Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Avril 2011 (volume 12, numéro 4)
titre article
Perrine Coudurier

La guerre n’aura pas lieu

Philippe Sabot, Littérature et Guerres, Sartre, Malraux, Simon, Paris, Paris : Presses universitaires de France, coll. « Lignes d’art », 2010, 281 p., EAN 9782130578918.

1Poursuivant ses recherches sur les liens unissant littérature et philosophie, Philippe Sabot propose ici, après Pratiques d’écritures, pratiques de pensée. Figures du sujet chez Breton, Éluard, Bataille et Leiris1 en 2001 et Philosophie et Littérature. Approches et enjeux d’une question2 publié en 2002, une nouvelle étude marquant la capacité et la légitimité de la littérature, non seulement à représenter l’homme et le monde, mais à les penser. Ph. Sabot n’interprète que très rarement les œuvres en termes mimétiques ou poétiques ; il les appréhende comme des œuvres ontologiques, au même titre que des ouvrages de philosophie3. L’introduction de son essai questionne à nouveau le rapport entre les deux disciplines :

Qu’y a-t-il […] de « philosophiquement instructif » dans les textes littéraires ici soumis à l’examen, qui ne sont justement pas des textes « de philosophie » ? (p. 9)

2Pour lui, il existe véritablement une « pensée littéraire ».

3Littérature et Guerres. Sartre, Malraux, Simon complexifie toutefois la donne en ceci que l’approche bi-disciplinaire devient tri-disciplinaire ; il s’agit ici de proposer une approche philosophique de trois œuvres littéraires (Le Diable et le Bon Dieu, Les Noyers de l’Altenburg et Les Géorgiques) traitant elle-même d’Histoire. On pourrait craindre la complexité voire l’illisibilité d’un tel ouvrage ; or l’auteur, faisant le choix d’études monographiques, clarifie nettement son propos. L’originalité de l’approche a par ailleurs le mérite d’éviter de tomber dans l’écueil d’une approche thématique de la guerre en littérature, déjà amplement traitée dans d’autres études critiques, et cela de façon notoire pour les trois écrivains en question. Le pluriel présent dans le titre de l’essai (« guerres ») est un premier indice de ce déplacement : le philosophe entend questionner le concept de « guerre » sous divers angles : historique, littéraire, philosophique, définitionnel, ontologique, intellectuel. Il n’est pas question d’une guerre en particulier dans l’essai mais des positionnements de l’homme (personnages et romanciers) face à elle, et plus largement face à l’Histoire.

4Ph. Sabot a fait le choix de traiter de trois auteurs différents, qui ont écrit à des époques différentes (de la Seconde Guerre mondiale aux années 80) et dans des genres différents (théâtre, roman). Cette pluralité du corpus sera à évaluer ; on peut dores et déjà avancer que la démarche ne se veut pas chronologique mais logique, ce que prouvait déjà la disposition des chapitres, plaçant Sartre avant Malraux alors que Les Noyers sont publiés huit ans avant Le Diable et le Bon Dieu. Ce n’est pas l’évolution du traitement du motif de la guerre qui est en jeu ici, mais la relation phénoménologique et ontologique de l’homme avec l’Histoire. Cet être‑au‑monde oscillera entre conversion subite à l’humain et humanisme avéré, fraternité et chaos. La guerre agit comme puissance de révélation mais aussi de renversement et l’équilibre est toujours instable entre l’homme et l’Histoire, la Nature et l’Histoire. La philosophie hégélienne est mise en question et la crise qu’est la guerre engendre une crise de la représentation et de la pensée dans les œuvres abordées.

5De sorte que « la guerre n’aura pas lieu » : la guerre est dépassée dans les œuvres pour aller vers des problématiques plus existentielles qu’historiennes, elle l’est aussi dans l’essai de Ph. Sabot qui ne traite pas de la littérature de guerre, mais des implications philosophiques, éthiques, esthétiques du conflit. De guerre il ne sera pas question non plus ici entre deux disciplines souvent présentées comme concurrentes, la philosophie et la littérature ; la complémentarité voulue et mise en acte par Ph. Sabot nous conduirait peut-être même à accréditer son ambition de créer une histoire littéraire des philosophies4.

6La guerre dans Littérature et guerres n’est pas traitée comme thème, mais comme schème. Nous ne donnons pas à cette notion un sens kantien mais nous l’entendons dans son sens didactique de structure. La guerre est en effet un moteur pour les trois œuvres, mais elle se situe en réalité dans les à‑côtés de la narration. Le Diable et le Bon Dieu, Les Noyers, Les Géorgiques n’appartiennent pas à la littérature de guerre, mais traitent de la guerre au sein d’une réflexion plus large sur l’Histoire et sur l’être-au‑monde de l’homme. En effet, Ph. Sabot montre bien que la guerre est aux marges des œuvres qu’il étudie. Dans la pièce de Sartre, la problématique est double, historique et religieuse et Ph. Sabot la tire du côté du politique. Publiée en 1951, on s’attendait à une pièce engagée, mettant en œuvre les réflexions du « théâtre de situations », or le traitement de la Seconde Guerre mondiale disparaît au profit de la guerre des Paysans dans l’Allemagne du xvie siècle. Il y autre chose à comprendre dans cette pièce et plus largement dans l’œuvre littéraire de Sartre, plus philosophique qu’historique pour Ph. Sabot :

La littérature semble avoir représenté pour Sartre le lieu d’exploration des impasses et des contradictions de son propre projet philosophique, dont L’Être et le Néant indique à la fois les enjeux et les apories. (p. 20)

7De la même façon, dans Les Noyers, la guerre apparaît dans le prologue et l’épilogue qui traitent de la guerre de 1939-1940, vécue par le narrateur. Mais l’épisode central pour Ph. Sabot est celui du colloque de l’Altenburg qu’il étudie et détaille longuement ; Ph. Sabot va ici à l’encontre de l’affirmation même de Malraux plaçant le point focal de son œuvre dans l’épisode des chars, épisode guerrier :

J’ai certainement écrit ce livre pour l’aventure, l’une des plus déconcertantes de l’Histoire, qui accompagna la première grande attaque où l’armée allemande employa les gaz, sur le front de la Vistule. […] plus constamment que ma surprise devant la vie, que la métamorphose de l’Asie, que le dialogue de l’Inde et de mes compagnons de char, que les bisons de Lascaux, je crois que c’est le stupéfiant moment où les hommes devant les gaz de guerre, furent vainqueurs de l’horreur, […]. Alors que c’est le souvenir d’un récit, ce n’est pas même un souvenir vécu. […]. Je répète que j’ai écrit Les Noyers de l’Altenburg pour lui ; je suis allé chercher l’Alsace pour faire mobiliser Vincent Berger, […], sur le front de la Vistule. Cet épisode m’a obsédé avec une puissance de mythe5.

8La place accordée à la guerre par Ph. Sabot est donc ici discutable. Toutefois, Jean Carduner allait déjà dans les années 60 dans le même sens que Ph. Sabot lorsqu’il écrivait :

Les Noyers certes, décrivent encore des scènes d’action (l’attaque des gaz, celle des chars) mais le récit se présente essentiellement comme un effort de réflexion, de conceptualisation. C’est à travers l’expérience de Vincent Berger, puis celle de son fils qu’est traité le sujet ; et c’est de la confrontation de l’expérience du père avec celle du fils que jaillit la réponse de Malraux à la question du colloque. Or cette confrontation ne peut avoir lieu qu’au niveau de la réflexion, puisque les deux expériences ne sont pas contemporaines6.

9Enfin, Les Géorgiques sont centrées sur la figure de l’ancêtre, L.S.M, et non sur le narrateur qui narre son expérience de la guerre.

10La guerre est donc dépassée, relativisée par d’autres évènements. Ce que met en valeur l’œuvre de Ph. Sabot, c’est la concurrence, dans les trois œuvres traitées, entre la question historique (qui constitue l’arrière-fond indéniable des œuvres) et un au-delà de cette question. Dans Le Diable et le Bon Dieu, les ambitions de Jean-Paul Sartre de faire un théâtre de situations s’évanouissent au profit d’une réflexion sur l’image, l’imaginaire, l’analogon qui conduisent à l’aliénation du personnage principal, Goetz. Ph. Sabot consacre d’ailleurs (et peut-être de manière abusive car ce passage est fortement décroché de l’analyse de la pièce elle-même) les cinquante premières pages de son article sur Sartre à développer les théories du philosophe telles qu’il les a énoncées dans L’Imagination7 puis dans L’Imaginaire8. Ce que démontre Ph. Sabot, c’est que Jean-Paul Sartre oscilla toujours entre fascination pour le rêve (conscience imageante) et désir d’intervenir dans la réalité (conscience réalisante). En ce sens, sa pièce de 1951 marquerait l’échec d’une conversion au réel, Goetz, et le dramaturge avec lui, ne parvenant pas à quitter de manière définitive l’univers imaginaire :

Tout se passe en effet comme si ce dernier [Sartre], tout en continuant à affirmer la positivité de l’engagement politique, demeurait fasciné par son sabotage dramatique, c'est-à-dire par les mécanismes de l’isolement ou les conduites d’échec qui faussent toute praxis, et finalement par les barrières qui entourent chaque conscience humaine et favorisent le repli individualiste dans l’imaginaire. (p. 49)

11Dans les deux autres œuvres étudiées, ce sont l’art pour Malraux et la question de la nature chez Simon qui surpassent les enjeux proprement historiques, les faisant basculer au second plan.

12Ce qu’affirme Ph. Sabot à plusieurs reprises, c’est que la guerre est moins un schème intradiégétique qu’un schème signifiant [extradiégétique] pour les auteurs mêmes. Il aborde Le Diable et le Bon Dieu et Les Noyers comme des œuvres de transition, des œuvres de conversion. Il martèle ce dualisme d’un « avant l’œuvre » / « après l’œuvre » dans ses analyses, au point que l’on doute si cette pensée duelle lui appartient ou bien si elle est propre aux deux écrivains. Ph. Sabot prend en effet pour recevable la fameuse phrase de Jean-Paul Sartre de 1975 affirmant que la guerre a été une césure dans sa vie :

Ce que je vois de plus net dans ma vie, c’est une coupure qui fait qu’il y a deux moments presque complètement séparés, au point que, étant dans le second, je ne me reconnais plus très bien dans le premier, c’est‑à‑dire avant la guerre et après9.

13On serait tenté de remettre en question cette affirmation, qui sera l’apanage de nombre d’écrivains après guerre, se justifiant a posteriori10. Ph. Sabot aborde l’œuvre malrucienne également sous l’égide du double. Les Noyers sépareraient nettement l’œuvre romanesque de l’œuvre de critique artistique de Malraux. Rédigeant son œuvre entre 1940 et 1942 et renonçant à finir le projet envisagé (Les Noyers devaient s’insérer dans une somme plus vaste intitulée La lutte avec l’ange), cette bipartition envisagée par Ph. Sabot est convaincante. Notons qu’à la différence de Jean‑Paul Sartre, Malraux ne fait pas explicitement de la guerre le moment de basculement de son œuvre ; il faudra attendre un texte posthume, L’Homme précaire et la Littérature (Gallimard, 1977), pour comprendre les raisons de son abandon du genre romanesque. Pour Sartre et Malraux, la guerre marquerait donc le passage de l’action à la métaphysique. Seul Claude Simon ne semble pas touché par cette bipolarité. En fait, Claude Simon est hanté par la guerre dans l’ensemble de son œuvre et non exclusivement dans Les Géorgiques. Ph. Sabot mentionne à juste titre la dimension de réécriture à l’œuvre chez Simon qui touche notamment quelques thèmes obsessionnels tels que la guerre, la mémoire, la nature.

14Cette présence‑absence de la guerre dans les trois œuvres nous conduit à un questionnement d’ordre sémantique. Pourquoi Ph. Sabot n’a‑t‑il pas centré son analyse sur l’Histoire plutôt que sur la guerre ? Ce questionnement semble accrédité par le fait que deux de ses trois titres de monographies comportent le terme « histoire » en lieu et place du terme attendu de « guerre » : « Histoire et aliénation » dans le cadre de l’essai sur Sartre, « L’Histoire à l’envers » pour Claude Simon. Le choix du titre fausse quelque peu en effet l’horizon d’attente du lecteur.

15Ph. Sabot, nous l’avons mentionné, n’est pas à la recherche de références philosophiques dans les œuvres littéraires, en quête d’un quelconque intertexte philosophique. Ce qui l’intéresse est bien l’émergence d’une pensée au sein de textes littéraires. Il n’en reste pas moins que le repérage d’influences philosophiques semble un passage obligé et lui permet d’expliciter le choix de son corpus en introduction :

[Les trois œuvres] communiquent d’abord entre elles au niveau du système d’échos et de correspondances qui les rapporte à un champ déterminé de problèmes théoriques identifiables comme tels, et tournant autour des thématiques de la guerre et du rapport à l’histoire. (p. 7)

16Au lieu d’aborder les œuvres les unes à la suite des autres comme le fait Ph. Sabot (nous aurons à revenir sur ce choix monographique), nous voudrions étudier rapidement ici les grands penseurs qui rapprochent ou divisent les écrivains étudiés.

17Nous commencerons par Pascal. Il est fait un usage singulier du penseur dans deux des œuvres du corpus. Le Diable et le Bon Dieu et Les Noyers semblent accréditer la thèse pascalienne de la petitesse de l’homme devant Dieu. Mais dans les deux cas, il y a détournement des conclusions pascaliennes. Sartre met en scène un Goetz athée défiant Dieu, mentant, et jouant son attitude et sa foi aux dés. Quant à Malraux, il propose une vision profane de la réflexion pascalienne. Pour lui comme chez Pascal, l’homme, créature finie, ne peut maîtriser l’infini de la création. Mais au lieu de placer l’homme en position d’infériorité, il montre qu’une existence universelle, cosmique, permet de tisser un lien entre fini et infini et d’échapper au pessimisme pascalien. Malraux relit Pascal à sa façon. Quant à Simon, cette présence du cosmos et la résorption du chaos en cycle naturel permettent également d’échapper au néant pascalien et à la soumission à Dieu. Disparition de la transcendance et vision cosmique rapprochent donc d’une certaine façon Malraux et Simon.

18Nietzsche est un autre philosophe qui compte dans l’essai. Pierre Brunel a montré que Nietzsche réapparaît en temps de crise ; sa présence serait donc évidente dans les œuvres liées à la guerre étudiées par Ph. Sabot : « Nietzsche est présent à chaque sursaut après une crise, celle de 1900, celle d’après la Première Guerre mondiale, celle qui inévitablement suit aussi la seconde11. » Sartre pourtant semble se refuser à adopter une vision nietzschéenne. Ph. Sabot citera d’autres auteurs de référence pour Sartre, notamment Feuerbach et Engels, premiers dans sa pensée. Sartre déclarera d’ailleurs sa lassitude de voir sa philosophie analysée en termes nietzschéens :

[Les spectateurs] ne sont pas comme les critiques qui pensent à l’auteur, se doivent de répondre à la question : « Que vaut cette pièce ? » et répondent que c’est du « nietzschéisme hégéliénisant12. »

19Selon Pierre Boudot, Sartre est pourtant plus nietzschéen qu’il le croit : « Sartre, qui ne parle pas de Nietzsche, l’a mieux compris que Heidegger, qui passe son temps à le travestir13. » Malraux use davantage de la pensée nietzschéenne. Son personnage de Vincent correspond à l’ethos nietzschéen de l’action contre la méditation contemplative et a des idées sur l’Occident correspondant à celles du philosophe allemand : « Comme Nietzsche, Vincent s’en prend aux mythes prétendument universels qui fondent notre idée occidentale de l’homme14. » À l’encontre des théories freudiennes, Vincent définit l’homme par l’action. Ph. Sabot montrera ensuite que Malraux dépasse l’opposition action/psychologie au profit d’une troisième voie.

20Mais le philosophe qui paraît unir les trois œuvres est Hegel. Présent de façon plus ou moins forte, on peut dire qu’il est l’« anti-modèle » de pensée des trois écrivains. Sartre, Malraux et Simon refusent toute idée de progrès, toute conception téléologique de l’Histoire. Contre l’idée d’une Histoire qui va vers un but, ils exposent des visions de l’Histoire chaotiques, dénuées de sens, qui ne reçoivent miraculeusement de signification que d’un élément cosmique (Malraux et Simon). Ce refus d’une Histoire linéaire (Claude Simon nie l’idée de progrès) marque aussi la modernité de ces trois œuvres, la prise en compte de la crise caractéristique du xxe siècle. Hegel ne fascine plus.

21À l’issue de ce traitement conjoint des trois œuvres, il est nécessaire de mentionner des singularités. Le corpus très surprenant délimité par Ph. Sabot, s’il peut parfois manquer de cohérence, en trouve une paradoxale par l’exposé de deux écrivains aux antipodes l’un de l’autre. En effet, Sartre incarne l’écrivain‑philosophe par excellence, là où Simon incarne l’écrivain « tout court » par excellence. Cela permet à Ph. Sabot de passer d’une étude très philosophique de Sartre (où finalement l’intertexte philosophique est essentiellement sartrien : L’Être et le Néant, Critique de la raison dialectique) à une étude très littéraire de Simon. Claude Simon rejoue finalement d’une façon très lâche Les Géorgiques de Virgile, qui n’était lui-même pas un philosophe. L’essai consacré à Simon mentionne très peu de références philosophiques car Simon paraît un cas limite dans Littérature et Guerres (nous aurons à y revenir) ; Simon formule vraiment une conception de l’existence singulière, là où Sartre s’inspire tout de même de Feuerbach, Engels, Goethe et de ses propres présupposés théoriques….

22Entre-deux, Malraux, dont le cas est intéressant car il propose une mise en abyme de la philosophie. Nietzsche est un personnage du roman tandis que le personnage de Möllberg lors du colloque de l’Altenburg est un masque transparent de Spengler. Malraux prend explicitement ses distances avec ce dernier ; contre l’idée d’un anti-humanisme et d’une disparité des cultures, Malraux réaffirme sa croyance en un homme fondamental :

à travers les doutes de son personnage principal, Malraux cherche ainsi à faire ressortir les limites des conclusions de l’ethnologue, dont il accepte pourtant les prémisses : à partir du même constat (celui de l’autonomie irréductible des cultures), il vise à fonder une conception positive de l’homme. (p. 142)

23Ainsi, la relation entre littérature et philosophie n’est pas univoque dans les trois œuvres. Ph. Sabot montre comment les trois écrivains jouent avec des références externes pour proposer leur propre vision de l’homme ; pessimiste dans le cas de Sartre, optimiste dans le cas de Malraux et Simon. Là où ces derniers proposent une troisième voie permettant de dépasser les paradoxes de la présence de l’homme dans l’Histoire, Goetz reste pris dans les rets de ses contradictions et ne trouve pas d’issue.

24Si Goetz ne parvient pas à dépasser ses contradictions, c’est parce que, comme le démontre Ph. Sabot, Sartre lui-même n’y parvient pas. La guerre n’est peut-être pas là où on l’attendait ; ce qui prime dans ces œuvres est la guerre des auteurs avec eux-mêmes. Les contradictions des personnages reflètent les contradictions de leurs créateurs. L’exemple le plus frappant est celui de Goetz, hésitant entre ontologie individualiste (sur l’exemple de Roquentin) et engagement dans l’action (dont le modèle serait Brunel dans Les Chemins de la liberté), au moment même où Jean‑Paul Sartre semble ne pas arriver lui-même à choisir. Ph. Sabot va jusqu’à faire du Diable et le Bon Dieu une « autobiographie dramatique ». En effet, en 1951, Sartre sort d’un double échec, un échec littéraire puisque le dernier tome des Chemins de la liberté qui devait concilier engagement et individualisme est abandonné ; échec philosophique car la morale projetée à la fin de L’Être et le Néant reste sans suite. Jean‑Paul Sartre se projette donc dans son œuvre théâtrale :

L’identification de Sartre à Goetz fait du philosophe, auteur et acteur et acteur de son propre drame, à la fois un comédien et un martyr : il semble utiliser les ressources de l’imaginaire pour en dénoncer la fascination, tentant par là d’exorciser ses vieux démons ontologiques en vue d’opérer enfin la conversion éthique au réel dont il n’a cessé de « rêver » lorsqu’il écrivait sa morale. (p. 54‑55)

25Ces allusions autobiographiques, loin de ruiner la démonstration de Ph. Sabot, paraissent la renforcer dans la mesure où les œuvres ne se cantonnent pas à l’élaboration d’une pensée générale sur l’homme, mais impliquent nettement les auteurs. Les « pratiques de pensée », ainsi mises en valeur ne sont pas désincarnées, ne se muent pas en textes théoriques mais en questionnement profond. Dans le cas de Malraux, la proximité biographique est flagrante, Jean Carduner a montré que l’identification du narrateur et du romancier ne faisaient aucun doute. Il en donne des indices : le nom de Berger était le pseudonyme de Malraux dans la résistance, le narrateur est écrivain, le père de Malraux comme celui de Vincent Berger s’est suicidé et la Flandre est la province natale de Malraux. Est-ce une simple coïncidence également si Les Noyers sont dédiés par Malraux à son fils ? Ici encore, les contradictions de la pensée malrucienne sont en jeu, car il s’incarne autant dans les penseurs français du colloque que dans d’autres personnages :

Un romancier, s’il est derrière ou dans ses personnages, ne s’identifie pas à eux tous, encore moins à un seul d’entre eux : Vincent est très proche de l’auteur, mais c’est Stieglitz qui reprend presque textuellement l’exorde d’un discours de Malraux. […]. Avant le colloque, Vincent a déjà lancé à Walter : « L’homme est ce qu’il fait ! », constante affirmation de Malraux15.

26Mais à l’inverse de Sartre, Malraux adopte une voie/voix qui dépasse ces contradictions, là où la fin de la pièce de Sartre n’offrait pas de choix définitif, de dépassement des paradoxes. Dans le cas de Claude Simon, Ph. Sabot n’insiste pas suffisamment selon nous sur cette composante autobiographique. Non seulement Les Géorgiques jaillissent des archives du quadrisaïeul de Simon, le général Jean-Pierre Lacombe Saint-Michel (L.S.M.), mais le récit de la guerre de 1940 reprend l’expérience de la guerre à laquelle a pris part Simon lui-même dans les Flandres.

27La quête métaphysique des écrivains se double donc d’une enquête familiale, notamment chez Malraux et Simon. Penser l’homme, c’est d’abord, pour eux, se penser soi.

28Le principal défaut dans l’essai de Ph. Sabot concernant cette approche autobiographique, réside à nos yeux dans l’absence d’études intertextuelles ou intratextuelles qui semblaient s’imposer. Ph. Sabot se contente de la mention d’une filiation sur la pensée du rêve et de la réalité entre Sartre et Malraux (p. 112) et explique comment Vincent, le personnage de Malraux, explore les contradictions du futur personnage sartrien.

Il y a chez Malraux, comme chez Sartre d’ailleurs, une certaine fascination pour l’échec et pour la solitude du héros. En ce sens, l’aventure touranienne de Vincent Berger annonce celle de Goetz. (p. 112)

29Le parallèle entre les deux hommes aurait été intéressant à préciser. De même, la rivalité entre Sartre et Simon (dont les thèmes de prédilection ont pu être proches : le temps, le désordre du monde et de la mémoire, la contingence, le hasard, le problème de l’acte) n’est pas même citée alors qu’elle a été étudiée par plusieurs critiques16. Mais plus encore que l’intertexte, l’absence flagrante de références aux autres œuvres des trois écrivains rend l’essai incomplet. C’est l’écueil de la pratique de Ph. Sabot, qui s’empare des œuvres comme de textes autonomes dialoguant davantage avec la philosophie qu’avec la littérature. Ainsi regrettons-nous l’absence de référence aux Mains sales (1948), quand Sartre lui-même souligne la filiation entre ses deux pièces :

Cette pièce peut passer pour un complément, une suite aux Mains sales, bien que l’action se situe 400 ans auparavant. J’essaie de montrer un personnage aussi étranger aux masses de son époque, que Hugo, le jeune bourgeois, héros des Mains sales, l’était, et aussi déchiré. Cette fois, c’est un peu plus gros17.

30Ph. Sabot préfère faire référence à Bariona (première publication dans les Écrits de Sartre en 1970) et à Kean (1954), qui ne sont peut-être pas tout à fait aussi éclairantes pour le lecteur qu’une citation extraite des Mains sales. En ce qui concerne Claude Simon, le lecteur est surpris de ne pas trouver davantage de développements sur les œuvres antérieures de Simon qui entrent tout à fait en écho avec Les Géorgiques, qu’il s’agisse de La Route des Flandres (1960) ou du Palace (1962), alors même que Ph. Sabot s’attache à rappeler que la réécriture est au cœur de la démarche simonienne. En effet, la deuxième partie de l’œuvre, narrant la déroute de l’escadron du narrateur, aurait mérité semble‑t‑il un plus ample développement du lien avec La Route des Flandres, tandis que ce roman de 1960 n’apparaît qu’allusivement dans l’appareil de notes. De même, l’expérience de O en Espagne aurait pu être rapprochée du Palace, roman traitant de la guerre civile espagnole et de sa difficile représentation. En ce qui concerne Malraux, on s’étonne de la mince présence de La Tentation de l’Occident (Grasset, 1926) qui paraît pourtant central dans l’analyse de la bipolarité en jeu dans l’expérience de Vincent Berger (passant de l’Orient à l’Occident) et pour comprendre les contradictions de la position de Malraux même. Quant à l’explicitation de « l’épisode des noyers », s’il est mis à juste titre en relation avec Les Déracinés de Barrès, il aurait pu faire signe vers Gilles de Drieu la Rochelle (première publication en 1939) dans lequel l’épisode des hêtres semble être un intermédiaire entre les platanes barrésiens et les noyers malruciens. Mais la métaphorisation littéraire intéresse moins Ph. Sabot que l’ontologie littéraire.

31Cette opposition entre métaphorisation et ontologie reste au cœur de l’essai. En effet, Ph. Sabot souligne la difficile représentation de l’Histoire ; le caractère insaisissable voire indicible de l’Histoire et de la guerre. La Seconde Guerre mondiale, dont la représentation était attendue dans Les Noyers de 1943 et Le Diable et le Bon Dieu de 1951 est quasiment absente ; elle est aussi quasiment nulle dans Les Géorgiques. On pourrait parler d’une stratégie d’esquive chez les trois écrivains. Jean‑Paul Sartre transpose ses questionnements dans l’Allemagne du xvie siècle, Malraux centre son propos sur une réflexion métaphysique plus qu’historique (même les participants au colloque qui se déroule en pleine première guerre mondiale n’y font pas allusion18), et Simon met en valeur les guerres d’Empire de L.S.M bien plus que les épisodes de 1939-1940. Cette crise de la représentation mise en valeur par Ph. Sabot est pourtant invalidée par la capacité qu’a la littérature à représenter, par ses propres moyens, l’indicible.

32Et cela d’abord par le truchement de la composition. Ph. Sabot analyse dans le détail les structures des œuvres car le montage narratif semble remédier à la décomposition historique. Chez Malraux, l’épisode du colloque est suivi de deux récits ayant trait à la guerre. Ces derniers se déroulant pendant les deux guerres mondiales apparaissent comme des réponses aux questions restées en suspens lors du colloque de l’Altenburg :

[Ces scènes] forment en quelque sorte le pendant fictif de la scène philosophique de l’Altenburg. Il s’agit de confronter directement l’homme à l’histoire et, par là, de faire jaillir de cette expérience elle‑même et de son récit une réponse concrète et positive à la question centrale du colloque : « La notion d’homme a‑t‑elle un sens ? ». Le recours à la fiction littéraire vient ainsi marquer les insuffisances du discours philosophique et scientifique, en proposant une autre vérité de l’homme, irréductible à sa formulation conceptuelle. (p. 162)

33La littérature permet une représentation là où la philosophie échoue. De même, l’essai consacré à Claude Simon marque la fascination de Ph. Sabot pour la composition des Géorgiques (un chapitre entier, intitulé « un texte en (re)construction » lui est dédié), qu’il qualifie de « fugue ». Cette composition fait sens :

Cette composition cyclique que Simon impose à son roman ne relève pas d’un simple jeu formel mais lui permet au contraire d’inscrire, au niveau même de la construction de son texte, le motif central de la répétition des mêmes expériences au cours de l’Histoire. (p. 223‑224)

34Au-delà des structures des textes qui relèvent de la logique d’une pensée plus que de la poétique, les ressources de la littérature (recours aux images, au mythe, à la poésie…) sont mises en valeur comme permettant la représentation de l’irreprésentable. Les indices en sont innombrables. Mentionnons par exemple la puissance de l’écriture malrucienne tirant l’Histoire du côté du mythe19 et de la poésie (la révélation a lieu pour Vincent non pas lors du colloque mais à sa sortie, à travers champs, quand il comprend la transcendance propre de l’homme). « Parti de la satire, ayant passé par le dialogue philosophique, on débouche dans la poésie20 ». Dans le cas de Claude Simon, la force des images est telle qu’elle permet de montrer l’Histoire sous toutes ses facettes, sans développer pour autant de théorie de l’Histoire :

En montrant et en démontant les artifices qui président à la constitution de ces représentations, le roman suscite sans doute notre imagination mais aussi notre réflexion. C’est ainsi qu’il nous aide à mieux voir le monde : non pas tel qu’il devrait être, mais tel qu’il est. (p. 268)

35Là où la littérature rejoint la philosophie, c’est qu’elle ne borne pas son discours. Les œuvres traitées sont des œuvres ouvertes, qui engagent une réflexion que le lecteur doit poursuivre. Dans le cas de Sartre, la pièce s’arrête au moment où l’action décidée par Goetz va avoir lieu (c’est‑à‑dire son engagement dans la révolte des paysans). La pièce donne à penser sans donner une vision définitive de l’Histoire et de l’homme : « l’activité dramaturgique de Sartre a valeur d’opération philosophique dans la mesure où […] elle contribue à mettre en œuvre des sortes de “tourniquets” de pensée. » (p. 82) L’homme reste aussi une énigme à la fin des Noyers :

L’expérience littéraire se présente alors comme la voie négative de la philosophie. Car, si en un sens elle donne lieu à une méditation sur la valeur et sur la signification de l’homme, elle ne saurait en épuiser le contenu spéculatif, ici rabattu du côté d’une véritable mythologie. (p. 176)

36Cette convergence dans l’ouverture de l’œuvre entre Sartre et Malraux est intéressante, car d’autres critiques ont pu opposer les conceptions des deux hommes : l’homme n’est pas « au‑dehors, au sens sartrien, à l’extérieur, dans l’espace, l’avenir, dans l’arbitraire. L’homme, pour Malraux, est au-delà de lui-même, dans le mystère21. »

37Cet essai manie habilement l’approche philosophique de la littérature, mais souvent au détriment de cette dernière. On regrette en effet la rareté des citations des œuvres, ainsi que des analyses précises de fragments de textes qui seraient bienvenues pour éclairer la démarche de l’auteur. On relèvera néanmoins le paradoxe d’un travail qui se focalise sur la philosophie (nombreux philosophes traités, long présupposé théorique avant d’aborder Le Diable et le bon Dieu) mais démontre finalement la puissance de la littérature face au chaos généré par la guerre : puissance de l’analogon chez Jean‑Paul Sartre, puissance de la poésie chez Malraux, puissance des images chez Simon. Sartre n’avait‑il pas déclaré que sa pièce n’était pas un essai22 ?

38Cette puissance de la littérature transparaît à l’insu de son auteur dans l’essai consacré à Claude Simon. Simon qui pourrait passer pour un intrus entre Sartre et Malraux, se révèle paradoxalement fécond philosophiquement. En effet, la réelle empathie de Philipe Sabot pour l’auteur engendre des analyses exclusivement littéraires, évinçant presque totalement les références philosophiques (à l’exception de Rousseau ou Marx, cités comme comparants). La philosophie de Claude Simon a donc surpassé les théories et concepts des philosophes expliquant la guerre. Ph. Sabot réaffirme donc ici ce qu’il avait déjà énoncé dans son article de 2001 consacré à Simon et largement repris dans Littérature et Guerres :

Si Claude Simon n’est sans doute pas (il en conviendrait lui-même !) un philosophe, pourtant, il déploie, à travers son activité d’écrivain, une activité spéculative et [que] son œuvre est susceptible, à ce titre, d’intéresser la philosophie (puisqu’elle produit elle-même des effets intra‑philosophiques, voire « du » philosophique). Simon n’est donc pas un philosophe (au sens institutionnel de ce terme), ce qui ne l’empêche pas de « philosopher », c’est‑à‑dire d’exercer sa pensée, de pratiquer la pensée, dans son travail d’écrivain. Écrire un roman, une pièce de théâtre ou un poème n’a jamais dispensé de penser, et d’abord de penser à ce qu’on fait quand on écrit23.