Écrire est une affaire de devenir
1Roland Barthes s’inquiétait déjà, dans son texte « Le Mythe, aujourd’hui » (1957), sur lequel s’achève les Mythologies, de l’avenir du travail du mythologue. Le mythologue, dit‑il, « vogu[e] sans cesse entre l’objet et sa démystification, impuissant à rendre sa totalité1 ». Qu’en est‑il donc des Mythologies, plus de 50 ans après leur parution ? Cet ouvrage collectif, tout comme son récent équivalent anglais (Mythologies at 50: Barthes and Popular Culture2), s’efforce de fournir une amorce de réponse à cette question.
2Les Mythologies sont au moins toujours un best‑seller. Très en vue chez les libraires, la nouvelle édition du texte en beau livre, avec une postface de Jacqueline Guittard3, témoigne d’une certaine actualité. Mais nul doute que ce beau livre a l’air d’un objet historique : truffé d’images en noir et blanc, le texte renvoie bel et bien à la Quatrième république, ainsi soulignant, après coup, l’hypothèse des éditeurs du présent recueil, selon laquelle le texte barthésien serait réduit au « parfum d’une époque4 ».
3C’est chez Seuil aussi qu’a paru une tentative de réanimation des Mythologies : sous la direction de Jérôme Garcin, des auteurs tels que Philippe Delerm, Catherine Millet, Philippe Sollers signent des « nouvelles mythologies5 » traitant le sushi, le blog, le commerce équitable, etc. Difficile de ne pas être d’accord avec Guillaume Bellon et Pauline Vachaud, responsables de ce recueil, quand ils laissent entendre que cet ouvrage enlève le mordant du projet barthésien, fournissant, dans un esprit ludique plutôt que critique, « une lecture lénifiante » des Mythologies6.
4Ces deux parutions, quoiqu’elles manifestent l’intérêt toujours renaissant pour ce texte‑phare de Barthes, laisseraient beaucoup à désirer aux yeux des éditeurs de ce recueil, qui présentent leur ouvrage comme un plaidoyer pour l’actualité réelle des Mythologies. Au lieu du « devenir‑image » qu’ils diagnostiquent dans les hommages mythologisants à Barthes, ils veulent produire un « devenir‑écriture ». Il s’agit donc moins pour les auteurs des articles ici regroupés de produire des analyses d’objets, que d’examiner la littérature contemporaine d’une manière conforme à l’esprit de démysthification. C’est la façon de lire qui ne date pas. Tous les collaborateurs, comme nous dit l’avant‑propos, partagent « un même désir de faire retour au texte de Barthes pour mieux en partir, en direction des écritures romanesques contemporaines ». Forts du constat que c’est dans la fluidité de l’écriture que l’esprit critique des Mythologies peut reprendre de l’élan, les éditeurs posent « qu’il n’est pas aberrant que cette forme particulièrement ouverte au devenir qu’est le roman puisse reprendre, sans “arrogance”, le projet mythologique ». Esquisse d’un manifeste, donc, pour un prolongement du projet barthésien. Et en fin de compte, même si le lecteur reste parfois sur sa faim pour ce qui est de la relation entre les Mythologies et l’écriture contemporaine, l’exercice est globalement réussi, ayant le mérite de présenter un impressionnant travail de recherche, faisant montre d’une belle érudition et s’appuyant sur des sources nombreuses.
5L’ouvrage se présente comme une série d’essais analytiques, divisée en deux parties. Dans la première partie, intitulée « Des Mythologies au roman », on trouve trois articles qui examinent de près les échos des Mythologies — et des mythes — dans l’œuvre subséquente de Barthes, puis un quatrième article (par Claude Burgelin) qui offre une lecture subtile de l’influence de Barthes sur l’évolution des Choses (1965) de Georges Perec. En effet, c’est dans Les Choses que Perec comble le vide que l’on peut cerner dans l’ouvrage de Barthes :
Perec a su contourner ce qui représente à nos yeux d’aujourd’hui le point faible de Mythologies : l’usage trop fréquent des mots “bourgeois” et “petit-bourgeois”, qui arrête et durcit l’analyse de Barthes, la coinçant dans un propos socio‑politique un peu court7.
6Dans ce roman ainsi que dans Espèces d’espaces, Perec a réussi à « faire sortir Mythologies du champ critique pour l’ouvrir à la fois sur le domaine poétique et sur la pratique quotidienne ».
7Dans cette première partie, l’article de Guillaume Bellon est également notable. Avec une grande clarté d’exposition, Bellon nous fournit une analyse fascinante et méticuleuse des retentissements des Mythologies dans l’œuvre ultérieure de Barthes. Il démêle la relation entre les Mythologies et les Chroniques que Barthes a écrit pour Le Nouvel Observateur en 1978‑1979, en passant par une lecture des cours au Collège de France, La Préparation du roman. C’est aux commencements de ce cours que Barthes laisse entendre que maintenant, pour lui, les Mythologies représentent en somme le contre‑modèle de l’écriture qu’il cherche dès lors. Chez Barthes, comme le note G. Bellon, au fil du temps « l’impatience devant le naturel dont l’idéologie pouvait parer le réel, impatience qui a nourri le projet mythologique, cède le pas devant un désir de dire le monde ». Ainsi, les ultimes travaux de Barthes au Collège de France font montre d’un refus du métalangage, et d’une préoccupation pour les incidents, les copeaux fragiles du réel qui échappent à la « nappe » idéologique. G. Bellon souligne que le moment où, à la fin du « Mythe, aujourd’hui », on voit le mythologue voguant entre le réel et sa démystification, constitue une charnière vitale qui lie ce travail avec l’intérêt dans le haïku dominant le travail du dernier Barthes. Le haïku, qu’on en soit d’accord ou non, est pour Barthes le chemin d’évasion du dilemme du mythologue.
8La deuxième partie du recueil s’intitule « Des Mythologies aux romans ». Ici les articles prennent tous comme point de départ des œuvres romanesques plus récentes, voire de l’extrême‑contemporain — François Bon, Marie Depussé, Jean Echenoz, Fred Vargas, Jean‑Pierre Toussaint, entre autres, sont ici étudiés. S’appuyant dans chaque cas sur une analyse des thématiques des romans à l’étude, ces articles fournissent des dialogues entre les Mythologies et les préoccupations de ces auteurs contemporains, sous un angle tant esthétique que socio‑culturel/idéologique. Florence Bouchy démontre avec une merveilleuse habilité le retentissement des idées barthésiennes de la collectivité, du quotidien, dans l’écriture romanesque d’Echenoz. L’article fournit une lecture convaincante et nuancée, puisant dans la notion d’idiorrythmie8 pour illuminer les préoccupations et de Barthes et d’Echenoz.
9L’analyse que fait Irène Langlet de la temporalité des romans de science‑fiction invite à la réflexion : I. Langlet constate que « l’anticipation propose le même effet de loupe sur des éléments de notre présent » que les Mythologies, et conclut que la SF peut accueillir une espèce de continuation des buts critiques affichés jadis par Barthes. Également notable est l’article de Laetitia Gonon sur Fred Vargas, et la démystification des mythes et conventions du roman policier qui sont à l’œuvre dans les romans de cette dernière. Selon le mot de L. Gonon, Vargas trouve le juste équilibre entre la voix familière du genre, et une incongruité riche et déroutante :
La coexistence constante de deux voix, celle du mythe et celle de la conscience du mythe, conscience qui passe par le discours qu’on en tient, par la distance qu’on instaure avec lui, constitue une réflexion sur le genre.
10Dans le but affiché de prolonger l’esprit barthésien de démystification, les articles regroupés ici proposent un remaniement de l’héritage des Mythologies. Le recueil s’achève sur l’article de Pauline Vachaud, qui se présente comme un plaidoyer « pour une littérature “poéthique” aujourd’hui ». Nul doute, comme P. Vachaud nous le rappelle, que le projet mythologique risque toujours de tourner court. Mais c’est dans le « rapport au réel » qu’entretiennent quelques romanciers de l’extrême‑contemporain que l’on peut voir « une issue aux limites du projet mythologique énumérées par Barthes ». Des écrivains tels que Maryline Desbiolles, Jacques‑Henri Michot, Jane Sautière entre autres, évitent et le discours terne de l’idéologie, et une poésie remystificatrice, par le biais de l’attention qu’ils prêtent à la nature hétérogène, polyphonique de la langue. C’est en cela que ces écritures sont « éthiques », selon le mot de P. Vachaud. La forme même abrite une réflexion sur ce et ceux qui sont marginalisés :
Ces textes relèvent les lignes idéologiques d’une société donnée et mettent en lumière ses modes de structuration sans pour autant y opposer à leur tour l’excès conceptuel d’une autre idéologie.
11On est loin, dans cette entreprise, d’une lecture pieuse ou trop strictement historiciste qui cantonnerait l’œuvre à une seule et unique attention aux menus détails de la vie culturelle sous la Quatrième république. Comme le soulignent Guillaume Bellon et Pauline Vachaud dans leur avant‑propos, les interprétations des Mythologies se heurtent trop souvent à l’un de deux écueils : « du côté des choses » on voit des lectures qui s’enlisent dans une nostalgie où la France des années 50 est quasiment idéalisée: « Pareil investissement mélancolique du texte transforme la suite d’analyses proposées par Barthes en autant d’instantanés d’un passé révolu. » Ce genre d’interprétation fige les Mythologies dans un « devenir‑image ». Les éditeurs pointent le doigt notamment vers l’exposition R/B au Centre Pompidou (2003), un exemple de regard « chosifiant » sur Barthes. Commentant la Citroën DS qui barrait l’entrée du visiteur à l’exposition, ils signalent que « la présence de la cylindrée en lieu du texte paraît symptomatique de cet étrange retournement venant rendre les objets à leur présence obsédante et inévitable — à leur réalité muette ».
12L’autre écueil est celui « des mots ». De ce côté, les interprétations sont bloquées par l’usage que fait Barthes de certains termes aujourd’hui un peu démodés. Cette réception retombe donc — et ce malgré une attention louable à la charge idéologique des textes de Barthes‑— dans des ornières marxistes. Ce n’est pas ainsi, comme l’indiquent les éditeurs de ce volume, que s’accomplira une « subtilisation de la critique idéologique qu’appelait de ses vœux Barthes » lors de la réédition des Mythologies en 1970.
13L’originalité de cet ouvrage repose donc sur la détermination des collaborateurs d’esquisser une troisième voie d’interprétation qui ne se heurterait pas à de tels écueils, et trouverait son propre chemin « du côté du roman ». S’affirme ici le désir de tracer une fidélité aux priorités de Barthes qui ne se replierait pas sur du déjà‑lu, mais qui partirait vers de nouveaux paysages, en questionnant « quelles sont aujourd’hui les écritures romanesques à même d’accueillir le discours de la démystification ». Ce recueil mène de front des réflexions lumineuses sur la relation, qu’elle soit mythologisante ou non, entre l’écriture et le réel. La structure divisée de l’ouvrage aide le lecteur à s’orienter : ainsi la première partie nous fournit des analyses de la quête de Barthes d’une forme qui pourrait « accueillir une prise en charge du réel déliée du carcan idéologique et déprise de la veine du commentaire », pour mieux nous préparer pour la seconde section, plus expérimentale, où les articles parcourent des écritures romanesques contemporaines dans lesquelles on peut voir la survivance de l’esprit des Mythologies, « à une autre tour de la spirale ».