Écriture biblique, écriture littéraire
1La parution du livre de Marie Gil, Péguy au pied de la lettre, confirme le regain d’intérêt suscité récemment par l’œuvre de Péguy. Le livre, qui continue une réflexion commencée en 2008 sur l’œuvre de Bernanos1 concernant les rapports entre l’écriture littéraire et l’écriture biblique, a pour origine une thèse de doctorat où la question de l’intertextualité était conjointement envisagée. La mise en garde de l’auteure, qui anticipe le reproche d’une « répétition de formule », ne se justifie nullement. Que l’intertextualité chez Bernanos et Péguy soit sondée avec les mêmes outils, cela importe peu — du moment où elle constitue avant tout un truchement remarquable pour la redécouverte de l’auteur.
2Le titre du livre, en apparence trompeur, convie moins à envisager le texte de Péguy au pied de sa propre « lettre », selon une lecture autoréférentielle qui se refermerait sur elle‑même, qu’à diriger le regard critique vers une autre « lettre », au pied de laquelle l’auteur se place humblement, la lettre biblique. Péguy la désire comme idéal d’écriture. Or, en rêvant d’incorporation totale, il se heurte au principe de l’impossible substitution. Révélé dans les contradictions d’une présence‑absence, le « sous-texte » originel porterait in nuce la pensée métadiscursive de Péguy. L’auteure l’annonce dès le départ, c’est de la « mise à mort » de l’écriture littéraire qu’il s’agit : par « l’impossible répétition de l’Écriture », Péguy signifierait « l’impossible représentation du monde dans la création littéraire2 ».
3En choisissant, en guise d’entrée en matière, d’exposer la conception critique formaliste de Péguy, M. Gil se construit une assise très pertinente, à double objectif. D’une part, cela permet d’expliquer le penchant littéraliste manifesté dans l’œuvre de Péguy comme la conséquence logique d’une vision du texte, où, agissant dans un rapport de dualité inextricable, la forme mène vers le sens, la lettre porte l’esprit. D’autre part, cela justifie la propre démarche méthodologique de l’auteure : en imitant la critique formaliste pratiquée par Péguy, M. Gil se tient au plus près du rêve de la critique « par sympathie ». Le choix des textes critiques de Péguy, particulièrement convaincant, éclaire d’emblée une méthode de travail qui s’inscrit dans la modernité, ne serait‑ce que par le retour aux textes dans leur matérialité signifiante (qu’elle soit graphique ou même typographique) et par le parti pris, astucieux mais risqué à la fois, d’ancrer le regard dans l’espace de la réception et de l’ouverture subjective.
4Certains textes de Péguy, qui se configurent comme de vastes incrustations de la « lettre » (biblique) sous forme de citations, induisent un questionnement légitime, celui du statut de l’« esprit », du « commentaire », apparemment absent. À première vue paradoxale, la réponse de M. Gil, qui trouve le commentaire « dans la citation, dans la lettre même du texte cité et dans l’exhibition de cette lettre3 », s’avérera particulièrement probante à la suite de la démonstration. En effet, le texte‑pure‑citation de Péguy représente la façon idéale de commenter, dans la mesure où il se construit dans le silence, éminemment mimétique, de la reproduction des rapports entre le logos, parole pure, et l’Écriture, vaste commentaire citationnel. M. Gil tire parti de ces rapports, soumis au double jeu analogique, la force de l’approche consistant à propulser le sens de façon verticale vers la réflexion métadiscursive. Ainsi, l’auteur affirme l’existence d’un « esprit » discursif qui se dégage de l’arrangement formel, indice d’une véritable vision du monde et de l’écriture, qui touche aux rapports complexes entre éternel et temporel : le commentaire par la seule citation est la façon idéale d’inscription d’une lecture « adamique », qui préserve l’immédiateté du monde et qui relève de l’éternel, alors que le commentaire sans citation, lui, reste dans le temporel. Le programme esthétique qui se dégage est donc celui d’une création qui se fonde sur la répétition, synthétisé ainsi par l’auteure : « l’on ne peut commenter sans citer, … l’on ne peut créer sans répéter4 ». L’approche est ingénieuse dans la mesure où elle rend compte du fait que les rapports paradoxaux entre la citation et le commentaire ne sont pas résolus par la simple inscription de la citation, mais par la reproduction du procédé biblique. La réussite de M. Gil réside dans un savant mélange de deux courants apparemment contradictoires : la descente jusqu’aux éléments‑témoins formels les plus infimes, suivie de l’élévation au niveau de l’extrême globalité métadiscursive. Lorsqu’ils représentent des constantes stylistiques connues du texte, ces éléments‑témoins gagnent justement à être perçus dans la lumière cohérente de la pensée discursive. C’est le cas du mélange de styles (sublime et humble), qui témoignerait de l’interpénétration entre éternel (l’Écriture) et temporel (l’écriture — de Péguy). Lorsque l’auteure travaille sur les plus frêles éléments signifiants présents dans la chair du texte, c’est indéniablement le plaisir du lecteur qui est suscité. Celui‑ci savoure l’exemplarité du rapport homophonique entre chair et chaire (caro/cathedra), couple qui marque formellement l’abîme créé entre le style humble et l’enseignement rhétorique ; tout comme l’insistance sur l’« âme charnelle », qui n’est pas seulement la clé de voûte du système religieux, mais en égale mesure la clé de voûte de tout le système esthétique — démontrant par là même l’existence de la « chair » du texte d’origine. Cette chair est liée à la mise en style, la « forme » stylistique basse marque une adéquation avec la préférence pour la « chair » de la citation. Par ailleurs, l’intérêt de ce chapitre réside dans la mise en évidence des moyens détournés, implicites, grâce auxquels Péguy commente sans citer. Ressortent dans ce cadre les fines analyses textuelles sur l’introduction détournée de la lettre par la citation parodique, tout comme l’idée d’une relation entre la répétition en tant que procédé, et la temporalité : grâce aux aménagements particuliers des citations, les répétitions engendrent une temporalité particulière de la page, « à rebours », qui reflète le mouvement régressif vers le logos. En effet, en partant du constat que la pensée du « temps » est essentielle pour comprendre les rapports entre Œuvre et œuvre, M. Gil envisage le temps dans sa dimension verticale, organisé autour d’une origine. Alliant toutefois de manière paradoxale le ponctuel et le duratif, cette conception du temps projette la pensée analogique sur l’impossible séparation entre la citation (éternelle) et le commentaire (temporel). La maîtrise des comparaisons complexes entre les structures textuelles latentes chez Péguy et le théâtre cornélien permet d’aboutir à la mise en évidence d’une temporalité « tragique », qui, organisée autour de l’impossibilité de représentation, de « l’éthique de l’origine » et de l’existence d’un « temps détaché » tragique, parvient à remonter à nouveau vers la couche métadiscursive, pour signaler une esthétique de la création en tant qu’arrêt du temps : « le temps de l’écriture est celui de la non‑profération, celui où “la création” est “suspendue aux lèvres” du créateur5 ».
5Si la parabole, une autre forme d’écho biblique dans le texte, se situe dans la lignée de la citation, c’est selon une logique que M. Gil envisage dans son essence inversée. Comme la citation, mais différemment, la parabole est intrinsèquement liée à une pensée du texte littéraire, conçu comme énigmatique, mystérieux, à interprétation ouverte. Mais alors que la citation est une forme de commentaire, la parabole représente, selon M. Gil, tout au contraire, le symbole du retour au texte premier, en tant que « récit primordial et éternel ». La prise en compte de la contextualisation historique permet à l’auteure d’articuler un système d’oppositions, censé placer l’écriture anti‑intellectuelle de Péguy en conflit avec la pensée positiviste. Avec subtilité, elle décèle que la « lettre » de la parabole est représentée par l’image, alors que la lettre de l’image littéraire se confond avec l’idée — opposition qui, en fin de compte, aboutit à démonter le primat du concret. Le maintien dans la parabole, sans sa récriture, est envisagé par M. Gil comme une façon de s’en tenir à la lettre, et de rejeter l’interprétation. On eût attendu toutefois une explication plus approfondie pour ce qui est de la différence réelle entre le fonctionnement de la parabole et celui de la citation, par rapport à l’interprétation : pourquoi la citation nue relèverait-elle de l’interprétation et pourquoi la parabole nue n’en relèverait-elle pas — ou, inversement, pourquoi la citation ne serait‑elle pas, tout comme la parabole, un retour et une mise en valeur du texte primaire ? L’étude de la parabole aboutit à une pensée métadiscursive par laquelle M. Gil entend proposer que la lettre de la parabole ne réside pas dans le narratif proprement dit, mais dans les répétitions formelles organisées autour d’une narration parabolique qui manque, car elle devient uniquement objet, parole sur la narration, figure. L’auteure a parfaitement raison de mettre en relation la parabole avec l’essence polyphonique des textes, et d’en dégager par la suite un enseignement esthétique. Reposant sur des structures d’enchâssement narratif et discursif, sur la mise en abyme, le texte qui contient des paraboles montre une superposition des voix (divine, biblique et humaine), et, selon le mécanisme d’une pensée métadiscursive verticale, s’affirme comme le symbole de la création littéraire. En prenant comme point d’appui l’aporie du récit de l’Incarnation, qui est unique et répétable à la fois, M. Gil procède au transport discursif et arrive, à travers des couches de signification, au cœur de la création littéraire, organisée à son tour dans cette même tension entre unicité et répétition.
6Dans le dernier chapitre, « La lettre sous les lettres », M. Gil entend changer la méthode de recherche. Elle abandonne le type de lecture qui jusqu’alors évoluait du littéral au figuré (d’un sémantisme à l’autre), et, à la recherche du « texte total du second livre sous le premier6 », pratique une approche de texte à texte. La recherche paraît à première vue paradoxale, dans la mesure où elle vise la quête du texte palimpseste en tant qu’« effacement », « absence » textuelle. Si l’annonce d’une divergence conceptuelle avec la « lecture symptômale » d’Althusser ne parvient pas véritablement à renseigner le contenu notionnel, elle a au moins le mérite de fixer la réflexion dans le domaine du paradoxe. Ce sont les analyses textuelles qui éclaireront de façon effective cette notion. De manière claire et pertinente, M. Gil signale, à travers le pastiche de l’Évangile de Saint Luc, la mise en place d’un même procédé syntaxique, qui, support de la représentation du mystère de l’Incarnation dans l’écriture biblique, est détourné par Péguy pour signifier le mystère du mal. La portée réflexive, qui prend appui sur le texte, est convaincante : par la mise en abyme du texte premier, par l’inversion, le texte de Péguy arrive à dire que « Les armes de Satan, c’est tout texte “qui ne vient pas de Dieu”7 », ce qui revient, effectivement, à poser l’existence d’un texte premier. En partant de Maurice Blanchot et de sa conception de la prophétie comme a‑diction, M. Gil découvre dans les répétitions de Péguy — arrêts dans le temps et dans la diction, un indice (« enveloppe ») du texte prophétique. L’analyse formelle, mettant en évidence de subtils rapprochements lexicaux entre le texte de Péguy et les textes apocalyptiques, relève d’un travail de recherche poussé, par ailleurs pertinent et efficace. La spéculation qui remonte vers la portée esthétique n’est pas loin : l’inscription des traces du palimpseste apocalyptique représente le reflet de l’image de l’œuvre en tant que « dimension eschatologique de la pensée de l’auteur8 ». M. Gil s’inscrit ainsi dans la lignée d’Henri Meschonnic, pour qui Péguy est un « prophète du poème9 ». La conclusion du chapitre va vers le primat de la « lecture involontaire » qui « peut se passer de l’élucidation du sens10 », et met en valeur la définition du palimpseste (enfin retrouvée dans son acception extrême) comme une forme de silence, éminemment moderne.
7M. Gil propose un livre foisonnant, qui convoque la pensée théologique et philosophique, phénoménologique et herméneutique, historico‑littéraire et linguistique (autant française que latine). Le mouvement de va‑et‑vient entre la manifestation du Livre dans le livre et la pensée esthétique fait révéler un Péguy sous l’angle d’une modernité qui met l’accent sur la dimension métadiscursive du texte. Cette modernité, qui se manifeste dans le choix affirmé de l’auteure de s’appuyer sur la forme pour construire le « sens » discursif, n’en recèle pas moins un piège. Malgré l’appui formel de la lettre (ou peut-être à cause de la lettre), l’interprétation métadiscursive risque de prendre le texte comme prétexte au service d’une idée préexistante, tant que l’interprète se place du côté de la réception, avec tout ce qu’elle contient de subjectif. M. Gil montre parfois — pour employer sa propre formulation — « que l’on peut faire dire au texte ce qu’il ne dit pas11 ». Dans un système poétique, le signifiant (la forme) s’inscrit uniquement sur le mode d’une présence. Dans cette logique, « la négation n’existe pas12 » : « un des caractères les plus surprenants de cette logique est bien qu’elle met à bas les paires d’opposition que connaît le discours : positif/négatif (et donc présence/absence), actif/passif (et donc sujet/objet)13 ». Le risque que la forme puisse signifier tout et son contraire est donc particulièrement élevé. M. Gil témoigne d’une remarquable capacité d’écoute des subtilités textuelles, mais lors du saut vers la dimension métadiscursive, il peut arriver que sa dialectique fonctionne de façon paradoxale. On la suit (avec enthousiasme) ou on ne la suit pas. À partir d’un même appui textuel, le contraire pourrait être énoncé avec autant de force ; cela mène parfois toutes les « conclusions », autant affirmatives que négatives, à se valoir. Le lecteur a du mal à voir pourquoi l’auteur, après avoir pris en compte les fines données du texte matériel, se décide pour une interprétation et rejette son contraire, puisque la conclusion rejetée pourrait (M. Gil l’affirme) être également pertinente : « La brisure du verset peut donc induire le lecteur en erreur, et lui laisser penser que la lettre est trahie14 ». Effectivement, dans un chapitre antérieur, M. Gil avait affirmé que la preuve du respect de la lettre réside dans l’homogénéité formelle entre le texte‑source et sa récriture (la rupture signifiant donc non‑respect de la lettre). Mais elle continue : « En réalité, comme je l’ai précisée pour la grammaire, la rupture illustre la lecture littérale15 », puisqu’elle brise la chair qui est lettre. Respect de la forme et non‑respect appuieraient-ils dans une égale mesure l’idée de la présence de la lettre ? La mise en évidence de la réflexion métadiscursive qui part du texte de Péguy s’impose donc davantage comme une piste de lecture, très enrichissante, qui ouvre les horizons critiques, et moins en tant que résultat d’un strict rapport de cause à effet.
8De façon mimétique, par son style, M. Gil semble imposer, dans son propre texte, le système de la lecture ouverte qu’elle pratique sur le texte de Péguy. Le rythme est rude, la pensée extrêmement condensée, elle n’a pas le temps de s’asseoir, sursaute, agit dans l’urgence. Les idées semblent parfois se suivre de manière un peu chaotique. L’enchaînement logique est donc difficile à appréhender par le lecteur, d’autant plus que les références qui ouvrent les nouvelles pistes demeurent vagues et abstraites. La conséquence de cette organisation logico‑formelle est le danger d’un sens qui s’échappe du sillage auctorial. Par le style pratiqué, M. Gil entend‑elle maintenir le bonheur de la lecture ouverte ? Le dialogue argumentatif se fait de manière quasi exclusive dans la direction de ses pairs, se construit sur l’implicite d’un haut savoir partagé avec un lecteur qui, à la limite, en sait autant que l’auteure. Aussi M. Gil travaille‑t‑elle sur le système des acquis, reléguant en bas de page de façon expéditive des théories critiques qui sont peut-être moins connues pour le non‑spécialiste, et qui, brièvement expliquées dans le corps du texte, auraient peut‑être mieux éclairé la logique de sa pensée. On s’étonne toutefois de l’image fluctuante de ce lecteur. Quelquefois, de manière surprenante, c’est un véritable novice qu’elle convoque, qui méconnaîtrait le sens de la « syllepse » (dont la définition est reléguée en bas de page). Au niveau purement formel, l’indifférence (l’ouverture ?) à l’égard du lecteur se manifeste à travers une certaine négligence dans la formulation, emblématique de la manière un peu « brouillée » de traitement de la logique discursive. On regrette l’insuffisance dans le travail de ciselage syntaxique de certaines phrases, qui sont pour le moins sinueuses : « Ainsi, par exemple, la “littéralité” — à partir du primat de la “lettre” — est appréhendée de façon conjointe à la “critique littéraire” (celle du laboratoire du vers de Victor-Marie, comte Hugo, formaliste et stylistique) et contre les “fausses sciences”, dont tout commentaire non grammatical… et une certaine littérature16 », de même que l’imprécision sémantique dans l’emploi de certains pronoms : « la litanie est à la fois la forme de l’ineffable et celle qui résout celle-ci à travers le mimétisme17 ».
9La finesse des analyses textuelles, la maîtrise remarquable de tout un arsenal théorique, l’aisance dans le brassage d’idées et de concepts hétéroclites qui soutiennent de façon pertinente les pistes nouvelles de lecture concernant le rapport du texte de Péguy avec la pensée métadiscursive, l’approche globalisante avec passage en revue de presque toutes les formes textuelles pratiquées par Péguy (critique, dramaturgie, vers), sont les atouts incontestables de ce livre. L’œuvre de Péguy se trouve, au niveau conceptuel, magnifiée. Une organisation logico‑formelle qui abandonne le cadre scientifique austère d’une thèse aurait permis d’offrir au lecteur moins avisé le même plaisir de la découverte esthétique.