Femmes écrivains à la « Belle Époque » en France & Italie
1Au début de son essai, Rotraud von Kulessa remarque « l’absence presque totale d’autrices » (p. 9) dans les manuels de littérature français et italiens, en particulier pour le xixe et le début du xxe siècle. De même, l’état de la recherche met en évidence la rareté des études sur la question. En France, les études de champ neutralisent la question du rapport des sexes ; en Italie, où les autrices de ce temps sont un peu plus étudiées, les essais sont surtout monographiques. Pourtant la Belle Époque connaît, pour de multiples raisons historiques, l’émergence de nombreuses femmes écrivains. R. von Kulessa regrette donc l’absence d’une « approche globale » et propose de revoir le canon : « nous en sommes toujours au stade de “l’archéologie” en littérature féminine. Il s’agit toujours de réviser le canon et de faire des découvertes » (p. 19)1.
2La question du genre en littérature est d’emblée posée : on distingue deux courants méthodologiques, un courant « socio‑historique » et un courant « post‑structuraliste », souvent « difficiles à concilier » (p. 19). Cet essai se réclame surtout du premier : l’étude de champ socio‑historique appliquée à la question du genre. Avec prudence épistémologique, toute suggestion analytique sera nuancée face à la diversité, à la multiplicité des situations, des figures de « femme écrivain » en cette époque complexe et en deux pays aux racines culturelles communes, mais aux traditions littéraires bien distinctes.
3Le contexte est ensuite rapidement évoqué : « l’époque 1900 » connaît une forte spécialisation des domaines littéraires, liée à l’autonomisation du champ éditorial. En France les statuts des femmes s’améliorent : leur accès au lycée est garanti (loi Camille Sée, 1880). La liberté de la presse (1881) permet le développement d’une presse féminine, élément déterminant dans la consécration des femmes écrivains. En Italie, où la situation est différente, la loi Casati (1860) contribue également à l’élargissement du lectorat potentiel, tandis que le développement de la presse favorise une circulation qui vient amortir des particularismes culturels régionaux, encore très marqués.
4Après cette introduction articulée, l’essai s’occupe de la situation française dans une première partie, et de l’italienne dans une deuxième ; la dernière (très brève) étudie les croisements entre les deux pays. Pour chacun, l’étude comporte un inventaire synthétique du champ (publications, éditions…), prélude à la présentation des autrices et de leurs genres littéraires favoris ; sont ensuite étudiées les instances de consécration, et enfin, les discours qui construisent le concept d’autrice.
5L’étude de champ se fonde sur des données historiques, d’abord quantitatives, recueillies par l’inventaire des publications et des théâtres. Encore minoritaires, les autrices gagnent une place non négligeable dans le marché littéraire de l’époque : leurs publications représentent 25% de l’ensemble pour la période 1891‑1899 ; elles faiblissent cependant progressivement jusqu’à 14% dans la période 1906 1910 (p. 32‑35). Les origines sociales des autrices sont très déterminées : nobles ou bourgeoises, elles sont souvent étrangères ; leur accès au milieu littéraire est souvent favorisé par des relations familiales ou conjugales ; Paris, capitale des Lettres françaises, est le lieu central de leur consécration (p. 50‑54).
6Cette première partie s’attache ensuite à décrire les genres préférés des femmes écrivains, illustrés à chaque fois par des exemples représentatifs, établissant une « typologie des rôles littéraires possibles pour les femmes » selon le vœu de Michèle Touret2. À côté des noms aujourd’hui les plus connus, émergent ainsi de nombreuses autrices moins étudiées, mais qui jouent un rôle important dans la vie culturelle et politique de leur époque. Parmi une multiplicité de genres, le roman, genre lui‑même par essence multiple, triomphe. 30,5% des romans de l’époque seraient ainsi écrits par des femmes (p. 32). Le roman « calqué sur le modèle sentimental ou psychologique » (p. 55) n’est pas le seul type de roman féminin, contrairement aux stéréotypes en cours déjà à l’époque. On distinguerait également un « roman d’avant-garde » (p. 71‑76), aux thèmes érotiques subversifs (Rachilde se signant « homme de lettres ») ou à la forme inhabituelle (le « roman‑dialogue » de Gyp), côtoyant le « roman populaire » (Daniel Lesueur, p. 76‑77), sans oublier les écrits autobiographiques (Marguerite Audoux, Judith Gauthier, p. 79).
7Les autres genres sont moins représentés. Quelques femmes poètes connaissent un certain succès, comme Anna de Noailles et son Cœur innombrable (1901), dont on entendra des échos chez Proust (p. 90) ; d’autres affrontent inversement une réception mitigée, jusqu’à refuser la confrontation avec le public (Renée Vivien, dont l’homosexualité déclarée et le refus des logiques éditoriales n’auront pas facilité la reconnaissance, p. 93). Enfin, l’art dramatique est soumis à une double restriction : « le théâtre représente l’espace public par excellence dont les femmes sont exclues » (p. 94) ; il s’agit néanmoins d’une voie privilégiée pour accéder à la notoriété et au gain économique. Souvent, des actrices peuvent écrire pour le théâtre : parmi les plus célèbres, rappelons Sarah Bernhardt. En revanche, la littérature enfantine est un domaine privilégié pour les autrices, que leur rôle d’éducatrices et de mères légitime socialement. Elle se développe notamment grâce aux lois de 1833, puis aux lois Ferry (1881‑1882). Le célèbre Tour de France par deux enfants (1877), écrit par G. Bruno — alias Augustine Fouillée (1833‑1923) — n’est pas une hérésie, mais un best‑seller qui se vend jusqu’en 1901 à plus de six millions d’exemplaires et contribue à former les consciences nationales de générations d’écoliers français (p. 102). La multiplicité des genres, des formes, des thèmes, témoigne donc d’une « Belle Époque » pour les autrices, rendant difficile toute généralisation hâtive.
8Le paysage littéraire est — en apparence — plus uniforme en Italie. Malgré la diversité culturelle de ce pays récemment unifié, les autrices italiennes semblent pouvoir plus facilement accéder à la majorité littéraire. Si elles ont une même prédilection pour la littérature enfantine — important vecteur de patriotisme dans le contexte post-unitaire italien dont l’exemple le plus célèbre est Cuore de Edmondo de Amicis (1886) — leurs romans font également une entrée remarquée dans les majeurs courants littéraires.
9La typologie des romans féminins italiens serait donc plus simple. Les autrices oscilleraient ainsi entre le mouvement « vériste » (Matilde Serao, Maria Messina, Grazia Deledda, Beatrice Speraz, p. 228‑239) et le mouvement « décadent » (Contessa Lara, Regina di Luanto, Anna Franchi, p. 244‑248). R. von Kulessa identifie un troisième type « le roman de mariage » (Neera, Marchesa Colombi, encore Anna Franchi, p. 240‑243). La littérature populaire connaît également quelques illustres représentantes avec Carolina Invernizio, p. 248‑254.
10Cela ne signifie pas que les romancières s’inscrivent de façon linéaire dans des courants préexistants. Il pourrait d’abord s’agir d’une stratégie de légitimation. Par exemple, la sicilienne Maria Messina entretient une correspondance avec Verga et obtient sa protection (p. 232) ; elle est longtemps considérée comme un épigone du maître ; or les critiques récentes soulignent que le contexte narratif vériste lui offre la possibilité de raconter des vies minuscules de femmes et de mettre au cœur du récit le silence auquel elles sont condamnées3. Abstraction faite de toute stratégie, la classification des esthétiques romanesques de l’époque reste de toute façon problématique. Ainsi, chez Grazia Deledda, le point de vue vériste est comme vidé, épuisé, obscurci par un élément de mystère, lié — selon Anna Dolfi — à des réminiscences romantiques et décadentes4.
11Le genre poétique, qui bénéficie en Italie d’une tradition particulièrement marquée, est choisi par des autrices comme Ada Negri, Vittoria Aganoor Pompilj ou encore Annie Vivanti — fort aimée par Carducci (p. 254). Les poétesses de cette époque sont toutefois moins reconnues que les romancières. Le théâtre « joue un rôle moindre dans le champ littéraire en Italie », avec quelques rares exceptions, par exemple Amelia Rosselli (p. 263)5.
12Le premier mouvement de cette étude met au jour des écritures qui ne se limitent pas aux catégories traditionnellement attribuées aux femmes (roman sentimental, littérature pour enfants, mémoires et souvenirs). Au contraire, les choix génériques des autrices françaises et italiennes autour de 1900 sont caractérisés par une aisance dans le passage d’un genre à l’autre, et parfois même d’une langue à l’autre. Les autrices vont de genres dits mineurs — littérature populaire — à des genres élevés comme la poésie. Elles occupent plusieurs places à la fois : critiques, traductrices (p. 110‑111), journalistes (p. 106‑107), ou même nègres. Ne pouvant occuper un centre stable, elles se dispersent sur les positions qu’elles peuvent acquérir, et profitent éventuellement de transferts de prestige symbolique d’autres champs (presse, éducation, théâtre…).
13Selon R. von Kulessa, les positions des femmes dans le champ littéraire ne coïncident donc qu’en partie avec les quatre positions de l’écrivain distinguées par Bourdieu : écrivains esthètes et notables peu politisés vs écrivains d’avant‑garde et écrivains populaires politisés ; esthètes et avant‑gardes en quête de capital symbolique vs notables et écrivains populaires en quête de capital matériel (p. 112). Ces catégories semblent s’appliquer à des positions déjà implicitement insérées au centre du champ ; non pas à des positions marginales. L’occupation des « marges de la littérature » est précaire, guidée par une stratégie de la souplesse et de l’ambigüité. Derrière l’apparente obédience à une esthétique donnée, les autrices déplaceraient subrepticement les frontières du texte : « littérature en marge, ou de “l’entre‑deux” qui […] jongle avec les interdits, les transgressions des lois morales et sociales, mais également avec celles de la littérature comme institution » (p. 90).
14En deuxième lieu, l’essai s’intéresse aux instances de consécration qui « font » l’institution littéraire. L’analyse du champ passe par une étude des journaux, des prix littéraires, des académies, des salons qui contribuent à la consécration des autrices. Les éditeurs ne sont pas inclus dans l’étude, les données les concernant se limitent aux inventaires. Le contexte français est organisé autour d’une centralisation du prestige littéraire à Paris, par des institutions traditionnelles. Cependant, la presse féminine s’impose comme une importante nouvelle instance de consécration. De nouveaux journaux comme Fémina et Vie Heureuse créent des prix littéraires éponymes et deviennent des instances de légitimation qui entrent en concurrence avec les instances traditionnelles, plutôt conservatrices :
L’Académie Française avait récompensé des auteurs pour la plupart relativement inconnues aujourd’hui, qui se sont consacrées à des ouvrages de morale, d’enseignement, somme toute des autrices et plutôt conservatrices. (p. 126)
15Or la création du prix Fémina se fait dans le déni de tout militantisme : cette « stratégie à double voix, qui se veut plutôt diplomatique qu’agressive » (p. 127) conduit au refus de tout “féminisme” assumé (p. 129). Fémina entre en dialogue avec l’Académie Française — meilleure façon de se légitimer au sein du champ littéraire — puis organise des élections fictives d’une « Académie des Femmes »6 : tentative symbolique d’entrer dans ce « bastion imprenable » (p. 144) fermé aux femmes jusqu’en 19807. Dans le contexte d’une telle spécialisation éditoriale et journalistique, les salons, qui continuent pourtant de se multiplier et de se diversifier, ne tiennent plus alors qu’un « rôle accessoire dans le domaine de la consécration littéraire » (p. 155).
16L’Italie ne connaît pas de centralisation autour d’une capitale des Lettres telle que Paris, mais une distribution du prestige dans une multiplicité de villes et d’académies rivales. L’inventaire des instances de consécration italienne de l’époque serait donc en soi « problématique, vu la multitude des institutions et instances existant au niveau régional. Cette disparité du champ littéraire entraîne une base de sources historiques limitée, car très dispersées et souvent d’un accès difficile » (p. 283). L’établissement d’une telle histoire exigerait donc des recherches dans des fonds localisés, pour la plupart régionaux, s’inscrivant ensuite dans un espace national.
17Les lieux de consécration traditionnels sont, comme en France, doublés par l’autonomisation et la spécialisation croissante de la presse et de l’édition. Il n’existe pas de journaux similaires à Fémina ou Vie heureuse, mais une série de parutions régionales : La Donna (Turin, puis Milan, 1905‑1968), Vittoria Colonna. Periodico scientifico artistico letterario per le donne italiane (Padoue, 1890) ou encore Diodata Saluzzo (Bologne, 1898‑1899). Ces revues sont souvent en relation étroite avec le monde éditorial (p. 284). Elles sont principalement issues du nord de l’Italie, mais ce modèle se diffuse également dans les régions périphériques et insulaires, à travers des journaux d’envergure plus limitée comme La Donna sarda (p. 288) ou encore La Settimana. Rassegna di Lettera Arti e Scienze (1902‑1904), crée par la romancière Matilde Serao à Naples. La presse peut servir également de relais entre centre et périphérie. Le rapport entre la presse et le monde littéraire féminin reste donc déterminant, même quand les journaux ne sont pas spécifiquement féminins mais « familiaux ».
18La même dispersion caractérise les académies et leurs prix, dont la diversité rend difficile une vision d’ensemble. L’auteur souligne encore la « disparité » des lieux culturels : certains relèvent d’une culture aristocratique xixe, tandis que d’autres s’ouvrent vers la modernité (p. 296). D’autres initiatives sont significatives, comme l’exposition Béatrice à Florence (1890) ou la fondation du Lyceum dans la même ville (1908). Dans ce contexte, de nombreuses autrices illustres écrivent depuis les périphéries de l’espace littéraire italien : Deledda, Serao ou Messina. Leur rapport à des régions méridionales ou insulaires est complexe : parfois, le soupçon de régionalisme ou folklorisme se superpose à la méfiance envers l’écrivain femme. La consécration passe dans tous les cas par des éditeurs puissants, si possible du « continent » et du nord. Le Prix Nobel attribué à Grazia Deledda est bien sûr un facteur majeur dans sa reconnaissance mondiale8.
19Dans les deux cas français et italiens, les stratégies de légitimation semblent suivre une stratégie en « double voix » — « double-voiced discourse », selon Elaine Showalter9 (p. 20). Le concept d’un double discours — la femme intériorisant le discours de l’homme en le subvertissant partiellement — est fréquemment cité au fil de l’ouvrage pour décrire l’écriture des femmes et semble ainsi en être un dénominateur commun.
20Avant même d’être reconnues, les autrices sont souvent marquées par une présence masculine extérieure (maris, protecteurs, etc.). L’utilisation d’un pseudonyme souvent masculin est également une pratique courante. Cette habitude indiquerait une coupure entre la vie privée de la femme et son existence en tant qu’écrivain, voire l’effacement de son identité générique au profit d’une masculinisation. L’autrice Rachilde signait « homme de lettres ». Selon l’amer constat de Gabrielle Reval la nécessité pour la femme autrice de cacher son identité est « la meilleure preuve que la littérature ne peut être un métier pour une femme »10 (p. 201). Les protecteurs, introducteurs et garants masculins semblent jouer un rôle central dans la consécration des femmes écrivains, et leur permettent d’obtenir une reconnaissance qu’elles auraient difficilement atteinte seules : certaines réussissent difficilement à s’émanciper de figures tutélaires parfois tout à fait majeures, restant dans le rôle d’épigone, voire de « muse » : on pense à Verga et Messina, Carducci et Annie Vivanti (« l’ogre et la fée »11)… dans certains cas, les auteurs profitent de leur ascendant, de la précellence littéraire qui leur est naturellement conférée, pour s’approprier tout simplement du travail de leur femme, comme Willy signant les romans écrits par Colette.
21Pour revenir aux distinctions méthodologiques liminaires, ces exemples montrent qu’une démarche d’étude de genre « sociale‑historique » n’exclurait pas une approche synchronique plus spécifiquement gender, les deux pouvant dans l’idéal coexister et s’enrichir mutuellement. Bien des mécanismes de consécration et de structuration du champ sont liés à la prégnance d’un discours dominant sur l’autrice lui-même fortement marqué par la problématique du genre, ce que l’étude se propose d’analyser dans son troisième mouvement.
22L’idée d’une construction discursive de l’autrice, inspirée directement des analyses de Foucault12, est au centre du troisième mouvement de l’étude, « archéologie » du discours composé par les critiques masculins, les autrices et les critiques femmes elles-mêmes (p. 157). Par exemple, le critique Jean de Gourmont13 voudrait expliquer la poésie par des déterminismes biologiques :
Par leur poésie, elles créent en elles, et projettent devant elles, comme les méduses des grandes profondeurs, leur propre lumière. C’est dans ce rayon lumineux qu’elles vivent et qu’elles chantent, éblouies de leur propre clarté intérieure. (p. 164)
23Pour Ryner Han14, une femme qui écrit est une « apparente androgyne qui repousse son rôle naturel et, naïvement ou perversement, fait l’homme » (p. 172). Il ne fait que reprendre Barbey d’Aurevilly15 :
Les femmes qui n’écrivent ne sont plus que des femmes. Ce sont des hommes, — du moins de prétention —, et manqués ! Ce sont des Bas‑bleus. Bas‑bleu est masculin. Les Bas-bleu ont, plus ou moins, donné la démission de leur sexe. (p. 173)
24Pour comprendre la virulence de ces attaques, il faudrait les replacer dans l’épistémè de leur temps, « à la croisée entre le darwinisme social et le nationalisme, une époque qui considère toute altérité comme un danger » (p. 175), comme le note aussi Elaine Marks, soulignant l’importance de « l’évocation du péril que faisaient courir aux valeurs et au tissu de la civilisation occidentale les juifs dégénérés, les races inférieures et les hordes d’amazones écrivant des inepties16 ». La femme émancipée, ferait‑elle partie, avec le juif et l’étranger, de l’Anti‑France ?
25En réponse, les autrices adoptent alors une stratégie « d’autolégitimation reprenant en partie le discours masculin afin de le subvertir de manière implicite » (p. 176) — où l’on reconnaîtra encore une forme de « double-voiced discourse ». Elles sont elles-mêmes influencées par l’idée d’un déterminisme d’origine psychologique : « la femme est, plus que l’homme, douée d’instinct » (Jean Dornis, p. 177)17. Elles peuvent aussi affirmer une différence générique : « le livre de la femme […] ne peut en aucune façon obéir aux lois du livre de l’homme » (Aurel, p. 178)18. Le livre de la femme serait alors par excellence le roman sentimental, dans la prolongation d’une morale de la sensibilité du xviiie siècle19. Les autrices font donc rarement preuve d’une réelle distance des discours masculins dominant, même si la satire peut soutenir parfois leurs propos :
La femme, bavarde par nature, aime à écrire ; ayant l’opportunité d’épancher le trop plein de son âme sur le papier, elle deviendra, incontestable avantage, plus taciturne dans sa vie privée. (Louise d’Alq, p. 180)20
26Les discours de légitimation se construisent essentiellement sur l’image d’une femme éducatrice grâce à ses écrits (p. 187) ; l’émergence d’un lectorat féminin permet d’expliquer la nécessité d’une femme d’écrire pour les femmes (p. 189).
27Les femmes intègrent donc le discours dominant, en le subvertissant de manière ambiguë (p. 191). Elles témoignent généralement d’une inévitable autocensure (p. 193). Ainsi, selon R. von Kulessa,
si le terme « fémininisme » est bien né à la Belle Époque, on ne peut cependant pas parler d’un mouvement uniforme, mais plutôt de « féminismes » allant de mouvements conservateurs catholiques jusqu’à un féminisme radical et socialiste. La position féminine resterait, somme toute, marginale. (p. 211)
28À la même époque, en Italie, le discours semble davantage tolérant : la prévalence de la critique idéaliste permet l’entrée dans le canon de plusieurs femmes auteurs, qui restent toutefois marginales par rapport à leurs collègues masculins. Le critique et philosophe Benedetto Croce attribue ainsi une place non négligeable aux autrices de son temps21. Hostile à tout déterminisme scientiste, l’idéalisme de Croce valorise la spontanéité, la simplicité et l’intuition, considérées bien sûr comme des caractéristiques de l’écriture féminine. Néanmoins, malgré un postulat théorique plutôt positif, sa critique reste sévère et non exempte de condescendance (p. 306‑312). L’avis d’un écrivain comme Capuana est généralement ambigu, variable selon ses stratégies implicites : l’auteur est défavorable à l’écriture des femmes en soi — dont il pressent l’avènement comme une menace concurrentielle —, mais il soutient à l’occasion la romancière Neera, peut-être par intérêt économique (p. 318).
29L’exemple de la réception plutôt favorable du roman autobiographique Una Donna de Sibilla Aleramo22 (1906), considéré comme le premier roman « féministe », et positivement accueilli par Arturo Graf ou Pirandello (p. 319), montre que les critiques font « preuve d’une certaine ouverture face au phénomène de la femme auteur, notamment en comparaison avec la critique française, qui se montre nettement plus idéologique et misogyne » (p. 319). Comme en France, on relève des discours d’autolégitimation d’autrices (Neera, Ferruggia, Jolanda de Blasi (p. 320‑327).
30R. von Kulessa met enfin l’accent sur la position de critiques d’influence marxiste comme Gramsci, qui « soulignent l’impact d’une littérature en marge du canon pour l’écriture de l’histoire littéraire »23. Après la parenthèse fasciste, la construction d’une histoire littéraire sur des fondements historiques contribue en effet à une certaine connaissance de ces autrices, surtout des romancières, car l’intérêt est relativement moindre pour la poésie24.
31Le récit de vocation reflète les contradictions et les difficultés que connaît la femme dans sa carrière littéraire :
Le roman d’un bas-bleu de Georges de Peyrebrune dépeint les affres de la vie d’une femme auteur : sa condition misérable, les harcèlements qu’elle doit supporter dans le monde de l’édition. (p. 199)
32En revanche, La Vagabonde de Colette valorise l’écriture, même si l’héroïne, « femme de lettres qui a mal tourné » (p. 201), est devenue danseuse de music‑hall25. Dans L’Avenir de nos filles (1905), Gabrielle Réval étudie la vocation littéraire pour la femme dans sa dimension sociale. Elle révèle les maigres revenus des droits d’auteurs et souligne la précarité de la femme auteur : « seule une femme riche peut, dans une certaine mesure, concilier ses devoirs de mère et d’écrivain26 » (p. 202).
33Le roman déjà cité Una Donna de Sibilla Aleramo (1906) raconte un double apprentissage : la prise de conscience de la condition féminine est doublée de la révélation d’une vocation littéraire (p. 342‑347). Cosima de Grazia Deledda décrit, dans un récit à la troisième personne, les difficultés de l’auteur à parvenir à écrire dans le contexte pauvre et moraliste d’une ville provinciale de la Sardaigne (1937). Le roman Suo Marito de Pirandello (1911) est porteur d’un discours extrêmement articulé et fortement ironique sur la femme écrivain. L’héroïne de ce roman est une jeune autrice provinciale au talent puissant et parfaitement ingénu. Son succès inattendu la propulse sur les devants de la scène littéraire. Incapable de gérer seule ses relations avec le monde littéraire des salons romains, elle se repose sur son mari, qui œuvre à sa consécration tel un véritable « agent littéraire ». Aux yeux du monde, il ne reste qu’une ombre de sa femme : on ne connaît même plus son nom, on le désigne seulement comme « son mari ». Il est écrasé par l’autrice qu’il a lui-même produit, mais elle-même connaît une fin tragique. Malgré le renversement ironique, ce roman semble donc véhiculer d’autant de stéréotypes sur la femme écrivain.
34La dernière partie, malheureusement fort brève, s’intéresse aux croisements entre les deux pays étudiés. R. von Kulessa remarque ainsi la présence des autrices italiennes dans Fémina et Vie heureuse (p. 363). On signale aussi le cas de Jean Dornis, pseudonyme masculin de Mme Guillaume Beer, critique de littérature italienne en France (p. 367)27. Son ouvrage sur la poésie italienne offre une image des poètes contemporains italiens, et inclut de nombreuses femmes poètes. Jean Dornis souligne la continuité d’une ligne poétique féminine, depuis les femmes pétrarquistes de la Renaissance. Sa situation permet d’effectuer un transfert symbolique d’un pays à l’autre. On relève en revanche moins de passages dans le sens inverse : les traductions des autrices françaises sont « plutôt rares et se font sinon avec un certain retard » (p. 375) peut-être parce qu’une certaine reconnaissance est déjà requise dans le champ national pour accéder à la traduction.
35Si les femmes privilégient la multiplicité de genres, le passage d’un pays à l’autre et d’une langue à l’autre leur permettrait en outre de se libérer d’oppressions spécifiques à chaque pays, en se plaçant sur un système non plus national, mais international, où centre et périphérie sont redistribués sur une autre échelle. Tout au long de l’ouvrage, et de manière récurrente, la compétence linguistique apparaît comme un trait saillant qui, sans être mis spécifiquement en évidence par l’auteur, semble jouer un rôle important dans la formation discursive du concept d’autrice (par exemple la francophone Isabelle Kayser28, la polyglotte Myriam Harry29, l’anglo-russe-italienne Contessa Lara30). Déjà des « voleuses de langues31 ? »
36Cet essai à l’approche fermement sociologique et historique ouvre donc une multitude de perspectives. La séparation nette entre France et Italie donne une image globale de chaque pays tout en soulignant fortement les contrastes et les particularités. La dissociation des autrices, de leurs écrits, et des instances critiques en petites parties d’une longueur variable risque de fragmenter le texte mais facilite la recherche de références ponctuelles au sein du texte, dont la part de nécessaire compilation n’étouffe pas l’ampleur des trouvailles et des analyses. Par sa clarté et son exhaustivité, cet ouvrage semble donc se constituer positivement en paradigme pour d’autres études à venir, pour des époques plus anciennes ou plus récentes : les données reconstituées par l’étude de quelques décennies, presque en synchronie, appellent ainsi à être prolongées par « l’analyse approfondie des mécanismes de canonisation à long terme qui nécessiterait alors l’étude des états successifs des champs littéraires respectifs, travail qui reste encore à faire » (p. 385).
37 En effet, la portée des autrices de cette époque se mesure aussi à l’aune des généalogies — réelles ou symboliques — qu’elles engendrent et de la canonisation « tardive », nationale ou internationale qu’elles connaissent au cours du xxe siècle, en particulier sous l’effet du renouveau critique impulsé par les études de genre. Dans un contexte international, le développement de ces études permet ainsi de traduire, lire et relire ces autrices dans des perspectives renouvelées. De plus, ce moment engendre des continuations multiples, y compris généalogiques. Le cas italien en est exemplaire, qu’il s’agisse de généalogies directes (Amelia Rosselli, grand‑mère de l’homonyme Amelia Rosselli32, voix majeure du xxe siècle italien) ou indirectes (Sciascia faisant republier l’œuvre de Maria Messina, ou encore Antonella Anedda préfaçant un recueil de nouvelles de Grazia Deledda33). Le canon du siècle se dessine progressivement, par la continuité et les ruptures que les auteurs suivants y inscrivent, et semble donc encore ouvert à des lectures novatrices.