Subversions hardyennes
1L'ouvrage de Thierry Goater est issu de sa thèse, soutenue en 2000 à l'Université de Rennes et intitulée : « Figures de l'aliénation dans les “romans de caractère et d'environnement” de Thomas Hardy ». Il s'agit d'une relecture de l'ensemble des fictions hardyennes à la lumière de la notion d'aliénation, définie selon les termes de Ricoeur comme « une perte identitaire, […] un dessaisissement de soi au profit d’une personne étrangère, de la société ou d’une instance extérieure quelle qu’elle soit1 ». Le terme « aliénation » est donc envisagé dans une acception très large et le titre de l'ouvrage ne doit pas mettre le lecteur sur une fausse piste : il ne s'agit pas d'une lecture marxiste de Hardy, même si la définition marxienne de l'aliénation donne lieu à des analyses ponctuelles dans l'ouvrage. La thèse de Th. Goater s'énonce en effet en ces termes :
Tout en évoluant dans un cadre classique, (Hardy) le subvertit. Loin de trouver dans la société les moyens d’une réalisation de soi, le sujet hardyen est confronté à l’absurdité du monde hostile qui l’entoure, où il se sent étranger et où il risque de devenir étranger à lui-même. Le monde peint par Hardy ne conduit pas à la libération de l’homme mais à son aliénation. Ce thème, qui se trouve au centre de l’univers du romancier, au centre de sa vision sociale, métaphysique, et de son expression artistique, nous invite à une relecture de sa fiction. (p. 13)
2Th. Goater se propose ainsi de réévaluer la portée fondamentalement subversive de l'œuvre romanesque hardyenne, tant d'un point de vue idéologique qu'esthétique : l'originalité du projet repose alors sur la mise en relation de ces deux dimensions et sur la mise au jour d'une véritable forme-sens chez Hardy : il s'agit en effet « d'établir, en particulier, un parallèle entre les niveaux intra- et extradiégétiques » (p. 14). L'auteur démontre alors la pertinence de la notion d'aliénation pour rendre compte de la situation du personnage dans les fictions de Hardy, ce qui le conduit à étudier la dimension d'analyse et de critique socioéconomique qui sous-tend toute sa production, mais surtout à définir sa vision du monde, et à réévaluer son esthétique romanesque, fondée sur l' « aliénation de la représentation par elle-même » (p. 16). Le terme « figures » qui apparaît dans le titre de l'ouvrage est donc choisi pour son acception large : il « traduit bien la représentation comme forme et comme expression et le déclinaison de ses acceptions suivra les modes de manifestation de l’aliénation dans les romans et nouvelles » (p. 15).
3Si l'aliénation est un concept fondateur de la philosophie marxienne2, Th. Goater ne se livre pas pour autant — et on peut le regretter — à une analyse de l'influence éventuelle de Marx sur Hardy. En revanche, la terminologie marxienne (infrastructure, superstructure) est employée pour mettre au jour les analyses socioéconomiques auxquelles se livre Hardy dans les « Romans de caractère et d'environnement » et l'insistance sur l'importance de cette dimension dans l'oeuvre hardyenne est l'un des points forts de l'ouvrage. L'intérêt tout sociologique d'Hardy pour le monde du travail apparaît en effet clairement dans son essai The Dorsetshire Labourer3, comme le rappelle l'auteur, et se retrouve dans ses fictions, donnant une portée critique à son oeuvre De manière générale, Th. Goater est soucieux de replacer Thomas Hardy dans son contexte de production et de souligner sans cesse qu'il s'agit bien d'un auteur de son temps, rendant compte des évolutions de la société anglaise et les critiquant : « l'auteur attire l'attention sur l'artificialité et l'inhumanité d'un système » (p. 13). L'auteur passe alors en revue les différents aspects de la critique hardyenne du monde capitaliste naissant et souligne à juste titre que cette dimension subversive de l'œuvre de Thomas Hardy est trop souvent sous-estimée, si on le compare à d'autres écrivains victoriens comme Dickens, Moore ou Gissing : « Chez Hardy, principalement parce que ses récits se déroulent à la campagne, la dénonciation est moins virulente mais n’est toutefois pas absente » (p. 94).
4« Il serait […] illusoire d'essayer de définir une philosophie hardyenne, organisée en un système cohérent » (p. 347), précise Th. Goater en conclusion. Cependant, il tente bien dans cet ouvrage de mettre au jour les éléments, parfois contradictoires, d'une ontologie, ou à tout le moins d'une vision hardyenne de l'existence humaine. En effet, l'aliénation socioéconomique est toujours présentée comme étant redoublée par une aliénation de type ontologique, et Th. Goater montre bien comment la société que critique Hardy ne fait qu'accentuer l'aliénation d' un sujet qu'il conçoit aliéné par essence. Ainsi, lorsqu'il analyse le caractère spectaculaire de l'œuvre, l'auteur évoque « une ontologie placée sous le signe du spectacle, de la représentation » (p. 204). Force est de constater que cette perspective est privilégiée par l'auteur, qui démontre efficacement que le fondement du célèbre pessimisme hardyen se trouve dans l'aliénation du sujet. L'approche psychanalytique est donc largement adoptée par l'auteur, qui livre de brillantes analyses sur les fonctionnements de la psyché humaine selon Hardy4 et cette critique psychanalytique constitue l'un des autres aspects intéressants de sa thèse.
5Dans une première partie, intitulée « Extranéation », Th. Goater montre comment la vie en communauté, alors qu'elle devrait favoriser l'épanouissement individuel, est la première cause d'aliénation de l'individu. La production fictionnelle de Hardy a en effet pour cadre le « passage d'un système féodal essentiellement rural à un système capitaliste proto-industriel » (p. 23) et l'ensemble de l'œuvre rend compte des mutations qui affectent la communauté, selon une progression qui va de la représentation d'un « monde quasi féodal » dans Far from the madding crowd à celle d'un monde post-darwinien dans Jude The Obscure. Les personnages hardyens sont donc « des sujets coupés de cet espace de réalisation de soi pour des raisons économiques et sociales ou idéologiques et morales » (p. 21). L'aliénation du sujet repose alors sur deux principes : les « exclusions » (chapitre I) et les « exils » (chapitre II). La société victorienne repose en effet sur l'ostracisme : l'exclusion vient de l'absence de mobilité sociale, qui n'est assurée ni par le mariage, ni par l'éducation. Elle est renforcée par le rôle de la morale, de la religion et de la justice, qui assurent le maintien de l'ordre social en excluant ceux qui viendraient le troubler. Elle touche surtout les femmes, et c'est ainsi que Th. Goater réinterprète par exemple le sacrifice de Tess : « la jeune femme est davantage victime des conventions que de la nature ou d’une véritable justice. Elle est sacrifiée sur l’autel des codes sociaux. » (p. 35). Il souligne que
la société apparait de façon répétée comme une « communauté de l’excommunication »5. Ses structures, ses conventions, ses institutions et jusqu’à ses évolutions, contribuent à marginaliser l’individu, à l’exclure, voire à l’anéantir. (p. 36)
6La posture de Hardy est donc critique : il dénonce les fondements de la société de son temps en prenant résolument le parti des exclus. Il découle de cette communauté brisée un « exil généralisé » (p. 52). En effet, les personnages exclus sont exilés spatialement puisque les nouvelles conditions de travail les déracinent de leur lieu de naissance, les jetant sur les routes à la recherche d'un emploi. Th. Goater montre alors comment les lieux semblent eux-mêmes déracinés, selon une « topographie capitaliste » (p. 44) qui est en même temps une « métaphore du déracinement humain » (p. 43). Cet exil du lieu a aussi une dimension temporelle : le monde capitaliste opère la « destruction du lieu comme mémoire » (p. 46). Enfin, la notion d'exil rend compte de l'ensemble des relations humaines et de la situation de l'homme dans le monde : Th. Goater analyse ainsi les représentations de l'échec de la famille et du couple ainsi que les apories de la communication, qui relèvent d'une « aliénation relationnelle » (p. 57). L'homme apparaît in fine « exilé dans un monde sans logos ou avec un logos qu’il ne comprend pas ou n’accepte pas. » (p. 62).
7La deuxième partie s'intéresse à la « Réification », définie comme « phase ultime de l'aliénation6 » (p. 69), dont les enjeux sont donc creusés. Le sujet hardyen, étranger au monde, est également aliéné dans la mesure où il est étranger à lui-même, d'un point de vue socioéconomique et métaphysique7. Dans le chapitre I (« L'homme décentré »), Th. Goater expose l'influence de Darwin sur Hardy pour définir ses fondements idéologiques : « La théorie de l’évolution réduit la signification de l’homme, espèce parmi d’autres dans une nature qui a cessé d’être son royaume harmonieux. » (p.71). Ainsi, l'homme est insignifiant et soumis à l'hérédité, au temps — fondé sur des hasards et des coïncidences qui sont autant de « Life's little ironies8 », à la nature — indifférente au sort de l'homme, enfin à Dieu :
Hardy a, comme Darwin, une conception déiste et non théiste de Dieu. Il ne nie pas l’existence d’un Dieu mais celui-ci s’est contenté de créer le monde sans se préoccuper de son évolution. Contrairement au Dieu théiste, le Dieu hardyen est généralement neutre et c’est là que réside sa cruauté, non dans une malveillance particulière. (p. 90)
8Le chapitre II (« Asservissement socioéconomique ») revient alors sur la réification imposée par le travail qui
opère une transmutation des fonctions et des valeurs. Il impose une nouvelle grammaire des échanges, où les sujets deviennent objets et vice versa. L’humain est chosifié alors que le matériel est personnifié. (p.98)
9L'auteur souligne alors que « cette inversion rappelle, toutes proportions gardées, l’inversion dénoncée par Engels et Marx à propos du travail. » (p. 98). Cette réification est renforcée par les « carcans de la superstructure » (p. 99) qui aliènent l'individu au point que l'on peut parler d'une véritable « dépossession de soi », selon l'expression d'Yvonne Verdier9. Le chapitre III (« Assujettissement relationnel »), à partir d'une analyse de la représentation des rapports amoureux, montre comment les relations humaines en général, fondées sur un « déni d'ipséité » (p. 132), deviennent des « relations objectales » dans lesquelles l'individu est traité comme un moyen en vue d'une fin qui lui est extérieure : instrumentalisation, fétichisation, prédation sont alors au fondement des relations humaines.
10Dans la troisième partie, intitulée « Auto-aliénation », l'auteur achève son mouvement de progression dans la description des aliénations du personnage en nous plongeant au cœur du sujet hardyen, considéré comme le siège de sa propre aliénation ; le chapitre I (« Le poids du destin personnel ») envisage entre autres les faiblesses de la volonté, de la raison et des sens, qui contribuent également à aliéner l'individu. Le déterminisme lié à la nature pulsionnelle de l'individu serait hérité des pensées de Fourier et de Comte. Le chapitre II, « Le sujet et ses doubles », aborde la « parcellisation du sujet » (p. 177) : celle-ci procède du refoulement du désir — on assiste souvent chez le sujet hardyen « à une négation corporelle et à une survalorisation spirituelle » (p.178)10, du narcissisme, enfin du caractère théâtral des relations humaines, que traduit « une esthétique spectaculaire relativement négligée » (p. 218) par la critique. Le chapitre III (« Fuite et subterfuges ») envisage les désirs et velléités de libération des personnages aliénés : la « fuite littérale » (p. 225) étant impossible, le fatalisme, l'alcool, l'amour, l'imagination ou encore « le monde eidétique » (p. 241) représentent autant de subterfuges pour les personnages. Mais la libération est illusoire — seul Jude parvient à un « début de libération » car « au terme de sa vie, de son histoire, il parvient à un niveau de conscience que d'autres personnages n'entrevoient jamais : il comprend et accepte son aliénation personnelle et sociale » (p. 254). Globalement, la seule échappatoire réellement possible reste « un désir de stase et de mort » (p. 260) allant jusqu'à des velléités de suicide11. Ainsi,
Hardy imagine des héros qui se battent avec leurs propres faiblesses et acceptent l'aventure de la vie et de la mort dans la confrontation au monde et à soi.
Le destin des personnages s'avère terriblement lié à l'humaine condition. (p. 275)
11Dans la quatrième partie — « Les éclats de la représentation » — Th. Goater fait jouer la notion d'aliénation à un niveau extra-diégétique : il montre ainsi comme chez Hardy la forme fait sens, dans la mesure où la voix narratoriale et le texte se trouvent eux aussi aliénés, à l'image du personnage. C'est ainsi que Th. Goater explique l'hésitation de Hardy « entre une représentation “classique” organisée et rassurante et une représentation “moderne” déstructurée et déstabilisante. » (p. 281). Le chapitre I (« Discordances polyphoniques ») analyse l'aliénation imposée par la censure, en donnant de nombreux exemples de « la contamination du texte hardyen par le discours victorien bien-pensant » (p. 288), mais aussi par l'assimilation des interdits de son temps par Hardy lui-même, qui semble dans une certaine mesure aliéné comme ses personnages. Ainsi,
le désir de subversion n'existe qu'à l'état de parenthèse. Les êtres du désir et du désordre ne sont souvent admis dans le récit que pour en être expulsés. Ils peuvent perturber les événements mais en aucun cas clore l'histoire. (p. 291)
12On retrouve donc bien chez Hardy « un discours contraint réaliste », par lequel l'auteur se fait le « porte-parole de la doxa » (p. 298) ; ainsi, il apparaît que « la voix narrative dans les “Romans de caractère et d'environnement” est traversée par un discours imposé de l'extérieur par la censure et la consommation de l'œuvre littéraire, ou reproduit non sans une certaine complicité. » (p. 299). Mais ce discours de la doxa est en réalité subverti par la présence d'un « discours du carnaval », qui « induit une esthétique autre, un discours lui-même carnavalisé ayant pour fonction de figurer le désir. » (p. 300). Th. Goater revient alors sur l'anti-réalisme de Hardy pour expliquer les fondements des discordances observées précédemment : contre le réalisme, l'auteur met en avant l'expressionnisme de Hardy dont l'objectif est de « faire ressortir l'étrangeté et l'absurdité de la vie » (p. 305). Le « discours contraint réaliste » se libère également par le recours à la parodie : subversion des codes et transgression des genres contribuent à créer des discordances dans le texte et à déstabiliser volontairement le lecteur. Le chapitre II (« Mises en scène et ruptures ») approfondit le chapitre précédent en analysant la façon dont les textes hardyens subvertissent les codes en exhibant « leurs propres rouages, les désirs qui les engendrent, et les limites de la représentation. » (p. 319). Ainsi,
le discours se donne en représentation parce que, pour Hardy, il est avant tout spectacle. Cette esthétique romanesque spectaculaire transforme l'acte de lecture en en une « spectature » troublante, où narrateur et lecteur se dédoublent, où le premier montre au second l'image de leurs aliénations respectives et rompt l'illusion. (p.327)
13Hardy « brise l'illusion fictionnelle » (p. 334) car il renonce à une posture qui prétendrait à une compréhension de la réalité. L'instabilité du texte est donc à l'image de l'instabilité du sujet hardyen : « à un monde diégétique morcelé correspond un texte éclaté » (p. 339). C'est ce qui conduit l'auteur à souligner la modernité de Hardy :
Les fictions hardyennes s'inscrivent dans une esthétique de la rupture, de l'écart et de la mort. La représentation est moribonde et cède peu à peu la place à une figuration déconcertante pour la conscience réceptrice qui y lit sa propre aliénation, celle de l'artiste et de son travail. Si l'œuvre se présente à première vue comme un texte « classique », produit fini directement consommable, elle se transforme vite en un texte « moderne », production labyrinthique et éternellement inachevée. (p. 342)
14L'ouvrage de Thierry Goater, à partir de la notion d'aliénation envisagée dans une acception large, tend nettement à la synthèse : il montre en effet que la notion permet de rendre compte de la portée globale de l'œuvre romanesque de Hardy et de son esthétique. On regrettera seulement que le plan de l'ouvrage, certes séduisant, ne fasse pas apparaître clairement les différents niveaux d'analyse (socioéconomique, ontologique, etc), ce qui oblige l'auteur à de trop nombreux retours sur de mêmes thèmes. Il faut saluer cependant la qualité des analyses dans un ouvrage qui s'appuie toujours sur le texte, s'efforce d'y revenir au plus près et de le faire entendre dans toute sa subtilité.
15Mots-clés :
16Hardy
17Aliénation
18Subversion
19Critique sociale
20Ontologie