Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Mai 2011 (volume 12, numéro 5)
Ivanne Rialland

Portrait du critique d’art en historien

Richard Leeman, Le Critique, l’art et l’histoire. De Michel Ragon à Jean Clair, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Critique d'art », 2010, 238 p., EAN 9782753510685.

1Organisateur en juin dernier du colloque « Michel Ragon, critique d’art et d’architecture » (Paris, INHA, 4‑5 juin 2010), maître d’œuvre du volume Le Demi‑siècle de Pierre Restany (2009)1 et du numéro de la revue 20/21. siècles consacré à « Histoire et historiographie. L’art du second xxsiècle » en 20072, Richard Leeman livre là non pas un bilan, mais une étape de ses réflexions sur l’histoire de l’art du second vingtième siècle. « À la confluence de l’histoire de la critique d’art et de l’histoire de l’histoire de l’art » (p. 9), l’ouvrage analyse les écrits à visée historiographique des critiques d’art en montrant comment ce positionnement historique, utilisé stratégiquement dans les débats artistiques du temps, est hypostasié par la suite dans un discours savant qui transforme souvent, sans examen, ces représentations en éléments d’une histoire. Il s’agit d’une entreprise de « déconstruction » que se propose d’entreprendre R. Leeman, s’appuyant sur une analyse du discours dans la lignée — notamment — d’Althusser. L’entreprise nous intéresse moins ici par ce qu’elle révèle sur cette histoire du second xxe siècle que par la méthode qu’elle met en œuvre : non seulement l’historien de l’art se donne pour objet les textes des critiques — le livre étant une nouvelle marque de la prise en compte accrue de la critique d’art et plus largement de l’écrit par l’histoire de l’art — mais il en analyse la lettre même, faisant ainsi un pas vers une convergence souhaitable entre les études littéraires et l’histoire de l’art pour l’étude de l’écrit sur l’art.

2L’ancrage du livre de Richard Leeman dans l’horizon théorique de l’analyse du discours est sensible par l’attention portée aux implicites et aux contradictions des discours, à la constitution de certains mots en points nodaux3 et au souci de relier les textes à leur contexte d’intervention — parfois de façon un peu longue pour la clarté de la démonstration d’ensemble. Conformément au versant démystifiant de l’analyse du discours qu’il a adopté, Richard Leeman s’attache particulièrement à la mise en évidence du caractère téléologique de ce discours critique à visée historiographique, qui est en effet généralement un discours ad hoc, visant à légitimer un artiste ou un groupe en les faisant les points d’aboutissement d’un « destin » historique. L’analyse est particulièrement développée à propos du Nouveau Réalisme promu par Pierre Restany (« En route vers de nouvelles aventures », p. 135 sqq), la mise en place du discours historique étant suivie à travers les réécritures successives du manifeste initial dont on peut constater, à travers l’ouvrage, la capacité à s’imposer.

3Il est étonnant que l’auteur n’ait pas utilisé l’analyse du discours pour penser le corpus, sur lequel il s’interroge :

Les textes ont ici été choisis assez empiriquement, en fonction notamment de leur effet, repérable à leur présence dans les bibliographies ultérieures […] l’ensemble formant un réseau de références croisées indiquant quelque chose comme un corpus. (p. 14)

4Il aurait été possible de recourir à la notion d’archive telle qu’elle est définie par l’analyse du discours à partir des travaux de Michel Foucault : un ensemble d’énoncés qui manifeste un positionnement dans l’interdiscours4. Si le mot peut gêner l’historien par son ambivalence, la notion permet de ne pas s’encombrer de la question de l’exhaustivité ni de la recherche d’une source première en s’appuyant sur l’exemplarité d’une énonciation constituée par sa redondance et la spécificité de sa position — pour reprendre les termes de Foucault, « “[n]’importe qui parle”, mais ce qu’il dit, il ne le dit pas de n’importe où5 ».

5Passant de l’analyse d’un ouvrage de Michel Ragon ou de l’œuvre de Pierre Restany — particulièrement approfondie, comme l’on pouvait s’y attendre — à l’étude d’une pléiade de textes qu’unissent une même appréhension de l’art, de son histoire ou un même vocabulaire, c’est bien dans une — ou plutôt dans des archives— que puise R. Leeman, archives qu’il articule essentiellement autour d’un point de bascule chronologique, les années 1959‑1960. À la fin de la lecture, si l’existence et l’intérêt de ces archives ne font pas de doute, on peut regretter qu’elles n’aient pas été nettement identifiées et distinguées, le passage d’une configuration à l’autre étant parfois brusque, ou confus. Si l’objectif est ici d’interroger l’espace conflictuel d’une historiographie en train de se faire, des positionnements mouvants, des frontières fluctuantes au sein d’un espace discursif, il manque un souci didactique, l’auteur faisant fonds trop souvent sur les connaissances du lecteur en matière d’histoire de l’art.

6L’organisation du livre se révèle ainsi assez complexe. Les cinq premiers chapitres se concentrent sur les années 1959‑1960, le sixième sur le début des années soixante à travers le Nouveau Réalisme, les deux derniers chapitres sur la fin des années soixante et le début des années soixante‑dix. Une lecture attentive montre que ces deux panneaux chronologiques d’inégale importance correspondent à la mise en place par la critique de deux périodisations : l’histoire de l’art depuis 19456 et depuis 1960. Il s’agit chaque fois d’instaurer une rupture, contre la continuité de l’histoire classique de la modernité défendue après la deuxième guerre mondiale par Jean Cassou ou Bernard Dorival : « origines dans le post-impressionnisme, plus précisément Cézanne et Seurat, sous‑évaluation de Degas, surévaluation de Renoir, articulation fondamentale du fauvisme et du cubisme, aucune mention des ready made de Duchamp, complaisances pour Roger de La Fresnaye ou André Dunoyer de Segonzac. » (p. 107) À cette histoire de l’art nationaliste ignorant l’avant‑garde abstraite internationale s’opposent non seulement la jeune génération critique, mais aussi le récit historique américain qui vient activement appuyer la domination de l’expressionnisme abstrait de la première et de la deuxième génération, puis du Pop et du minimalisme sur la scène artistique internationale :

Ce « master narrative » moderniste, généralement retenu, depuis Leo Steinberg, sous le nom de mainstream, se poursuit dès 1958‑1959 par la relève de l’Expressionnisme abstrait, explicitement voulue et orchestrée par Leo Castelli, Alfred Barr au MoMA et quelques autres comme Hunter, par une nouvelle génération — Jasper Johns, Robert Rauschenberg et Frank Stella, puis le Pop et le Minimal. La dimension historiographique de cette stratégie de l’histoire du temps présent, de l’« instant art history » était en jeu dès les années cinquante […]. (p. 176)

7R. Leeman étudie l’efficacité de cette historiographie américaine qui repose notamment sur la sélection d’un corpus restreint d’artistes et d’œuvres (p. 77‑79) et souligne le rôle joué par la politique d’achat et les expositions des grands musées d’art moderne américains. L’analyse de ces expositions (p. 81 sqq, par exemple) constitue toutefois une assez longue digression vis‑à‑vis du sujet de l’ouvrage, puisque se substitue à l’étude du texte critique celle du discours historique implicite les sous‑tendant.

8Si la mise en place de ces configurations historiographiques n’est reconstituée que partiellement, à travers des textes ou des événements exemplaires, leur réussite peut être appréhendée par l’imposition de filiations et d’ancêtres à partir desquels est saisie l’histoire de l’art du deuxième demi‑siècle. À Cézanne, père de la modernité, pour les défenseurs d’une « École de Paris » incarnant encore après la deuxième guerre mondiale la suprématie de la scène artistique française, succèdent les maîtres de l’abstraction, Kandinsky en tête, qui légitiment le triomphe de l’art abstrait après‑guerre. La mise en avant de Duchamp et du dadaïsme permet ensuite à la critique — à Restany ou Pluchart par exemple — d’opposer à « l’historiographique de “tradition française” » (p. 166) et à la vulgate de l’art abstrait, « cette doxa internationaliste à quoi finit par se résoudre l’historiographie de l’art abstrait en 1960 » (p. 101), une autre histoire de l’art qui trouve sa clé — son telos — dans le retour de l’objet.

9La forte cohérence chronologique des cinq premiers chapitres met en évidence une technique du contrepoint, qui, après un chapitre inaugural sur La Peinture actuelle de Michel Ragon et un point sur la critique anti-intellectualiste héritée de l’entre-deux-guerres nous fait passer au chapitre 3 sur la scène américaine avant de proposer dans le chapitre 4 « trois histoires critiques en 1960 » signées de trois défenseurs de l’art abstrait, Julien Alvard, Pierre Restany et Nello Ponente, pour revenir in fine à l’establishment qu’incarnent Jean Cassou, le directeur du Musée d’Art moderne, et l’historien de l’art Bernard Dorival (chapitre 5 : « L’histoire de l’art selon le musée d’Art moderne »). Le sixième chapitre monographique, consacré à Pierre Restany, sert de transition vers la deuxième rupture : l’après mai 68, qui s’ancre dans un nouveau paradigme intellectuel, le structuralisme ayant remplacé l’existentialisme — lui-même successeur du bergsonisme du premier xxe siècle — comme horizon de référence et réserve conceptuelle pour la critique d’art. Dans ces deux derniers chapitres, l’on retrouve la même variété d’approche : après avoir analysé les écrits de François Pluchart, disciple de Restany, Leeman franchit de nouveau l’Atlantique pour évoquer rapidement la critique d’art américaine avant de se concentrer dans le chapitre 8 sur l’exposition 72/72 du Centre Georges Pompidou, rappelant brièvement les débats provoqués par la naissance du Centre et l’organisation de l’exposition, finissant — assez abruptement — sur sa dimension politique saisie à travers l’utilisation du mot établir.

10Si R. Leeman souhaite seulement ouvrir les « “dossiers” d’une enquête qui ne demande qu’à être poursuivie » (p. 209), cette dispersion est plus qu’une marque affichée de l’incomplétude d’un travail en cours, comme le manifeste la citation finale de Michel Foucault :

Il s’agit de déployer une dispersion qu’on ne peut jamais ramener à un système unique de différences, un éparpillement qui ne se rapporte pas à des axes absolus de référence ; il s’agit d’opérer un décentrement qui ne laisse de privilège à aucun centre7.

11Toutes choses étant égales d’ailleurs, on pourrait appliquer ici à R. Leeman ce qu’il écrit d’Art since 1900 de Hal Foster, Rosalind Krauss, Yves‑Alain Bois et Benjamin H. D. Buchloh8, « histoire “kaléidoscopique”, fragmentaire et dispersée, non narrative, non linéaire, discontinue — d’inspiration foucaldienne on peut le présumer9 ». Résistant, au terme de sa « déconstruction », à proposer une histoire de l’art « reconstruite », R. Leeman évite le piège du discours de la falsification, où à une histoire entachée d’idéologie l’historien opposerait une histoire véridique du second xxe siècle. Il s’agit pour R. Leeman de montrer comment des visées historiques, plurielles, se nouent et s’affrontent pour indissociablement faire et dire l’histoire : le refus, ou le suspens, de la totalisation garde l’auteur de la téléologie qu’il n’a de cesse de débusquer dans les discours critiques qu’il analyse.

12Mais la clarté de son propos en pâtit : le contrepoint paraît quelquefois un coq‑à‑l’âne, la mise en contexte une digression. Le chapitre 2, « L’amour de l’art », en est un bon exemple. S’ouvrant sur l’organisation en 1959 de la Biennale de Paris qui manifeste une ouverture — tardive — à la jeune génération et à la scène artistique internationale, contrastant avec le traditionalisme des institutions françaises, le chapitre se replie ensuite sur cette critique traditionaliste des « vieux » dont est proclamée l’inadéquation avec l’art des « jeunes » sans que celle-ci ne soit démontrée. R. Leeman cède là à un étonnant oubli des œuvres de la part d’un historien de l’art, qui tout en vitupérant contre l’impressionnisme littéraire des critiques, relié à l’anti-intellectualisme bergsonien, suggère en creux l’idée d’un bon discours sur l’art dont la norme n’est pas plus explicitée que celles des critiques ici dénoncés :

Pour le dire plus aridement : ce n’est pas tant l’adjectif qui est en cause — encore que, sur le strict plan stylistique, d’autres traditions littéraires aient pu juger le procédé inélégant —, mais plutôt le fait que l’adjectif soit systématiquement subjectif ou axiologique : soit qu’il exprime l’affect, l’impression ou l’opinion de l’auteur, soit, plus problématique encore, qu’il se rapporte à une norme jamais explicitée. (p. 61)

13Mais ce moment plus faible ne doit pas faire oublier la prise en charge réelle et souvent fine de la lettre des textes, notamment de Michel Ragon, Pierre Restany, François Pluchart, R. Leeman tâchant de saisir à travers leur écriture non seulement leur positionnement critique, mais aussi une configuration historique, une Zeitgeist qui émerge par le choix privilégié d’un vocabulaire emprunté à tel ou tel courant de pensée :

Placé sous l’invocation de Jean de la Croix, voire de Thérèse d’Avila et de François d’Assise, [Lyrisme et abstraction] portait encore les stigmates d’un spiritualisme exalté que Restany ne devait plus réserver ensuite qu’à Yves Klein, ainsi que d’une affectivité débridée et d’un style encore très philosophant marqué par l’époque : un existentialisme heideggérien mâtiné de bachelardisme, issu à la fois de sa formation de khâgneux et d’une mode plus générale chez les intellectuels. (p. 95)

14Cette atmosphère intellectuelle semble cependant n’avoir une influence que sur la forme des discours critiques, générant tantôt un impressionnisme subjectif, pour le bergsonisme, tantôt une prolifération de schémas, pour le structuralisme (p. 198) : l’analyse du contenu du discours historiographique reste pour l’essentiel interne au champ de l’art. Replaçant les discours dans leur contexte artistique, R. Leeman prend surtout en compte leur lien avec les expositions qui sont généralement à leur origine. L’étude dans le dernier chapitre de la production textuelle accompagnant l’exposition 72/72 en est un exemple réussi : R. Leeman donne sens avec finesse aux réticences du discours de François Mathey, commissaire de l’exposition (p. 190-193), livre une analyse rapide, mais percutante des textes du catalogue, signés, entre autres, de Serge Lemoine, Maurice Eschapasse et Jean Clair, de la réception critique et des réactions des artistes. Cette étude de cas, dont la clôture brutale laisse un peu sur sa faim, est un pendant heureux à l’analyse monographique d’œuvres de critique. Elle met en évidence les difficultés auxquelles se heurte l’exercice, qui implique la mise au jour d’interactions multiples, que R. Leeman se contente ici d’esquisser mais cela d’une façon suggestive.

15Pour conclure, il faut souligner le caractère stimulant de l’entreprise de Richard Leeman, qui, variant les niveaux d’analyse, multipliant les mises en relation entre les acteurs, les textes, les expositions et les institutions, met en scène une histoire de l’art vivante, instrument de combat dans des querelles dont on est surpris de se retrouver les si proches héritiers. Si le caractère kaléidoscopique de l’ouvrage est parfois une gêne à la lecture, il incite à poursuivre les voies ouvertes. Le littéraire, tout en saluant l’attention portée à l’écriture des textes de critique d’art, sera par exemple frustré par l’évocation succincte du contexte éditorial, de la vogue de certains genres critiques (le panorama, le manifeste) ou par la mention rapide de traits d’écriture, tel l’usage de l’adjectif, crucial pour le discours évaluatif. C’est là en somme une invitation à conjuguer à la fable du critique, de l’art et de l’histoire  celle de l’historien d’art et du littéraire.