Altérité & familiarité dans les récits de la découverte du Tibet
1Le livre de Samuel Thévoz, Un horizon infini, nous introduit dans un monde peu connu : celui des explorations françaises au Tibet entre 1846 et 1912. En retraçant l’histoire des explorations occidentales du Tibet, avec une attention particulière portée à la contribution des explorateurs français, S. Thévoz nous décrit les conditions historiques, les motivations, les intérêts, mais aussi les difficultés pratiques et les résultats de ces premières rencontres entre l’Occident et les paysages et la culture du Tibet.
2Il serait cependant faux de considérer ce livre simplement comme un livre d’histoire de l’exploration du Tibet, car, dès l’introduction, on s’aperçoit que l’enjeu historique se double d’un enjeu discursif et épistémologique de vaste portée : ce qui est au centre des analyses de S. Thévoz n’est pas simplement une histoire des explorations, mais surtout le processus de construction des savoirs que les textes des ces explorateurs rendent visible et, plus précisément, la tension constante entre les pré-connaissances des explorateurs, leur horizon d’attente occidental, et la rencontre effective avec le Tibet, sa nature surprenante et démesurée et sa culture encore méconnue.
3Dans cette optique, le livre propose une analyse des textes des principaux explorateurs français — en se concentrant notamment sur Gabriel Bonvalot, Fernand Grenard, Henri d’Ollone, Jacques Bacot —, dans le but de montrer quel « est le bagage de connaissances dont dispose un explorateur » (p. 45) mais aussi de relever comment « l’explorateur consigne dans son récit toute l’épaisseur d’une expérience vécue, et les tiraillements avec les idéaux poursuivis » (p. 40). S. Thévoz précise son optique en ces termes :
Il importe avant tout, à mes yeux, dans l’analyse du récit d’exploration, de comprendre comment le voyageur représente et se représente son expérience, d’identifier d’une part les modes de compréhension collectifs disponibles à ce moment et d’autre part la manière propre que suscite le heurt vécu dans l’expérience. (p. 69)
4C’est une telle analyse qui permet à S. Thévoz de montrer que, dans bien des cas, « le voyageur témoigne d’un processus dynamique de construction des savoirs, non d’un placage d’image et de concepts figées sur l’ailleurs » (p. 125).
5Compte tenu de cet enjeu, il est aisé de comprendre pourquoi les récits de voyages des explorateurs du Tibet ont retenu l’attention de l’auteur.
6Il faut rappeler que le Tibet, jusqu’au milieu du xixe siècle restait pour les Occidentaux un grand mystère : un « blanc sur la carte » et, en cela, un défi énorme pour la discipline de la géographie qui commençait à se constituer en tant que science à cette époque. Les représentations qui circulaient en Europe semblaient réduire cette région à un « locus horridus, un chaos de montagnes informes et repoussantes comme avaient longtemps pu l’être en Europe les Alpes » (p. 23‑24) ; une image relayée d’ailleurs par la description imaginaire que Jules Verne en fit dans son Robur-le-Conquérant :
Le Tibet – hauts plateaux sans végétation, de ci, de là pics neigeux, ravins desséchés, torrents alimentés par les glaciers, bas-fonds avec d’éclatantes couches de sel, lacs encadrés dans des forêts verdoyantes. Sur le tout, un vent glacial […]. (cité par S. Thévoz, p. 56)
7Le Tibet appelait donc les scientifiques de l’époque à la découverte de ses contrées, pour les identifier, les mesurer, les cartographier. La motivation géographique apparaît ainsi comme la première à avoir poussé les explorateurs français au Tibet. À cette première motivation s’ajoutera par la suite une « géosensibilité », qui s’intéresse en particulier à l’étude des relations entre un milieu géographique et la population résidente, et enfin, en particulier chez Jacques Bacot, une curiosité culturelle d’ordre anthropologique qui le portera à s’intéresser, en ethnographe, aux mœurs et aux représentations des Tibétains eux-mêmes.
8En entrant davantage dans les détails des analyses proposées, nous pouvons mieux expliciter la tension entre schèmes familiers et apports nouveaux provenant de l’expérience directe du paysage et de la rencontre avec la culture du Tibet, et décrire ainsi le « mode de compréhension mis en œuvre par le voyageur » (p. 67) et finalement le mode de « savoir proprement “viatique” » (p. 40). S. Thévoz montre bien que ces premiers explorateurs, tout en mesurant, cartographiant et décrivant, ne peuvent éviter d’apporter avec eux les clichés culturels sur le Tibet auxquels nous avons fait allusion : les descriptions des ces voyageurs sont en grande partie redevables envers les textes des explorateurs précédents, mais aussi envers les descriptions romantiques des Alpes que l’on trouve dans les textes littéraires (Verne, par exemple) ou encore dans les textes poétiques de l’époque.
9S. Thévoz souligne également l’autre pôle de la tension en montrant dans quelle mesure « l’expérience vécue » des explorateurs transparaît dans les textes et quel rôle celle-ci joue dans le processus de découverte et de compréhension des altérités paysagères et culturelles rencontrées. L’auteur relève notamment une série de stratégies discursives qui reflètent la tentative de l’explorateur de « décrire l’inconnu » (p. 23). Des stratégies qui vont de l’insistance sur la dimension de l’expérience directe au recours à des procédures d’orientation spatiale (itinéraire et carte), du geste de nomination des nouvelles découvertes (montagnes ou rivières inconnues) aux méthodes de description scientifique et au recours à une littérature scientifique préalable.
10Parmi ces stratégies, il faut en outre mentionner l’accent mis sur les moments de difficulté ou de désorientation qui fournissent un indice particulièrement intéressant de la rencontre avec des formes d’altérité paysagère ou culturelle. C’est en particulier dans les aléas du voyage, dans les attentes déjouées, dans les surprises de la route, dans les difficultés de communication et de compréhension avec les Tibétains, mais aussi dans la difficulté à décrire et à trouver les mots en français pour rendre compte de telle ou telle expérience et, par conséquent, dans la nécessité de produire des formes rhétoriques originales, que les textes des explorateurs rendent manifeste la rencontre avec une altérité paysagère ou culturelle et en même temps le travail de constitution de nouvelles connaissances :
L’épreuve de la désorientation témoigne d’une dimension première du savoir-penser-l’espace, d’un savoir géographiquement fondamental, et interroge le lien direct qui relie l’homme à l’espace en montrant les étapes qui tissent l’expérience et la construction d’une connaissance. […]
Or méconnaissance et perte apparaissent comme un ressort pour l’élaboration d’une connaissance nouvelle. Non qu’il y ait là véritable tabula rasa, mais plutôt une remise en cause des schèmes perceptifs et une réévaluation des savoirs acquis. (p. 135)
11Enfin, si, comme nous y avons déjà fait allusion, le livre de S. Thévoz s’ouvre à plusieurs thématiques et s’adresse donc à un public varié — des spécialistes du Tibet aux spécialistes des récits de voyage, des historiens de la géographie aux épistémologues des sciences humaines —, un dernier aspect mérite d’être relevé : sa portée littéraire. Une portée qui se déploie sur deux niveaux : d’abord, au niveau des analyses des passages des récits d’exploration et de leur mise en relation avec les formes discursives et les topoi de l’époque ; mais aussi, et de façon plus subtile, dans la mesure où le livre de S. Thévoz lui-même s’offre comme un grand récit. Par l’alternance de commentaires, citations de textes des explorations et photos de l’époque, nous sommes entraînés dès les premières pages dans un Tibet à la fois inconnu, mystérieux, mythique, sacré ; un Tibet décrit dans ses montagnes, ses vallées, ses populations, ses mœurs, comme le témoigne la première citation du texte, un passage tiré du Tibet révolté de Jacques Bacot :
On arrive alors, dans des déserts glacés, si hauts qu’ils ne semblent plus appartenir à la terre, on escalade des montagnes affreuses, chaos d’abîmes noirs et de sommets blancs qui baignent dans le froid absolu du ciel. On y voit des maisons pareilles à des donjons massifs, toutes bourdonnantes de prières et qui sentent le beurre rance et l’encens. Ce pays est le Tibet, pays de pasteurs et de moines, interdit aux étrangers, isolé du monde et si voisin du ciel, que l’occupation naturelle de ses habitants est la prière. (Cité par S. Thévoz, p. 9)
12L’image que le lecteur en retire est celle d’un Tibet surprenant, insoupçonné, qui ne confirme que partiellement les représentations traditionnelles du lecteur d’aujourd’hui. Un Tibet qui a défié les capacités de connaissance des explorateurs qui ont dû faire recours à des « contorsions fabuleuses » (p. 407) pour pouvoir en rendre compte.
13Ainsi, comme pour les voyageurs de l’époque, la lecture de ce livre produit un effet de dépaysement, une tension constante entre le familier et l’altérité : un familier qui vient du bagage de connaissance du lecteur lui-même et une altérité qui est la trace de l’expérience effective que les explorateurs ont vécue.