Morts récentes & vies nouvelles de la littérature comparée
Le présent article constitue le texte, resté jusqu’ici inédit, d’une conférence de Tiphaine Samoyault lors d’une communication à la journée d’études : « Modèles interprétatifs des post-colonial Studies » qui s’est tenu à l’École normale supérieure, le 17 mai 2008. L’analyse proposée de l’ouvrage de Spivak se situe dans le droit fil de la réflexion sur le partage des disciplines qui est au cœur de la huitième livraison de Fabula-LHT.
Au centre de plusieurs polémiques, Death of a Discipline avait déjà fait l’objet dans Acta fabula d’un premier compte rendu « Votum mortis » par Didier Coste.
1On n’en finirait pas de relever toutes les expressions de l’inquiétude suscitée pour la pratique comparatiste et la discipline de la littérature comparée par la mondialisation, par l’extension grandissante des interactions, des circulations et des croisements, comme si, plus que d’autres disciplines, la littérature comparée devait se plier à des impératifs économiques, comme si sa courbe ou sa destinée devait présenter une homologie avec celles du monde comme il va ou comme on le dessine1. Jusqu’à l’arrêt de mort prononcé par Gayatri Chakravorty Spivak en 2003 avec Death of a Discipline2, on distingue plusieurs moments dans l’expression de cette perturbation, qui correspondent peut-être à plusieurs façons politiques et méthodologiques de le penser. Le premier, qui précède le tournant du siècle ou qui coïncide avec la fin du millénaire et le sentiment de cette fin, et même si on peut l’identifier comme le moment du Cultural turn, est caractérisé par une ambivalence : c’est celui dont témoigne le premier rapport de l’ACLA (American Comparative Literature Association) publié par Charles Bernheimer sous le titre Comparative Literature in the Age of Multiculturalism où, tout en évoquant le caractère anxiogène d’une discipline forcée de renoncer à ses centres stables et à ses points de repères traditionnels sous l’effet de la démultiplication et des textes à considérer et des modes d’approche pour le faire, signalait aussi l’euphorie de cette ouverture transnationale qui offrait à la discipline une nouvelle raison d’être, une pertinence critique indéniable3. C’est aussi le sens du propos d’Eva Kushner à l’AILC (Association internationale de Littérature comparée) en 1994, qui parle à la fois des faiblesses d’une discipline qui veut toujours être au plus près des évolutions et novations scientifiques et disciplinaires de son temps et de la force critique et pragmatique que lui donne le changement de nature de son champ de connaissance, qui implique qu’elle soit une discipline décisive pour poursuivre et étendre les explorations de cultures autres et pour renouveler les articulations entre ces cultures4. Dans le cadre de ce premier moment, la discipline paraît pouvoir invoquer à la fois un souci politique et un affranchissement du soupçon d’accointance ou de crispation idéologiques. Sa méthodologie paraît être une réponse aux enfermements problématiques dans la langue ou dans la nation ; elle permettrait aussi de rompre la liaison de l’identité nationale et de l’identité linguistique. Un deuxième moment voit la littérature comparée plus nettement en crise, même si, Claire Joubert le rappelle, le terme de crise est toujours employé à son propos, notamment en Amérique du Nord où la discipline, née en 1947, est toujours dite « in permanent Crisis », au point que celle-ci apparaît comme son programme critique5 : dans ce deuxième moment, la mondialisation (globalization en anglais et dans beaucoup d’autres langues, y compris très souvent en français) apparaît moins comme une ouverture positive ou un transnationalisme faisant fond sur le multiple mais comme une chape uniformisante et l’imposition de nouvelles normes de domination : alors il semble qu’il faille rectifier de nouveau les assises épistémologiques de la discipline qui paraît idéologiquement un peu embarrassée. Dix ans après le premier rapport de l’ACLA, le second, issu du congrès de 2004, cette fois intitulé Comparative Literature in an Age of Globalization (on voit le passage du divers à l’un-tout, de « multiculturalism » à « globalization »), exprime par quantité de voies et de voix différentes, cette nécessité d’une reprise, « Looking back at “literary theory” », après le « cultural turn » des années 1990, comme le propose Richard Rorty, ou en reprenant la première phrase d’un des chapitres du Petit traité d’inesthétique d’Alain Badiou “je ne crois pas beaucoup à la littérature comparée” (Emily Apter), en posant la question de ce qu’est ou pourrait être un comparatisme post-colonial, post-canonique, non exclusivement culturel. Dans son introduction, Haun Saussy expose les raisons de la fragilité identitaire du comparatisme (inversement proportionnelle, au moment où il écrit, à son assise institutionnelle) en les reliant à des indéterminations d’époque : « recent mutations in the political and institutional structures within we practice leave little unaffected.6 » Cette époque « monodirectionnelle », ou « monopolarisé » (« An Age of Unipolarity »), inégalitaire (« An Age of Inequality »), marquée par la transformation des institutions, liée à l’affaiblissement des nations et à l’essor d’une économie globale intégrée, (« An Age of Institutional Transformation »), par l’Information (« An Age of Information », « so the current “space of comparison”, rather than requiring that different works or traditions be deliberately wired up to communicate, sees them as always already connected ; the question is just how7. »), est peut-être l’époque de la littérature comparée pour qui, comme l’avait rappelé Emily Apter, le manque d’ancrage, de lieu fixe est aussi caractéristique de la discipline8. Il s’agit de rouvrir constamment la question de la comparabilité, de la possibilité même de la comparaison, de postuler une identité fantomatique de la littérature comparée, de mettre en évidence, de façon plus ou moins honteuse ou assumée, un malentendu scientifique. Ce défaut d’identité est — ou n’est pas — compensé par un excès de légitimation en aval de la discipline : son succès académique ou critique. C’est ce qui explique l’éventuel retournement axiologique, relevé par Claire Joubert dans Comparer l’étranger :
Le projet serait de retourner la valeur de cet état critique de la discipline, comme non plus seulement le symptôme mais le moteur de son efficace critique : transmuter son caractère flottant en une labilité stratégique, et faire valoir le comparatisme comme lieu de transfert et plaque tournante des sciences humaines, indispensables comme « méta-discipline », dit Saussy, et même « contre-discipline ». […] L’état de crise prend valeur de capacité transformatrice, et le comparatisme peut se construire comme savoir du passage, et milieu de passage des savoirs9.
2C’est dans le cadre de cette tension paradoxale, qui fait le dynamisme de ce deuxième moment que j’ai indiqué, qu’il faut lire et comprendre Death of a Discipline [La Mort d’une discipline],de G. Ch. Spivak, qui proclame cette fois de façon provocatrice et sans doute un peu abusive, eu égard à l’ensemble de la démonstration, la fin de la littérature comparée. L’auteur veut donner de nouvelles bases à une discipline dont la « mort » ne serait effective que si celle-ci continuait, dans le droit fil de son histoire européenne, à considérer les langues et les littératures occidentales hégémoniques comme points de référence. Mais c’est surtout en tant que discipline que cette mort peut être annoncée (moins la mort de la littérature comparée, donc, que de la littérature comparée comme discipline) : pour les raisons évoquées à l’instant, qui tiennent aux principes de renouvellement de la littérature comparée, cette dernière ne peut survivre qu’en se fragilisant comme discipline : les principes de ce renouvellement sont premièrement la rencontre avec d’autres disciplines parmi celles qui se sont développées dans les cinquante dernières années aux États-Unis, les « Area Studies » (études des grandes aires géo-politico-culturelles) et, dans une moindre mesure, les « Ethnic Studies » et les « Cultural Studies » (= fragilisation par contamination disciplinaire) ; deuxièmement, il faut selon l’auteur qui a été sa première traductrice aux Etats-Unis, retenir la leçon de Jacques Derrida et ne pas considérer les concepts comme universels (= fragilisation du langage de la discipline) ; le troisième principe consiste à refuser les modalités actuelles de la mondialisation qui renforcent l’hégémonie des langages hégémoniques (= fragilisation par la remise en cause du lieu même du renouvellement, la mondialisation justifiant en effet la redéfinition) : à ces modalités, il faut selon G. Ch. Spivak substituer un principe de « planétarité » qui apparaît, dans ce discours, comme le réancrage dans la réalité des langues et de la diversité mais sans le piège du discours sur l’altérité. C’est avec ce concept de « planetarity », titre du dernier chapitre de l’ouvrage, que se déploie la thèse politique et intellectuelle de l’auteur : à l’inverse de toutes les pratiques comparatistes traditionnelles, quels qu’aient été leur domaine d’application (anthropologie, ethnologie, littérature, histoire des religions, etc.), un travail fondé sur cette notion implique de ne plus identifier l’autre comme autre, à ne plus adopter de point de référence ou de comparaison mais à tout considérer selon le principe de l’inclusion10. Les principaux bénéficiaires de cette nouvelle approche sont bien entendu les littératures et les langues « subalternes » (le terme de subalterne, hérité de Gramsci qui nommait ainsi les prolétaires pour déjouer la censure, est, on le sait, extrêmement important dans le système de G. Ch. Spivak11), qui se trouvent alors à la fois reterritorialisées et dégagées de tout effet de minorisation.
3En vertu du même renversement axiologique entrevu tout à l’heure, cette « mort » laisse donc place immédiatement à une « vie nouvelle ». C’est la nouveauté de cette vie nouvelle que l’on peut commencer par interroger, tout comme l’efficacité, et l’éventuelle labilité du modèle proposé (sa valeur critique effective). Je voudrais partir de là pour indiquer quelques effets ou implications de cette proposition refondatrice pour l’idée même de discipline et envisager les raisons pour lesquelles il est plus intéressant de la considérer en la travaillant et en la modulant plutôt que de l’ignorer comme l’Université française l’a souvent fait des modèles post-coloniaux ou les discours hérités de ces derniers (même si les éditions Amsterdam et Payot ont fait récemment un travail de rattrapage traductif). Le rejet pur et simple prive en effet de la discussion critique.
4Bien qu’issue de la révision du canon menée par les études post-coloniales aux États-Unis, la réflexion de G. Ch. Spivak apporte incontestablement des éléments nouveaux. On pourrait lui objecter qu’une reterritorialisation telle qu’elle l’appelle de ses vœux implique forcément le retour d’un point de vue centré — même si le centre s’est déplacé. On pourrait aussi lui faire remarquer que cette valorisation du « mineur » ou du « subalterne » s’inscrit dans le même horizon politiquement correct que celui prônée par la réflexion dite post-coloniale. Or il me semble que sa proposition est bien différente et pas si correcte politiquement qu’on pourrait le croire : il ne s’agit plus d’inverser les pôles de reconnaissance ou de légitimation mais de souligner que tout effort allant dans ce sens, qu’il provienne des pôles majeurs et culpabilisés ou bien qu’il soit prôné de l’intérieur des cultures mineures ou dominées, vise à réinscrire une position de subordination — et c’est dans ce sens qu’elle critique les « Subalternes » indiens. En déconstruisant ce discours, elle propose une pensée du divers et des passages qui n’est plus soumise à la « comparaison » (en ce sens la discipline, ainsi renouvelée, peut effectivement mourir) mais à une nécessaire juxtaposition. La dernière critique qu’on pourrait lui adresser, comme à tous ceux qui tentent de saisir un objet absolument extensif, c’est la généralisation et l’absence de travail concret sur les textes. Or, même si les dimensions de ce livre ne cadrent pas avec de longues analyses, la méthode consiste bien à penser à partir des textes et non sans eux (comme le fait à l’inverse Franco Moretti lorsqu’il parle de littérature mondiale) : ainsi, elle reste l’héritière revendiquée de la littérature comparée traditionnelle tout en proposant une alternative forte au discours post-colonial dominant. Il est donc faux de dire que toute la Comparative literature travaillée par le modèle post-colonial instrumentalise la littérature à des fins culturalistes. Il faut plutôt comprendre que d’une part cette réflexion récente s’inscrit dans un second moment, qui est une remise en cause du tournant culturel et que, par conséquent, elle implique d’autre part une redéfinition de ce que l’on entend par culture (terme qu’on a fortement tendance à dévaloriser, en français). La littérature n’est pas plus le produit déterminé ou logique d’une culture (ce qui en ferait l’illustration de celle-ci) qu’elle n’échappe totalement à son contexte linguistique, national et culturel au nom d’une idée générale et universalisante de Littérature (qui seule permettrait que l’on compare « quand même »). L’intérêt de la littérature comparée est de ne pas réduire cette diversité, de rapporter la littérature à la particularité d’une situation que l’on peut dire culturelle en pensant la culture comme l’articulation du langage, du politique et de l’art, ce qui implique évidemment d’éviter quelques écueils : de ne pas réduire le champ à un corpus de « great works » et de ne pas figer le concept de culture12. C’est seulement en considérant que la littérature a pour fonction de déplacer la pensée de la culture, de faire bouger la culture elle-même qu’une étude « culturelle » de la littérature, attentive à des questions de langue et, à travers elles, de communauté, de peuple13, de nation, se justifie. Ainsi comparer « quand même », comme on traduit « quand même », par delà tous les constats d’intraduisibilité, c’est tenir l’équilibre entre d’un côté, une singularité irréductible et de l’autre, une multiplicité tout aussi irréductible. C’est une idée qu’E. Apter développe à partir de G. Ch. Spivak et qui me paraît importante : le défi de la littérature comparée consiste aussi à considérer l’autre sans avoir peur de ne pas le comprendre, à substituer à l’impératif éthique un impératif traductif. Il ne faut pas avoir peur de mal traduire l’autre parce que cela devient vite une nouvelle frilosité : on justifierait aisément son monolinguisme et son repli en continuant d’affirmer que la poésie est intraduisible et en affirmant cela seulement14. On peut tenir à la fois qu’elle est intraduisible et que c’est la raison même pour laquelle il faut la traduire.
5 Les autres espaces de réflexion ouverts par Death of a Discipline ou plus généralement par cette « re-vie », ce « re-renouvellement » de la littérature comparée (que j’ai caractérisées comme un « second moment » de la redéfinition récente) me semblent concerner l’idée même de discipline et celle de mondialisation (et le lien que peuvent nouer ces deux idées). Le débat sur la littérature comparée comme discipline et l’inquiétude suscitée par ses constantes remises en cause n’est pas propre à l’institution nord-américaine. Toujours en quête d’individualité scientifique, elle apparaît partout comme un champ, comme une méthode ou comme un geste critique. Comme le dit Yves Chevrel dans son « Que sais-je » sur La littérature comparée — et on retrouverait des formulations comparables dans les rapports de l’ACLA :
Il ne semble pas, en tout cas, que les comparatistes soient en état de proposer une théorie de la littérature. Mais s’il n’y a pas de théorie de l’objet étudié, y en a t-il une du mode d’étude lui-même ? Les comparatistes préfèreront sans doute parler de méthode15.
6En d’autres termes, s’il n’y a pas de théorie possible de l’objet, il n’y a pas de discipline. La proximité que la littérature comparée entretient traditionnellement avec d’autres disciplines, son souci interdisciplinaire, procèdent soit d’un défaut, soit d’une confusion : entre fait transculturel et geste transculturel, entre fait interlinguistique ou interculturel et saisie voire pensée des contacts et des croisements. Pour se constituer en discipline des disciplines, comme la littérature comparée prétend souvent pouvoir le faire, elle est contrainte de problématiser les espaces de l’entre sur lesquels elle peut se tenir : frontière, liminalité (Homi Bhabha), seuil, zone, traduction, ou à des notions comme celles de métissage ou d’hybridité, propres à défaire les enracinements (à quoi la littérature comparée en France n’est pas toujours prête). Les modèles proposés par les études post-coloniales restent déterminants pour les repérer, les nommer, en faire parfois des outils critiques. Mais ils restent impropres à caractériser suffisamment le mondial pour en faire un véritable instrument théorique. Or il me semble que c’est par là que la littérature comparée pourrait retrouver un statut de discipline, en parvenant à penser le mondial, en contribuant à la réflexion sur la mondialisation ; et qu’elle peut apporter par là à d’autres disciplines et notamment à l’anthropologie qui a plus de mal, semble-t-il, à sortir de définitions essentialisantes du « local » ou de la « culture ».
7Certes, le mondial n’a pas attendu la situation particulière d’aujourd’hui pour être pensé par différentes disciplines (comme le montre l’histoire du concept de Weltliteratur que travaille actuellement Peter Gossens à l’université de Bochum — mais on peut penser aussi à la notion d’économie monde, mise en évidence par Braudel en 1979, aux notions d’œuvres-mondes ou de romans-mondes16 Mais la situation actuelle conjoint plusieurs facteurs qui créent une configuration spécifique eu égard à cette notion : comme le montrent bien Marie Cuillerai et Marc Abeles, dans une réflexion de philosophie économique, la concentration du pouvoir économique et financier, la fin du partage du monde autour de l’affrontement entre deux blocs et la mutation du système d’information impliquent de proposer une nouvelle articulation du local et du global, de la territorialité et de la déterritorialisation.17 La pensée d’Arjun Appadurai est l’une des plus stimulantes, actuellement, pour l’analyse de ces questions. Dans Les dimensions culturelles de la mondialisation, il met l’accent sur le primat de l’imagination dans cette nouvelle configuration : l’être construit son local plus que le local ne le détermine ou le construit. Les termes de l’analyse relèvent plus, dès lors, du discours économique que du discours éthique : il s’agit d’étudier, de mesurer des flux, de proposer une théorie de la mobilité qui soit pertinente. Les comparatismes européens traditionnels rétorqueront que cette assiste de la discipline sur une théorie de la mondialisation conduit à survaloriser les phénomènes diasporiques, mais on peut souligner à l’inverse que la puissance de délocalisation de la littérature elle-même constitue le lieu idéal pour une pensée renouvelée, et variable, du mondial.