemma a clairement changé : le groupe δ passe à la branche α (dans les environs du ms. Fe) et des mouvements ultérieurs affectent 3502 et 360, qui passent à γ. Il est toutefois dommage que l’auteur renonce, au bout d’une discussion si complexe et articulée, à dessiner finalement le stemma (soit les deux stemmas avant et après « scheda 11 »), forçant ainsi le lecteur à un effort d’abstraction.
29Les trois sous-familles de l’arbre permettent (en confirmation des hypothèses présentées dans le ch. II) d’expliquer, à la lumière des dynamiques de transmission, les trois configurations sous lesquelles le macrotexte nous est effectivement parvenu ; α témoigne de la rédaction « longue non cyclique » du Meliadus; γ de la rédaction « courte et cyclique » avec raccordement complet ; δ (sauf L3 dont le second tome est perdu) de la rédaction « longue et cyclique » avec raccordement partiel ; et ainsi N. Morato démontre que c’est précisément le sous-archétype β qui a inséré le raccordement. Le fait que la rédaction longue — caractérisant la famille non cyclique — se trouve dans le groupe cyclique δ reflète justement la contamination de δ avec α qui se produit à partir de « scheda 11 ». L’attestation d’une partie du raccordement dans 350 est expliquée, comme N. Morato le soupçonnait déjà, par la contamination de la deuxième section du manuscrit, qui de α passe à γ.
30Nous avons illustré le nœud central de l’architecture démonstrative établie par N. Morato. Mais les contributions que l’auteur offre dans son ample investigation sont diverses et variées, se présentant comme des micro‑essais de littérature arthurienne, de théorie littéraire ou d’histoire de la méthode. L’analyse de l’impasse narrative de Lath. § 132 (le « finale » du Roman de Guiron) revêt, par exemple, un intérêt considérable : les lignes narratives, qui dans les épisodes précédents étaient demeurées grosso modo compactes, mènent d’abord les principaux chevaliers à se séparer et, ensuite, conduisent le récit d’un commun accord à un cul-de-sac diégétique, que N. Morato est enclin à interpréter comme une « ostentazione di incompiutezza » programmatique (p. 68), à laquelle la tradition (orientée à la clôture selon des schémas finalistes) réagit avec des stratégies qui vont de l’interruption à l’interpolation de matériaux ou à l’insertion de suites originales.
31Dans le chapitre III (« La voce di Helie », p. 75‑104) l’auteur prend en considération les problèmes intra‑textuels et intra‑discusifs mis en jeu par ce qu’on nomme « Prologue I » (le premier des deux prologues qui précédent le Meliadus dans les manuscrits) ; c’est l’occasion d’une réflexion globale au sujet de l’instance du pseudo-auteur qui préside les prologues médiévaux des romans en prose (et une intéressante discussion est réservée à Rusticien de Pise, p. 79‑81). L’auteur arthurien y apparaît constamment comme une persona ficta qui exhibe sciemment l’usurpation d’une identité célèbre. N. Morato reconsidère donc non pas l’historicité de l’auteur mais l’historicité immanente au texte du prologue guironien, en analysant le compliqué réseau de rapports entre « Prologue I », le prologue de la Suite Merlin et l’épilogue du Tristan en prose.
32À l’intérieur du chapitre IV — où on trouve aussi une analyse détaillée des deux branches principales — c’est surtout l’examen de la troisième branche, la Suite Guiron (ch. IV.4), qui produit des apports remarquables. La Suite nous est parvenue, dans son principal témoin (A1), dépourvue de début et d’une grande partie de la conclusion. Cette dernière branche se pose, du point de vue cyclique, comme un « prequel » (ou suite rétrospective) du Roman de Guiron, où se poursuivent quelques lignes narratives et vers lequel la dépendance de thèmes et motifs est évidente. Une seule référence au Roman de Meliadus (Lath. § 171) est considérée structurellement faible — soit insuffisante pour identifier la Suite elle-même avec un raccordement originel entre Meliadus et Guiron (selon une hypothèse de Bogdanow déjà réfutée par Lathuillère), étant ici le cas d’une allusion à un épisode très connu, qui n’implique pas nécessairement un lien cyclique (c’est-à-dire structurant), mais plutôt une simple citation. En outre, N. Morato, en reprenant et corrigeant une idée de Lathuillère, identifie dans la suite de 5243 une continuation ultérieure (bien que très fragmentaire) de la Suite Guiron, dont réapparaissent quelques lignes narratives qui semblaient interrompues (cf. ch. V.1). Enfin, comme nous l’expliquerons mieux au point 3, N. Morato reconnaît deux lignes de longue durée qui traversent non pas seulement les suites de A1 et 5243, mais le raccordement même, ce qui fournit d’importants fondements pour formuler une hypothèse sur l’articulation cyclique originelle.
33Les chapitres V.2 et V.3 analysent la zone structurellement liminaire du cycle de Guiron : on examine ici trois anciennes séries compilatives d’épisodes (éparpillées comme un véritable puzzle dans la tradition), qui eurent comme source directe la Suite même, en attestant donc la rapide fortune de cette branche. C’est justement dans cette forme remaniée que les matériaux de la Suite Guiron se croisèrent avec la tradition de la Compilation de Rusticien de Pise, dont les manuscrits (sauf BnF fr. 1463) englobent deux des trois séries guironiennes. Pour d’autres précisions sur cette tradition compilative je me permets de renvoyer à la thèse de doctorat que je suis en train de mener précisément sur les rapports entre les traditions manuscrites du Guiron et de l’œuvre de Rusticien.
34À propos de l’établissement du texte critique du Roman de Meliadus (p. 399‑401) dont N. Morato s’est parallèlement chargé, il propose de reconstituer la rédaction de α, la version « longue non cyclique » du roman, qui reproduit un stade ancien (et aussi moins actif et innovant) du texte. À l’intérieur de cette famille on signale le manuscrit L1 (Londres, BL, Add. 12228) témoin particulièrement fiable qui laisse envisager un nombre inférieur d’interventions et qui est donc le meilleur candidat pour servir de point de repère linguistique et rédactionnel (v. p. 395‑403).
35Le volume se termine par une vaste bibliographie — actuellement la plus complète, nous semble-t-il, pour les études guironiennes — qui mentionne aussi les nombreuses contributions parues, à partir des années 1970, dans des mémoires et des thèses de doctorat (dont aucune ne parut) présentées dans des universités américaines, françaises et italiennes.
363. Nous avons déjà expliqué au point 0 que les travaux de N. Morato et S. Albert, qui s’accordent pour identifier une discontinuité entre Roman de Meliadus et Roman de Guiron, se divisent sur une question fondamentale. N. Morato conclut que les données nous permettent — au-delà des attestations des manuscrits survivants — de supposer un stade perdu où, à côté du Meliadus non cyclique (démontré aussi par le stemma), il existait aussi un Guiron non cyclique (correspondant grosso modo au « récit entre parenthèses » de S. Albert, c’est‑à‑dire Lath. § 58‑120), en partie déjà débiteur, en termes narratifs, du Meliadus, mais non pas créé en fonction de lui. S. Albert, qui considère comme anti‑économique de postuler une phase perdue non attestée par la tradition, croit plutôt que le Roman de Guiron fut conçu ab origine comme une continuation du Meliadus et qu’il ne serait pas possible de démontrer l’existence d’un stade non cyclique du Guiron. À ce propos S. Albert avance deux arguments (p. 114) : 1) les codex de Privas et de Marseille, qui, en contenant le seul Guiron, devraient pouvoir témoigner du stade de la version non cyclique, débutent en effet avec les §§ 52‑57 (seconde partie de la soudure). Si l’on supposait l’existence d’un Guiron non cyclique, on ne comprendrait pas la fonction de cette zone de transition dans des manuscrits qui ne contiennent pas la première branche ; 2) au § Lath. 80 (à l’intérieur, donc, de la « parenthèse ») on trouve une allusion au § 11 du Meliadus, preuve ultérieure de la nature originellement cyclique du Roman de Guiron. En ce qui concerne l’existence de lignes narratives communes aux §§ 52‑57 et à la version particulière de A1 (auquel il faudrait ajouter, comme on l’a vu, la version de 5243), S. Albert conclut sommairement que la « présence d’épisodes étroitement apparentés […] atteste la diffusion et la circulation des pièces de Guiron le courtois ; mais elle ne permet pas de supposer une unité originelle, dont les témoins conservés n’offriraient qu’un reflet fragmentaire » (p. 109).
37Un problème préliminaire de l’argumentation de S. Albert concerne précisément la définition de son corpus : il est vrai que la version particulière de A1 se présente comme un être tiers par rapport au Meliadus et au Guiron, mais une étude de cette ancienne branche aurait contribué non pas seulement à éclairer la nature individuelle des deux volets de la présumée version de base, mais aussi à mieux comprendre les dynamiques structurelles du cycle.
38Voyons comment Morato — qui déjà anticipait au ch. II (p. 66‑68) quelques réserves sur l’hypothèse de S. Albert — argumente en faveur du Roman de Guiron non cyclique. Tout au long du chapitre V.1 (« Il raccordo e la continuazione di 5243 ») le chercheur montre la continuité syntagmatique de la Suite de A1 et de la continuation de 5243 (voir p. 209‑15). Il signale ensuite au moins deux lignes narratives qui débutent dans la Suite de A1, se poursuivent dans le raccordement (section Lath. §§ 52‑53) pour arriver jusqu’à la suite de 5243 (v. p. 216‑17). Bien qu’une unité archétypique de ces trois morceaux dans un seul macrotexte demeure indémontrable, il est indubitable que le rédacteur du raccordement connaissait la Suite de A1 (narrativement présupposée).
39La thèse de N. Morato se fonde donc sur un procédé logique formel, qui fonctionne comme un syllogisme : la Suite Guiron présuppose le Roman de Guiron « entre parenthèses » ; le raccordement poursuit, à son tour, des lignes de la Suite Guiron ; donc il s’ensuit que, dans une phase perdue, il a existé un Roman de Guiron non cyclique antécédent à la Suite. Cette stratification laisse place, en outre, à la « possibilità di una concezione, se non di una circolazione e di una fruizione, unitaria delle tre branches » (p. 218) déjà à partir de la seconde moitié du xiiie siècle.
40Quant à la seconde objection de S. Albert, à savoir la présence d’un ancrage à rebours du Guiron au Meliadus (Lath. §§ 11←80), N. Morato opère une distinction entre les simples allusions, qui « non ci danno alcuna garanzia di autenticità » (p. 58) et qui pourraient avoir été insérées par un compilateur quelconque, et des continuités syntagmatiques plus significatives (absentes entre Meliadus et Guiron)
41Au sujet de cette divergence il nous semble, tout considéré, que l’hypothèse de N. Morato est la plus économique pour rendre compte du fonctionnement du cycle dans sa globalité (en évaluant aussi la position de la Suite Guiron) ; les argumentations de S. Albert se révèlent, en fait, affaiblies par l’exclusion préliminaire de tous les matériaux étrangers aux deux branches primitives et par l’absence d’un contrôle supplémentaire qu’aurait pu offrir un sondage stemmatique de la tradition.
42Mais en considérant la spécificité des points de vue, l’originalité des parcours, l’intelligence des réflexions (même discordantes) sur un sujet qui a été oublié, parfois sur des fondements préjudiciels, pendant presque un demi siècle, nous saluons ici deux recherches fort originales qui ont le mérite, surtout, de jeter une nouvelle lumière sur un nœud gordien de problèmes dont la résolution permettra finalement de sortir de l’ombre le dernier cycle arthurien encore injustement inédit.