Pour une approche interdisciplinaire du fait littéraire : le conte, entre linguistique & littérature
1« Il était une fois l’interdisciplinarité » : par cette formule délibérément provocatrice, Claire Badiou‑Monferran cherche à mettre à l’épreuve l’hypothèse selon laquelle linguistique et littérature auraient aujourd’hui encore du mal à établir un dialogue fécond. On peut donc d’emblée signaler que cet ouvrage dépasse largement la question des Contes de Perrault. Comme « préambule » à cette volonté de rouvrir le débat sur les « conditions de possibilité d’un échange bi-disciplinaire » (p. 5) entre linguistique et littérature, Cl. Badiou‑Monferran a organisé en mai 2008 une journée d’études qui réunissait à l’université Paris‑Sorbonne des représentants des deux disciplines1 ; l’ouvrage ici recensé en regroupe les communications. Ce volume va toutefois au-delà de la publication des actes d’un colloque et l’on ne peut que louer la manière dont l’ouvrage est conçu. Fort d’une présentation de 90 pages dans laquelle Cl. Badiou‑Monferran dresse un bilan des relations entre les deux disciplines, accompagné d’une importante bibliographie de 100 titres, l’ouvrage comprend six articles, les retranscriptions intégrales des propos échangés lors de deux tables rondes ainsi que deux contributions de Jean‑Marc Chatelain (une notice bibliographique qui fait le point sur l’édition originale des Contes de Perrault et la publication de deux contes inédits de Perrault). Cette disposition originale s’avère tout à fait convaincante, car elle a le mérite, suffisamment rare pour être souligné, de ne pas juxtaposer les différentes contributions, mais au contraire de les faire dialoguer constamment. À ce titre, Cl. Badiou‑Monferran ne fait pas que réfléchir aux modalités de ce dialogue, mais affiche son souci permanent d’en favoriser les conditions de possibilité.
2Dans sa « présentation » dont le titre n’est pas moins provocateur que celui de l’ensemble de l’ouvrage (« le dialogue disciplinaire, un « conte de peau d’âne » »), Cl. Badiou‑Monferran ne se contente pas de « présenter » les travaux des contributeurs du volume. Si elle leur laisse une large place et les cite toujours très scrupuleusement, elle en propose une synthèse qui nourrit sa propre réflexion sur la question de l’interdisciplinarité. On peut en effet dégager une thèse exprimée avec force à la deuxième page : l’approche interdisciplinaire des Contes est bel et bien enterrée en 2010, « à l’exception notable » des travaux de Ute Heidmann et Jean‑Michel Adam à Lausanne2, et ce divorce consommé serait dû à ce qu’elle appelle un « déni d’héritage » (p. 14). Pour accompagner cette thèse d’une « fracture » (p. 8) entre les deux disciplines, l’auteur propose de faire l’histoire de leurs relations. Elle identifie trois « barrières » principales qui nuiraient à ce dialogue : une première de type « institutionnel » (p. 7) — le « renforcement du cloisonnement des cursus de linguistique et de littérature dans le supérieur depuis les années 1980 » (p. 7) —, une deuxième de nature « idéologique » (p. 7) — un « mépris réciproque » qui a une « longue histoire » (p. 7) — et une troisième de type « épistémologique » (p. 8) — une nouvelle alliance entre littéraires et historiens3 qui rendrait impossible l’échange avec la linguistique « soupçonnée » (p. 8) de privilégier au contraire une pensée synchronique. La constitution de cette opposition entre linguistique et littérature serait essentiellement due à l’oubli progressif de l’« aventure sémiologique » qui avait pourtant à partir de 1968 « vocation à la bidisciplinarité4 » (p. 10).
3C’est avec la volonté affichée de se réapproprier cet « héritage quelque peu oublié » (p. 10) qu’elle propose de poser dans une première partie la question de l’héritage structuraliste à partir des enseignements tirés de la première table ronde animée par l’historien des théories linguistiques Christian Puech (p. 197‑213). Avant d’exposer le propos de Cl. Badiou‑Monferran, il faut d’abord faire le point sur les idées principales qui se dégagent de cette discussion à laquelle participaient, outre Christian Puech, Jean‑Michel Adam, Jean‑Paul Sermain, Ute Heidmann, Bertrand Verine, Catherine Détrie, Marc Escola et Christine Noille‑Clauzade. Pour préparer un tel dialogue entre des chercheurs venant d’horizons très différents (il ne va en effet pas de soi de chercher des points de convergences entre les travaux de linguistes spécialistes de corpus oraux contemporains comme Catherine Détrie et Bertrand Vérine et d’un littéraire, qui plus est partisan de l’affabulation, comme Marc Escola…), Cl. Badiou‑Monferran a fourni un remarquable travail en amont, soumettant aux différents intervenants un impressionnant dossier documentaire destiné à servir de « socle de lectures communes » (p. 26). Deux idées principales se dégagent de cette discussion, qui soulignent combien notre relation au structuralisme est à interpréter en termes d’héritage, avec ce que cela suppose de « malentendus » et de « conflits » (Puech, p. 198). Premièrement, tous les intervenants s’accordent sur l’idée soumise par Chr. Puech que le structuralisme a été reçu en France coupé de son contexte et « acclimaté » (Puech, p. 199). La réception de l’ouvrage paradigmatique du structuralisme, la Morphologie du Conte de Vladimir Propp, est très révélatrice de cette décontextualisation. Parce qu’il s’enracine dans le xixe siècle et dans les théories botanistes, le texte est bien plus « fasciné par la question de la genèse, de l’origine que par celle de la structure » (Puech, p. 201). Mais, dès lors qu’il a été « érigé en texte fondateur », c’est « au prix de l’effacement de [sa] propre histoire » (Puech, p. 201) et d’une « exacerbation de l’opposition texte-contexte » (Adam, p. 203). L’autre texte fondateur du structuralisme, le Cours de linguistique générale, a lui aussi été mal lu, car toutes ses propositions « ont été discutées, réinterprét[ées] » (Puech, p. 204). Ainsi Chr. Puech rappelle que, chez Saussure, il y a bien une pensée de l’histoire qui a été occultée par ses héritiers. La dichotomie « diachronie vs synchronie », caractéristique du structuralisme français, apparaît donc pour une bonne part comme une réinterprétation de ses textes fondateurs. Deuxièmement, nous devons avant tout au structuralisme une « pensée du système » (Adam, p. 202) qu’il « serait grave de nier » (Adam, p. 203) et qui a pour corollaire un « souci de la description » (Escola, p. 209). À cet égard, les études littéraires, telles qu’elles sont enseignées à l’université, apparaissent les dignes héritières de cette manière d’appréhender le texte littéraire, en cherchant par sa description systématique à « retarder le moment de l’interprétation » (Escola, p. 209) et à « produi[re] de l’étrange » (Chatelain, p. 231).
4Que cela soit dû à une simplification des idées structuralistes5 ou à une mécompréhension de la part des structuralistes eux-mêmes des relations à l’histoire de la pensée saussurienne, il est indéniable que le point de rupture principal avec la pensée structuraliste se situe aux alentours des années 1980, au moment de que l’on appelle traditionnellement le « tournant contextualisant ».
5C’est pourquoi la deuxième table ronde du volume réunissant les mêmes intervenants (p. 215‑232) est consacrée à l’examen de la notion de contexte et aux conséquences que ce tournant épistémologique a pu avoir sur l’approche interdisciplinaire défendue par le structuralisme. Cette fois-ci, les rênes de la discussion sont confiées à Delphine Denis, qui appelle à distinguer d’emblée deux « polarités » actuelles de cette démarche contextualisante, l’analyse du discours et l’« approche philologique, qui est en réel renouvellement épistémologique » (Denis, p. 216). Dans un plaidoyer en faveur de cette seconde approche6, D. Denis répond dans un premier temps aux nombreux reproches que, selon elle, l’on a tendance à faire à cette discipline (érudition sclérosante, sacralisation de textes déjà institués, etc.) en montrant qu’elle partage avec l’analyse du discours un certain nombre de postulats ou de méthodes : attention aux conditions de production et à la matérialité, repérage du cadre générique et idée de la « variabilité constitutive d’un texte » (Denis, p. 218). La discussion qui s’ensuit fait parfois ressortir des manières assez différentes d’aborder le texte littéraire : J.‑P. Sermain revendique le fait de ne pas faire « de la science ou du savoir » (Sermain, p. 225) et assume pleinement son point de vue de littéraire sur les textes qu’il définit comme anachronique. Il est rejoint par M. Escola qui reproche au tournant contextualisant le fait d’enseigner la littérature « comme une littérature passée » (Escola, p. 222). À l’inverse, J.‑M. Adam, à l’instar de D. Denis, souligne l’importance de « redonner à lire les vieux textes du passé dans leur forme du passé » afin de produire un « effet de distanciation conjoint à un effet d’étrangeté » (Adam, p. 230) : c’est ce qui explique, chez l’un et chez l’autre, ce recours à la philologie qui, par la confrontation méthodique et scrupuleuse des différents états d’un texte, redonne toute leur force à des textes qui ont été souvent « tellement banalisés qu’ils en sont devenus méconnaissables » (Adam, p. 230). Toutefois, pour différentes que soient ces approches, elles ont en commun de renoncer à l’établissement d’une vérité du texte au profit de la mise en lumière de sa profonde variabilité et de ce « bouger » (pour reprendre une formule chère à Henri Meschonnic) qui lui est constitutif. Le débat paraît donc aboutir à la reconnaissance de postulats communs qui n’interdisent pas la mobilisation de démarches très différentes. Si la discussion de cette dernière table ronde a tendance à se détourner un peu de la question de l’interdisciplinarité, celle-ci reste néanmoins toujours en arrière-plan, dans la mesure où la philologie entendue au sens large d’amour de la langue suppose une description systématique des formes qui emprunte les outils de diverses disciplines (analyse du discours, linguistique textuelle, bibliographie matérielle, poétique des genres, etc).
6C’est en appuyant ses analyses sur les résultats de ces deux tables rondes que Cl. Badiou‑Monferran explicite ses propres propositions dans la première partie de sa présentation. Insistant sur les méfaits du « déracinement contextuel » qui a accompagné la réception française du structuralisme, elle insiste sur la nécessité de faire « l’inventaire des biens hérités », ce qui constitue, selon elle, « l’un des horizons d’attente de la recherche interdisciplinaire » (p. 19). On comprend dès lors que l’auteur voit dans la philologie, telle qu’elle est défendue par D. Denis, c’est-à-dire passant par cet archivage minutieux de notre patrimoine, l’une des voie[s] d’accès possible à la contemporanéité. Cependant, il ne faut pas s’y tromper, comme pour D. Denis, ce choix d’une démarche philologique ne constitue en rien un retour à une approche positiviste du texte littéraire, l’idée étant au contraire de « jou[er] de la décoïncidence des époques, de l’“inactualité” des humanités » (p. 25‑26). On retrouve bien là l’idée émise par J.‑M. Adam dans la deuxième table ronde : rendre aux textes leur « épaisseur temporelle » (Adam, p. 230). Au terme de cette première étape de la réflexion épistémologique, on ne peut que saluer l’initiative de nous donner à lire les termes d’un débat stimulant autour de la notion de contexte et de sa définition dont Cl. Badiou‑Monferran réussit avec brio à faire ressortir les enjeux essentiels.
7Dans la deuxième partie de sa présentation intitulée « “s’entrelire”, “s’entregloser” ou les mises à l’épreuve du discours de l’Autre », l’auteur propose sa propre lecture des six articles du volume. Pour en faire le compte-rendu, nous adopterons la même démarche que pour la première partie : il s’agira d’abord de proposer une synthèse de ces six articles, puis de lire de près les résultats qu’en tire l’auteur sur les conditions du dialogue entre linguistes et littéraires.
8Dans la première contribution intitulée « Perrault en dialogue avec Apulée, Fénelon et Lhéritier : le Petit Chaperon rouge palimpseste », U. Heidmann met en œuvre sa démarche de « comparaison différentielle », très fortement influencée par le dialogisme bakhtinien, qui cherche à « rendre compte des changements de contextes énonciatifs et discursifs » (p. 206) d’un texte. Elle montre que, contrairement à la doxa héritée des approches d’inspiration folkloristique et structuraliste, les Contes de Perrault sont loin de s’adresser originellement à un public enfantin. Ils relèvent au contraire du « dialogue complexe avec les genres et les textes de la culture écrite, ancienne et moderne » (p. 85), que ce soient des textes antiques (Apulée) ou contemporains (Fénelon, Lhéritier). C’est ce repérage d’une pratique du palimpseste dans le Petit Chaperon rouge qui l’invite à le lire comme un « processus dans lequel un texte fait une proposition de sens à laquelle un autre texte répond » (p. 86), comme un « dialogue de membres d’une même communauté discursive » (p. 86) qui demande à ses lecteurs un « degré de pénétration particulier » (p. 91).
9Dans son article intitulé « Contes et mécomptes », M. Escola commence par revenir sur ses propres travaux7 en se livrant à un mea culpa : il s’accuse lui-même d’avoir « reconduit le cloisonnement disciplinaire » (p. 105) en ne s’appuyant pas sur les études de ses collègues linguistes. Pour y remédier, il propose d’une manière très convaincante d’articuler sa théorie de l’« affabulation » aux travaux de J.-M. Adam et d’U. Heidmann sur la « production co-textuelle du sens ». Pour ces deux derniers, le texte ne doit pas être appréhendé comme un objet statique, mais comme un ensemble dynamique pris dans un réseau d’intertextes. Une telle définition variationnelle du texte implique comme méthode la constitution d’un corpus plus vaste avec lequel le texte entre en dialogue composé des imitations, des récritures et des traductions. Dans la mesure où le commentaire contribue aussi à faire bouger un texte, M. Escola plaide en faveur de son intégration au triptyque isolé par J.-M. Adam et U. Heidmann.
10Consacré à la « métaénonciation et à la pluralisation des voix dans Le Petit Chaperon rouge », la contribution de J.-M. Adam est un exemple du dialogue possible entre langue et littérature. S’appuyant dans un premier temps sur des faits de langue tels que l’« emploi intempestif des déictiques » dans la moralité du conte et les discours rapportés, puis identifiant dans un deuxième temps des intertextes avec lesquels le conte entre en dialogue (Virgile, La Fontaine, Fénelon), l’auteur souligne la dimension polyphonique du conte et met en lumière « la connivence [qu’il suppose] entre un écrivain et un public cultivé, dans une communauté de goût pour le jeu d’esprit ».
11À l’instar de M. Escola, Chr. Noille‑Clauzade revient également sur ses travaux antérieurs pour nuancer l’analyse logique qu’elle avait faite du conte dans ses divers travaux sur les fictions narratives de la seconde moitié du xviie siècle8. À partir d’un repérage systématique des énoncés explicatifs dans le Petit Poucet qui cherchent à persuader de la possibilité des événements relatés, elle montre que la « pratique du contage [chez Perrault] est une pratique fondamentalement argumentative, visant à transformer en possible l’incroyable du conte » (p. 147) et instaurant un dialogue constant avec un « destinataire fictif postulé/figuré incrédule » (p. 147).
12Les linguistes C. Détrie et B. Vérine mettent à l’épreuve des Contes de Perrault la typologie élaborée par les travaux de praxématique dont ils sont les représentants : la textualisation en soi-même — « qui pose ou présuppose une disjonction achevée entre les pôles interactionnels du locuteur/énonciateur et de l’interlocuteur/destinataire » — et la textualisation en-même — « qui suppose un engagement des interactants dans une sphère expérentielle commune et construit un spectacle linguistique dont l’interprétation requiert l’investissement du récepteur ». Ils montrent ainsi, à partir de plusieurs postes d’observation langagiers comme le pronom on et les discours rapportés, que les Contes de Perrault relèvent à bien des égards d’une textualisation en-même qui invite le lecteur à « un travail de désambiguïsation et de coproduction du sens, puisqu’il est contraint d’opérer lui-même un certain nombre de réglages, laissés à son appréciation ». Les Contes de Perrault impliquent donc la connivence avec un destinataire qui est tout sauf l’enfant naïf que la doxa se représente.
13Dans la dernière contribution, J.‑P. Sermain se confronte à une question de langue : l’emploi des noms propres dans les Contes. Il en propose un large panorama organisé en une typologie qui aboutit au résultat suivant :
dans le nom propre se manifeste avec clarté le jeu énonciatif du conte, le croisement ou la superposition des énonciations, qui est un support essentiel au projet de l’écrivain […] de transférer l’énonciation populaire primitive des femmes s’adressant aux enfants vers l’énonciation lettrée d’un écrivain s’adressant au public moderne des amateurs ingénieux. (p. 180)
14À partir de la description d’un fait de langue différent de ceux observés par ses collègues linguistes, J.‑P. Sermain aboutit donc à une conclusion similaire.
15Ces six contributions fonctionnent donc en écho, car quel que soit le point de vue adopté, elles ont en commun une méthodologie : on y voit en effet un souci constant de la description systématique (qui s’appuie sur une plus ou moins grande technicité dans les outils linguistiques mobilisés) servant de support à une interprétation retardée. En outre, cette résonance entre les différents articles est également due au fait que tous s’accordent à dire que, loin de l’idée que l’on s’en fait traditionnellement, le texte des Contes fait entendre plusieurs voix qui se superposent et instaure avec le lecteur ingénieux un dialogue qui lui demande de la « pénétration ».
16Dans sa « présentation », Cl. Badiou‑Monferran voit comme point de convergence entre les différentes contributions un « appel aux fondamentaux de l’analyse du discours » (p. 46), dans la mesure où, pour elle, les Contes y sont envisagés comme un discours « orienté en fonction de la visée du locuteur, constituant une action verbale et partie prenante d’un interdiscours » (p. 47). Toutefois, elle ne se contente pas de saluer le dialogue interdisciplinaire que peut susciter cette approche du texte littéraire. Elle cherche aussi à en évaluer les risques. Pour elle, le prix à payer pour la substitution du nouveau paradigme discursiviste à l’approche structuraliste est de faire entrer la littérature « dans un continuum avec les autres pratiques discursives » dans lequel elle « n’est appelée à jouer aucun rôle spécifique » (p. 49) : le discours littéraire serait donc analysé de la même manière que tout autre discours, qu’il soit politique, publicitaire, etc. Il y aurait donc dans la généralisation des théories de l’analyse du discours une « annexion du fait littéraire dans le champ des pratiques discursives », qui participerait de sa « désacralisation » et qui, partant, ne serait plus à même de rendre compte de sa spécificité. C’est pour remédier à un tel manque qu’elle plaide en faveur d’une réflexion sur la « valeur » du discours littéraire qui lui paraît absente de l’analyse discursiviste et qu’elle invite à reconsidérer à partir des travaux d’Hélène Merlin‑Kajman en grande partie fondés sur la théorie du don de Marcel Mauss9. Dans plusieurs études récentes10, cette dernière a montré que contrairement à l’idée désormais communément admise, les « textes littéraires du xviieont une valeur publique, indépendamment de leur supposée valeur marchande » (p. 62). Cl. Badiou‑Monferran met à l’épreuve des Contes cette hypothèse en montrant qu’il y a bien chez Perrault une conception du texte comme « don public » (p. 65). On l’aura compris, si elle prend acte de ce tournant discursiviste auquel elle rend hommage, elle en voit une conséquence dommageable, qui serait la fin des études littéraires à proprement parler. Ainsi, à force de trop s’ouvrir aux démarches élaborées pour d’autres corpus, les sciences du texte littéraire risqueraient de perdre de vue leur objet. À ce moment de l’ouvrage, l’on pourrait regretter que les besoins de la démonstration puissent tendre à uniformiser les contributions du volume. Il semble en effet que les différents chercheurs invités ici ne fassent pas l’économie d’une interrogation sur la spécificité du discours littéraire. Lorsqu’ils s’appliquent à décrire un texte de manière à en multiplier les lisibilités, à le faire varier, à « produire de l’étrange » là où certains auraient tendance à opérer des simplifications, n’est-ce pas là une façon de mettre en relief la plurivocité qui distingue le discours littéraire d’un pur discours informatif, autrement dit n’est-ce pas là une façon implicite de s’interroger sur sa valeur ?
17Malgré cette réserve, cet ouvrage est assurément appelé à faire date pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il fournit une excellente mise au point sur ce qui reste du structuralisme, à l’heure où le tournant contextualisant semble avoir balayé ses apports. En outre, si l’auteur se demandait en début d’ouvrage si le dialogue entre linguistes et littéraires était possible, les contributions qu’elle publie semblent montrer qu’il ne s’agit pas d’un « conte de peau d’âne ». Cet ouvrage présente en effet une approche décloisonnée des Contes de Perrault qui est fort convaincante, car elle rend très sensible la réflexivité à l’œuvre dans ces contes et la dimension dialogique d’un texte exigeant à l’égard de son lecteur. Mais, loin de se réduire à l’exploration collective de cette hypothèse, le livre s’adresse en réalité à tous les chercheurs soucieux de défendre la conservation d’une discipline spécifiquement dédiée aux textes littéraires. Offrant à Claire Badiou-Monferran une tribune où elle plaide en faveur d’une approche du fait littéraire qui arriverait à s’ouvrir à l’interdisciplinarité sans le réduire à un discours quelconque, ce livre soutient une thèse forte, parfois un peu provocatrice. Il a le mérite de participer au débat sur l’avenir des études littéraires, à une époque où leur survie institutionnelle est parfois en péril. Qu’on souscrive ou non à ce diagnostic, le livre présente indéniablement l’intérêt, selon une formule de Cl. Badiou‑Monferran, de « cartographie[r] l’actualité de la recherche en linguistique et en littérature : autant dire, son moment discursiviste » (p. 69). À ce titre, il fait partie de ces ouvrages qui nous amènent à réfléchir à nos propres réflexes épistémologiques et aux effets d’école qu’ils ont tendance à reproduire.